retour
avance
retour
virga
retour

bandeau

Chronique d’un éveil prosodique (1547-1643)

Chanson, psaume, vaudeville, vers mesuré, air de cour au « petit siècle »





0.0. L’étude du lien texte-musique est certainement l’une des grandes préoccupations de la musicologie sur la Renaissance.

0.1. On est pourtant obligé de constater, quand on essaie de s’y frotter, d’une part la pauvreté du discours musicologique en la matière, d’autre part et surtout la carence quasi totale de l’outillage conceptuel disponible.

0.2. Il n’est malheureusement pas inexact de dire que l’appréciation du rapport texte-musique s’y réduit à deux points de vue essentiels : le respect de la prosodie — en référence à un idéal de diction parlée naturelle — et l’illustration musicale du sens appréhendée de manière souvent subjective.

Jean-Pierre Ouvrard, 1981 (Footnote: Ouvrard, Les Jeux du mètre, p. 5-6.)

Tumultueuse et riche sur les fronts politique et religieux, la période qui va de la mort de François Ier à celle de Louis XIII ne l’est pas moins sur ceux de la culture et de l’esthétique. Se limitant au champ de la poésie et, plus encore, à la question de son lien à la musique, on affirmera sans exagérer qu’aucune période de l’histoire n’a connu une telle richesse de débats, d’utopies et d’expériences que ces 96 années auxquelles je réserve le sobriquet non consacré, mais affectueux, de « petit siècle ». Curieusement, la musique vocale qui en émane laisse, du strict point de vue du lien texte-musique, l’observateur moderne un rien perplexe. Comme c’est souvent le cas, les ères de foisonnement, où tout est ouvert et possible, et où tout est tenté, sont difficiles à saisir. On aimerait pouvoir les mesurer à l’aune de règles consolidées qu’elles ont certes contribué à forger, mais qui sont de fait ultérieures et se révèlent peu appropriées. On veut bien admettre qu’il n’est pas adéquat d’exiger qu’un air de cour de 1610 se conforme à des règles scellées bien plus tard pour le récitatif. Mais alors, à quelle autre grille d’analyse faudra-t-il le soumettre pour appréhender la manière dont son compositeur a ajusté la musique au texte ? C’est à ce difficile problème que s’attelle la présente étude (Footnote: Je reprends ici pour l’essentiel la matière d’exposés faits en 2007, le 26 janvier au Centre d’Etudes Métriques de Nantes (Benoît de Cornulier et Julien Goeury), le 31 mars dans le cadre du Groupe de Recherche Interdisciplinaire sur la Musique et les Arts du Spectacle (GRIMAS), Université de Paris IV (Raphaëlle Legrand et Bertrand Porot), le 31 mai au séminaire du Centre de Musique Baroque de Versailles (Anne-Madeleine Goulet et Laura Naudeix) et le 7 juillet à l’Ecole Britten de Périgueux dans le cadre d’un stage sur l’air de cour (Gérard Geay). Je remercie ces animateurs qui, en m’invitant à venir exposer mes tâtonnements successifs devant des auditoires de haut niveau, m’ont apporté un soutien inestimable. Je tiens à remercier aussi les personnes qui m’ont aidé à me procurer le matériel sur lequel j’ai travaillé, soit en mettant à disposition des éditions en cours de réalisation, soit en me permettant d’accéder à des reproductions d’originaux : Olivier Collet (Guillaume de Chastillon), Georgie Durosoir (Guédron), Pascal Gallon (Moulinié) et Thomas Leconte (Boesset). Merci également à Philippe Caron et Yves-Charles Morin pour leurs remarques stimulantes.). Elle aura atteint son but si elle contribue à enrichir quelque peu l’outillage conceptuel servant à la description du lien texte-musique au « petit siècle ».

Métrique, prosodie, lecture.

Étudiant la période directement antérieure, soit en gros le premier quart de siècle de l’impression musicale en France, Jean-Pierre Ouvrard, dans le travail fondateur qui me fournit un exergue idéal, projette d’emblée son lecteur au centre du problème : les trois notions fondamentales, mais si difficiles à cerner, de « prosodie », de « métrique » et de « lecture » y apparaissent dès les premières lignes. On n’échappera donc pas à une brève clarification terminologique.

On qualifie de métrique l’ensemble des régularités qui caractérisent le vers. Autrement dit, tout ce qui fait qu’un vers est vers (et non prose) relève du champ de la métrique. En poésie française traditionnelle, la métrique s’attache essentiellement à la numération syllabique, à la rime et, s’il y a lieu, à la césure. Tout le reste, en particulier toute analyse qui pourrait aussi bien s’appliquer à un énoncé en prose, lui est étranger : on a tout dit de l’alexandrin en tant que mètre lorsqu’on l’a qualifié de « vers composé, comptant douze syllabes, avec césure sixième (Footnote: Voir par exemple Cornulier, Art poëtique ou Gouvard, La Versification.) ».

En grammaire traditionnelle, la prosodie (Footnote: Par souci de clarté, j’évite absolument d’utiliser le terme de prosodie dans le sens que lui donnent les musiciens, c’est-à-dire pour désigner le lien texte-musique. La linguistique moderne a quant à elle redéfini la prosodie comme l’ensemble des phénomènes « suprasegmentaux », c’est-à-dire échappant au découpage de la chaîne parlée en phonèmes, au nombre desquels on retrouve bien l’accent tonique, la quantité syllabique et l’intonation.) s’attache en majeure partie à décrire ces propriétés des syllabes que sont la quantité (ou durée) et l’accent (dit parfois « tonique »). Tout énoncé, qu’il soit prose ou vers, peut être soumis à une analyse prosodique : un vers n’est en effet rien d’autre qu’un énoncé littéraire qui subit, en plus, des contraintes métriques. En identifiant trois, quatre voire sept accents toniques dans « Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie », ou en reconnaissant certaines de ces syllabes comme longues et d’autres comme brèves, on se livre à l’analyse prosodique d’un énoncé (qui, incidemment, se trouve être aussi un vers) et en aucun cas à l’analyse métrique de ce vers (Footnote: Depuis le xixe siècle, et jusqu’à une date récente, les ouvrages de « métrique » confondent assez systématiquement l’analyse métrique proprement dite avec l’analyse prosodique. Voir par exemple Mazaleyrat, Éléments.).

Pour désigner la manière dont un compositeur analyse et traite un texte poétique, Ouvrard emploie le terme de lecture. Ainsi qualifie-t-il de « métrique » une lecture dans laquelle le compositeur met en valeur le schéma du vers (en marquant un arrêt à la césure et à la rime : comme dans la figure 1).

Psaume 137
Figure 1. Psaume 137 : Lecture typiquement métrique de deux décasyllabes

Par opposition, il parle de lecture « syntaxique », lorsque, à la faveur d’un enjambement, le compositeur s’écarte du schéma métrique pour adhérer à la phrase et à ses membres. Nulle part, il ne pose la question d’une lecture « prosodique », dans laquelle le compositeur s’efforcerait de souligner certaines caractéristiques propres des syllabes d’un texte littéraire (Footnote: L’absence de la question prosodique chez Ouvrard a été relevée par His, Évolution du souci prosodique.). Cette question est encore prématurée pour la période qui l’occupe.

De mes ans
Figure 2. Air anonyme (poème de Desportes)

Comme le relève Ouvrard, la référence plus ou moins explicite à un idéal de « diction parlée naturelle » est récurrente dans le discours musicologique portant sur le lien texte-musique. On la trouve en particulier dans cet autre travail fondateur qu’est celui de Daniel Pickering Walker. Analysant, de ce point de vue, un air de cour du premier xviie siècle (figure 2), il écrit :

All musical measure or beat is lacking and there is apparently no rhyhthmic principle to take its place ; as Rolland says, there was at this time « une veritable ivresse de rythmes libres ». This freedom is not even controlled by the natural verbal rhythm of the text, which is distorted to a remarkable degree note, for instance, in the air just quoted, the stress on « se » in the first line and on « est » in the third (Footnote: Walker, The influence of musique mesurée à l’antique, p. 157-159.).

Il n’est pas inutile de tenter d’expliciter les présupposés qui sous-tendent cette brève analyse :

  1. Il existe un « rythme verbal naturel », permanent et accessible à la connaissance. Ce rythme repose sur la distinction entre des syllabes porteuses d’un accent tonique et des syllabes inaccentuées (ou atones) : il est ainsi possible de déterminer de manière incontestable le statut de chaque syllabe d’un texte littéraire donné (Walker sait, par exemple, que est, au troisième vers de son exemple, est inaccentué ; il ne doute pas qu’on ait dû le savoir déjà au « petit siècle » et il présume qu’on le saura toujours en 2007).

  2. Pour parvenir à un « bon traitement du texte », un compositeur doit se caler sur ce rythme « naturel » : il doit faire correspondre à tout « stress » (accent) du texte un « stress » musical.

  3. Le stress musical se marque au moyen de notes longues (dans la figure 2, les notes stressées sont les blanches). Lorsqu’une note longue souligne une syllabe inaccentuée, le rythme verbal naturel est « distordu » et le traitement du texte n’est pas bon.

Autant ces trois propositions s’enchaînent les unes aux autres de manière logique, autant, prises chacune pour elle-même, elles se révèlent invérifiables voire parfaitement arbitraires :

  1. À l’heure qu’il est, personne n’est jamais parvenu à établir de manière incontestable le « rythme naturel » d’un texte littéraire, même résolument moderne. Qu’en sera-t-il, à plus forte raison, de textes littéraires vieux de plusieurs siècles placés entre les mains de musiciens qui leur sont contemporains ?

  2. Alors que la notion de « stress », ou d’accent tonique, est pratiquement absente de la théorie grammaticale du français au « petit siècle », est-il raisonnable d’exiger a priori des compositeurs de cette période qu’ils aient fondé sur elle l’analyse à laquelle ils soumettaient les textes poétiques ?

  3. Comment être sûr que chaque note longue traduit la volonté du compositeur de marquer un « stress » musical (en admettant que, par extraordinaire, cette notion ait eu un sens pour lui) ?

En musicologue, Walker essaie, fort honnêtement et comme beaucoup de ses pairs, de s’appuyer sur des propositions qui lui semblent évidentes et universelles. Il n’est pas conscient du caractère anachronique de ses présupposés. Il est hautement improbable, pourtant, que ceux-ci aient pu faire partie du bagage des lettrés du « petit siècle ». Car là est bien la question : que peut-on présupposer de la manière dont un compositeur, en 1600, « lisait » un texte poétique français en vue de le mettre en musique ?

Lecture concrète, lecture abstraite

Voilà qui ramène à la notion de « lecture » telle que proposée par Ouvrard. Celle-ci lui permet de critiquer fort adéquatement l’illusion de la « diction parlée naturelle » qu’il débusque chez ses prédécesseurs : tout texte français mis en musique étant versifié, c’est — dit-il — au mieux à une diction « artificielle », emphatique, mettant au premier plan la structure métrique que se référera le compositeur.

Lectures
Figure 3. Les deux lectures, concrète et abstraite, qui s’ouvrent au compositeur

L’objection est de taille, mais est-elle suffisante ? Qu’elle soit « naturelle » ou « artificielle », la lecture selon Ouvrard reste une lecture pratique, ou concrète : ce qui sert de modèle à l’activité du compositeur demeure une réalisation orale du texte à mettre en musique, réalisation qu’il sera réduit à mimer « de son à son ». Ne faut-il pas élargir encore le champ, en posant que le compositeur peut fort bien aussi s’appuyer sur une lecture théorique, ou abstraite du texte poétique, qu’il aura alors toute latitude d’interpréter de la manière qu’il aura choisie (figure 3) ? Si son propos est, par exemple, d’en souligner le schéma métrique, sera-t-il pour autant obligé de prononcer (à haute voix ou intérieurement, peu importe) les vers de la figure 1 ? On comprend que cela n’est pas le cas : connaissant, sur un plan théorique, les positions métriquement remarquables du décasyllabe, il peut fort bien, sur cette seule base, désigner directement, pour un vers donné, les syllabes à souligner dans sa composition et choisir, librement et sans la moindre intention imitative, le procédé musical servant à cette mise en évidence. Si elle reste possible, et souvent vraisemblable, l’imitation plus ou moins fidèle d’une lecture oralisée (« naturelle » ou « artificielle ») ne saurait donc être considérée comme un passage obligé.

C’est dans la mesure où l’on ne connaît rien (ou si peu) des mécanismes qui, au « petit siècle », régissaient l’activité de composition musicale qu’il est nécessaire de laisser ici la porte ouverte à toute forme de lecture, abstraite ou concrète. En exigeant a priori que le texte musical soit conforme à une réalisation orale du texte littéraire, on risquerait de tomber dans le piège de présupposés aussi anachroniques que celui du « rythme verbal naturel ».

Pour cette étude, l’hypothèse de départ la plus ouverte, et donc la moins susceptible d’être contaminée par des présupposés invérifiables, consistera à poser que, au « petit siècle », les compositeurs n’ont pas eu le moindre égard aux textes qu’ils ont mis en musique, autrement dit que le traitement musical des vers et des syllabes desdits textes est « plat » : strictement indifférencié et aléatoire. Cette hypothèse nulle (on prévoit qu’elle sera facilement prise en défaut) sera progressivement rectifiée et affinée au fur et à mesure que des résultats statistiquement probants seront tirés de l’interrogation d’une série de corpus de musique vocale échelonnés sur la période concernée et représentant au total un millier d’airs. Une telle expérimentation est seule à même de faire progresser la connaissance des mécanismes qui fondent le lien texte-musique à une époque où le style récitatif parfaitement policé de Lully et de ses héritiers n’est encore qu’une lointaine promesse.

Lecture syllabique, lecture métrique

Les corpus choisis pour cette étude (annexe A) ne l’ont pas été tout à fait au hasard. Il explorent le courant le plus caractéristique de l’édition musicale parisienne : celui qui favorise un traitement syllabique (en gros, une note par syllabe) et homophone (toutes les voix prononcent la même syllabe en même temps) des textes. Ce courant, qui s’épanouit depuis la chanson dite parisienne jusqu’à l’air de cour, en passant par le psaume huguenot, le vaudeville et la musique mesurée à l’antique s’oppose comme chacun sait à celui de la chanson dite franco-flamande (Footnote: C’est la raison pour laquelle l’énorme production d’un Roland de Lassus, considéré comme l’héritier de la tradition franco-flamande, est laissée de côté. Extrêmement hétérogène, elle nécessiterait à elle seule une étude. La production de Janequin, abondante et très hétérogène elle aussi, n’a pas été incluse puisqu’en grande partie antérieure à 1550. Comme point de départ pour cette étude, le corpus Marot-Sermisy, peu volumineux mais très homogène, lui a été préféré.), qui repose, lui, sur le mélisme (en gros, beaucoup de notes pour peu de syllabes) et l’imitation (entrée successive des voix et diction non simultanée d’un ou de plusieurs textes) et connaîtra une nette perte de vitesse dans le courant du « petit siècle ». Même si le syllabisme et l’homophonie ne sont pas ici des exigences absolues, chaque pièce sélectionnée doit pouvoir sans difficulté être ramenée à une seule ligne mélodique, avec une seule note, longue ou brève, pour chaque syllabe (l’annexe B donne le détail de la méthode utilisée).

Il n’y a pas besoin de chercher beaucoup pour tomber, dans la musique de la Renaissance, sur des exemples de lecture métrique comparables à celui de la la figure 1 : Ouvrard en cite un certain nombre (Footnote: Ouvrard, Les Jeux du mètre, p. 8 et sq.) et elles n’ont pas échappé non plus à Walker (Footnote: Walker, The influence of musique mesurée à l’antique, p. 149.), pour le début du xviie siècle. Reste à déterminer si cette lecture métrique n’est qu’un procédé occasionnel, ou si, au contraire, elle constitue un principe de portée générale consistant à privilégier de manière plus ou moins systématique certaines syllabes métriquement importantes. On tiendrait alors une première réfutation solide de l’hypothèse nulle d’une lecture syllabique plate.

S’il est un corpus dans lequel les exemples de lecture métrique sautent aux yeux, c’est bien celui du psautier de Genève, qui incarne une certaine modernité musicale au moment où commence le « petit siècle » : le syllabisme et l’homophonie y sont presque absolus. Un indicateur quantitatif serait d’autant plus intéressant qu’il permettrait de comparer ce corpus à d’autres dans lesquels la lecture métrique apparaît, mais de manière moins évidente. La méthode que j’applique ici consiste :

  1. à déterminer une fois pour toutes quelles sont les syllabes métriquement remarquables (celles qui, en théorie, méritent d’être mises en évidence par une lecture métrique) ;

  2. à examiner dans quelle mesure elles concordent plus que les autres avec les notes longues de la musique.

On identifie assez simplement ces syllabes remarquables : ce sont celles sur lesquelles pèse une contrainte métrique, soit, pour les vers simples (sans césure) :

Pour les vers composés (décasyllabes et alexandrins), s’y ajoutent :

Pour tout décasyllabe, les syllabes contraintes (et donc remarquables) seront celles portant les numéros 1, 4, 5, 10 et, s’il y a lieu, 11. Pour tout alexandrin, ce seront celles portant les numéros 1, 6, 7, 12 et, s’il y a lieu, 13. Pour un octosyllabe, les syllabes 1, 8 et, s’il y a lieu, 9, et ainsi de suite. De manière générale, toutes les autres syllabes peuvent être considérées (en première approximation tout au moins) comme métriquement libres.

Syllabes
Contraintes – longues 1030 89,8 %
Contraintes – brèves 117  
Total contraintes 1147  
Libres – longues 420 21,13 %
Libres – brèves 1568  
Total libres 1988  
Total 3135  
Contraste   68,67

Tableau 1. Psautier de Genève, contraste métrique

Les cinquante premiers psaumes de Genève, dans l’édition de 1562, comptent 3 040 vers. Le schéma métrique se répétant strophe par strophe, on ramène ce chiffre à 372, soit au total 3 135 syllabes (tableau 1). De ces 3 135 syllabes, 1 147 sont contraintes et 1 988 libres selon les critères énoncés ci-dessus. 1 030 syllabes contraintes correspondent à des notes longues (89,8 %) alors que c’est le cas de 420 syllabes libres seulement (21,13 %). La différence est spectaculaire et, bien sûr, hautement significative du point de vue statistique (Footnote: Sauf mention contraire, c’est le test du khi-carré qui est utilisé. On exige une valeur p < 0,01 pour considérer une différence comme pleinement significative.). Le résultat de la soustraction (68,7) définit un indicateur qu’on appellera contraste métrique. Ce contraste serait maximal si toutes les syllabes métriquement contraintes (et elles seules) correspondaient à des notes longues : il atteindrait 100. Si, au contraire, c’étaient toutes les syllabes métriquement libres (et elles seules) qui correspondaient à des notes longues, il serait de −100. Si, pour un corpus donné, il était proche de 0, on en déduirait que la lecture n’est pas métrique et l’hypothèse d’une lecture syllabique plate se verrait confortée.

Figure 4
Figure 4. Évolution du contraste métrique

Le contraste métrique calculé pour chacun des corpus sélectionnés est présenté dans la figure 4 (Footnote: Dans le corps du texte, j’ai privilégié la présentation des résultats sous forme graphique. On trouvera dans l’annexe D les résultats chiffrés sur lesquels sont basés les graphiques.). On voit d’emblée que le corpus « psautier de Genève » dépasse tous les autres (Footnote: Les vers mesurés, dont la métrique s’organise selon une logique fondamentalement différente, sont bien sûr exclus de la comparaison.) d’une bonne tête, ce qui est conforme à l’intuition de départ. Mais il n’en existe aucun pour lequel cet indicateur tende vers zéro. Même la valeur la plus basse, le 16 du corpus « Ronsard-Boni », dépasse largement le seuil du statistiquement significatif. On conclut que la lecture métrique est bel est bien une caractéristique fondamentale du lien texte-musique au « petit siècle » : l’hypothèse nulle de la lecture syllabique plate est donc définitivement invalidée. Toutefois, la lecture métrique ne semble plus, après 1575, occuper le premier plan : déjà acquise dans les chansons de Marot-Sermisy, qui sont bien antérieures et appartiennent en fait à la période précédente, celle investiguée par Ouvrard, elle atteint sont point culminant au début du « petit siècle » avec le psautier de Genève, puis s’affaisse à un niveau en moyenne inférieur à celui des années 1530. Ce n’est pas elle qui stimule les esprits et vient nourrir l’inventivité humaniste des compositeurs. Elle fait plutôt figure d’une toile de fond ayant déjà bien servi, devant laquelle va pouvoir se jouer un drame nouveau.

Lecture métrique, lecture prosodique

C’est sans guère d’hésitation que, de la métrique, on passe à la prosodie : la grammaire du français, discipline nouvelle qui se développe à partir de 1550 (Footnote: On admet que la première vraie « Grammaire » du français est celle de Louis Meigret (1550). Au Moyen Âge, il aurait été incongru de parler de grammaire à propos d’une langue vulgaire, le terme étant réservé aux langues savantes antiques.), s’attache dès ses débuts à en théoriser la prosodie. Les poètes emboîtent le pas aux grammairiens, en s’interrogeant dans la foulée sur l’opportunité d’importer en français la métrique gréco-latine qui se fonde sur la quantité prosodique, questionnement qui culminera dans l’Académie de poésie et de musique. On pressent donc que c’est sur le terrain de la prosodie que vont se jouer des scènes cruciales de l’histoire du lien texte-musique. Mais, contrairement à la métrique, qui repose depuis le Moyen Âge sur un petit nombre de concepts bien stabilisés et aujourd’hui encore solidement valides (la numération syllabique, la césure, la rime), la théorie prosodique du français apparaît, depuis ses origines renaissantes jusqu’à nos jours, comme mouvante à l’extrême.

Lorsqu’ils empoignent le problème, les grammairiens français disposent, comme seule référence, des catégories de la grammaire gréco-latine. Il vont donc chercher à les importer en les adaptant, ce à quoi le français se pliera de plus ou moins bonne grâce. À l’arrivée, on trouve des théories parfois contradictoires, souvent fragmentaires et en tout cas obscures pour l’observateur moderne, mais qui ont certainement pu inspirer les musiciens du temps. Reste qu’on serait bien en peine de les inclure telles quelles dans une théorie moderne de la prosodie du français et que, en général, elles sont aujourd’hui déclarées caduques par les grammairiens et les linguistes. À l’inverse, la théorie prosodique moderne du français, quoiqu’aujourd’hui encore assez instable, dispose de notions fort pratiques dont la valeur explicative est indéniable, mais qui étaient complètement inconnues au « petit siècle ». Celle d’« accent tonique (Footnote: En tant que notion théorique, l’accent tonique est une création du xixe siècle. Voir Chaurand, La Découverte de l’accent tonique. Il n’y a pas de commune mesure entre la notion moderne d’accent tonique et la manière dont on reprend parfois, au xvie siècle, la notion d’accent telle qu’elle existe en grammaire antique pour l’adapter au français.) » est du nombre.

N’ayant pas accès à cette notion, les compositeurs du « petit siècle » n’ont en aucun cas pu s’appuyer sur des règles explicites la faisant intervenir. On ne saurait donc leur reprocher, sur le mode normatif de Walker, de ne pas respecter telle ou telle règle dictée par une prosodie accentuelle désignée comme « naturelle ». Par contre, on peut fort bien, sur un mode descriptif, chercher à traquer chez eux une éventuelle sensibilité prosodique à l’accent tonique : si l’on admet que, en tant que phénomène, l’accent tonique préexiste à la notion qui le désigne, il n’est nullement impossible que des compositeurs du « petit siècle » aient, de manière plus ou moins consciente, tendu à mettre en valeur certaines syllabes toniques qu’ils percevaient proéminentes, régularités qu’un examen statistique pourrait être à même de révéler.

Toutes syllabes
Inaccentuées – longues 248 34,93 %
Inaccentuées – brèves 462  
Total inaccentuées 710  
Accentuées – longues 287 50,98 %
Accentuées – brèves 276  
Total accentuées 563  
Total 1273  
Contraste :   16,05

Tableau 2. Marot-Sermisy : pseudo-contraste accentuel

Avant de pouvoir interroger les corpus collectés pour cette étude, il faudra encore disposer d’une méthode d’analyse des textes poétiques qui permette d’y désigner les syllabes potentiellement accentuées. Celle choisie (elle est détaillée dans l’annexe C), à défaut d’être incontestable, a l’avantage d’être éprouvée et de bien se prêter au traitement statistique. La première expérience consistera à déterminer si Sermisy, le compositeur du plus ancien des corpus examinés, a tendance à souligner, par des notes longues, les syllabes accentuées. Sur les 291 vers que compte ce corpus, 151 appartiennent aux premières strophes (celles qui sont écrites sous la musique), soit 1273 syllabes (tableau 2) se répartissant entre 563 accentuées et 710 inaccentuées. 51 % des accentuées correspondent à des notes longues contre 35 % seulement des inaccentuées : la différence entre ces deux chiffres, soit 16 points, pourrait-elle dénoter une sensibilité prosodique du compositeur à l’accent tonique ? Il serait hâtif de le conclure. En effet, ce corpus, comme tous les autres, se caractérise, on l’a vu, par une lecture métrique (son contraste métrique est de 36). Or, les syllabes accentuées sont fortement surreprésentées parmi les syllabes métriquement contraintes (62 % contre seulement 33 % de syllabes accentuées parmi les syllabes métriquement libres). Autrement dit, la variable « métriquement contrainte » et la variable « accentuée » ne sont pas indépendantes mais au contraire fortement liées : en favorisant les syllabes contraintes, on favorise aussi, du même geste, les syllabes accentuées.

Syllabes métriquement libres
Inaccentuées – longues 152 28,79 %
Inaccentuées – brèves 376  
Total inaccentuées 528  
Accentuées – longues 69 26,74 %
Accentuées – brèves 189  
Total accentuées 258  
Total 786  
Contraste :   -2,04

Tableau 3. Marot-Sermisy : contraste accentuel réel

Comme on cherche à établir une sensibilité à l’accent qui soit proprement prosodique, il va falloir exclure des résultats les syllabes métriquement contraintes, celles qui peuvent donner lieu à des interférences entre la sensibilité prosodique éventuelle du compositeur et la lecture métrique. On se demandera donc si, parmi celles qui restent, les accentuées sont plus fréquemment rendues par une note longue que les inaccentuées. Après exclusion des syllabes métriquement contraintes des 151 vers examinés, il reste au total (tableau 3) 786 syllabes. 27 % des accentuées correspondent à des notes longues, contre 29 % des inaccentuées, le contraste accentuel qui en découle, soit −2, n’est pas statistiquement significatif et, par conséquent, est virtuellement nul.

Le verdict est clair : il n’existe, chez Sermisy mettant en musique des poèmes de Clément Marot, aucune sensibilité spécifiquement prosodique à l’accent tonique.

De l’analyse des tableaux 2 et 3, on retire quelques enseignements intermédiaires qui sont importants pour la suite de cet exposé :

Tous les résultats qui vont désormais être présentés portent donc sur les seules syllabes métriquement libres, et sur les seules premières strophes. Les textes des strophes restantes sont utilisées pour constituer des contrôles : afin de s’assurer qu’une différence observée relève bel et bien de la prosodie (et ne traduit pas, par exemple, une régularité métrique « officieuse » comme pourrait être la mise en évidence plus ou moins régulière mais non systématique de la quatrième syllabe des octosyllabes), il suffit de répéter les mêmes mesures sur un corpus artificiellement constitué à partir des textes de vers de même mètre, mais tirés au sort dans d’autres pièces. Une telle manœuvre doit logiquement effacer toute correspondance entre la prosodie d’un vers donné et le traitement « sur mesure » qu’a pu lui réserver une mise en musique. Si des régularités survivaient à cette susbstitution, elles devraient être considérées comme extra-prosodiques. Il est ainsi possible d’affirmer que les résultats ci-après traduisent tous des régularités réellement dictées par la lecture prosodique des énoncés (et non la lecture métrique des vers).

L’émergence d’un contraste accentuel

On dispose maintenant, à côté du contraste métrique, d’un autre indicateur qui mesure la sensibilité proprement prosodique du compositeur à l’accent tonique. On va donc pouvoir le calculer pour chacun des corpus échelonnés tout au long du « petit siècle » (figure 5). Cet examen fait émerger, de manière on ne peut plus nette, trois groupes distincts :

  1. Les corpus dont le contraste accentuel est nul (ou non significatif) : on y retrouve, à la suite de Marot-Sermisy, le psautier de Genève, Ronsard-Boni et Chardavoine. Prépondérant avant 1570, il se perpétue avec Ch. Tessier et Chastillon (airs spirituels et airs profanes) : il est possible (quoique peu probable) que d’autres corpus mineurs d’airs de cour plus tardifs doivent encore y être rattachés. En cherchant dans les genres les plus popularisants, on en trouverait encore bien après.

  2. Les corpus de vers mesurés : j’en ai retenu deux, à savoir un corpus d’hexamètres dactyliques tiré des Etrénes de Baïf (1574), publiées dans leur graphie phonétisante originale, et l’ensemble des Psaumes en vers mesurés de Claude Le Jeune, qui ont fait l’objet en 1606 d’une édition posthume dans laquelle on a substitué aux psaumes originaux de Baïf des versions remaniées, rimées et en graphie usuelle. Leur contraste accentuel est très élevé (aux environs de 50). Seulement, leur métrique à l’antique étant totalement déterminée, toutes les syllabes sont métriquement contraintes et il n’est donc pas possible d’isoler des syllabes libres pour en tirer, de manière simple, des résultats portant spécifiquement sur la sensibilité prosodique du compositeur ou du poète (Footnote: On peut traiter les vers mesurés comme des pièces musicales à part entière même s’ils n’ont pas réellement été mis en musique : les « longues » et les « brèves » du schéma métrique tiennent lieu de partition musicale. La seule connaissance de ce schéma permet donc de calculer, pour des vers mesurés, tout indicateur qu’on déduirait de la confrontation du texte et du rythme musical d’airs non mesurés.) à l’accent. Par la force des choses, les indicateurs sont calculés sur la totalité des syllabes et les résultats de ce groupe ne sont par conséquent pas immédiatement comparables avec ceux des deux autres.

  3. Les corpus de vers syllabiques dont le contraste accentuel est positif : je n’en ai pas trouvé avant 1570 (Footnote: Certaines des pièces de recueils publiés dans les années 1570 peuvent être de composition plus ancienne. C’est notamment le cas pour un certain nombre de vaudevilles de Certon, dont des versions légèrement différentes se trouvent déjà dans des imprimés des années 50-60. De même, le recueil de La Grotte, qui avait déjà connu une édition en 1569 et mériterait probablement d’être placé avant celui de Caietin.). Leur contraste accentuel oscille entre 5 et 35. Très clairement, on observe un brusque pic dans les années 1570 avec notamment Caietin, Le Blanc, Ronsard-Bertrand puis, après un fléchissement (Planson) dans les années 1580-1600, un « renouveau » plus lent, et donc plus durable, qui va de Guédron à Boesset. Parmi les corpus qui participent du premier pic, plusieurs ont un lien, direct ou indirect, avec l’Académie de poésie et de musique : Costeley (contient un poème liminaire de Baïf), Caietin (la préface se réfère explicitement à l’Académie et le recueil contient plusieurs pièces en vers mesurés), Ronsard-Bertrand (allusion à l’Académie dans la préface), La Grotte (une chanson sur des vers, syllabiques, de Baïf), Le Blanc (plusieurs pièces en vers mesurés). Certon semble par contre exempt de toute référence précise à l’Académie. Plus tardif et peut-être plus hétérogène, Planson est nettement en retrait du point de vue du contraste accentuel. Historiquement, il n’y a guère d’éléments qui permettraient de le rattacher directement à l’Académie. Guédron, qui succède à Claude Le Jeune à la Chambre du Roy, est quant à lui trop jeune pour avoir assisté, même de loin, aux travaux de l’Académie. Il peut par contre exister des filiations directes entre son prédécesseur et lui-même, et entre lui-même et son gendre Boesset.

Figure 5
Figure 5. Évolution du contraste accentuel

L’existence du groupe A, dans lequel seule la lecture métrique est détectable, indique que, jusque vers 1610 en tout cas, la sensibilité prosodique à l’accent tonique ne correspond pas, en musique savante, à une norme établie et universelle, mais résulte au contraire d’une stratégie spécifique, visant selon toute vraisemblance à accorder « encore mieux » la musique à la lettre. Ces corpus dépourvus de lecture prosodique témoignent-ils pour autant d’un « mépris » de la lettre par le musicien ? On ne saurait l’affirmer. L’un d’entre eux au moins, Ronsard-Boni, fourmille de madrigalismes, ce qui dénote un souci très aigu du texte, ou en tout cas du sens des mots ; à elle-seule, la lecture métrique témoigne déjà du souci, en adhérant à la forme du poème, de lui fournir une enveloppe qui rende le texte intelligible.

Particulièrement frappante est la différence mesurée entre deux corpus « jumeaux », Ronsard-Boni (1576) et Ronsard-Bertrand (1578), composés presque simultanément par deux Auvergnats sur des sonnets des mêmes Amours, dans des styles contrapuntiques fort voisins : le premier ignore complètement l’accent tonique alors que le second y est plus que nettement sensible. De fait, le pic accentuel des années 1570, que révèle le groupe C, dénote très clairement l’éclosion, chez les compositeurs qui y prennent part, d’une authentique sensibilité prosodique à l’accent tonique. Pour le qualifier, on pourra donc reprendre, en le généralisant et en l’élargissant à toute cette mouvance « para-académique », le terme de « mutation » prosodique, proposé par Isabelle His (Footnote: His, Claude Le Jeune et le rythme prosodique : la mutation des années 1570.) pour le seul Claude Le Jeune. On est certes en présence de deux manières différentes : d’un côté, l’écriture de Le Jeune qui, dans certaines pièces en contrepoint traditionnel et en des lieux précisément identifiables, applique de manière stricte et évidente les règles prosodiques de l’Académie ; de l’autre, une pratique plus floue, qui ne saute pas aux yeux, mais demande à être révélée par un indicateur statistique global comme le contraste accentuel. Il n’en demeure pas moins que ces deux manières participent de la même dynamique. Cette mutation montre qu’une brigade de compositeurs s’interrogent soudain sur le statut prosodique des syllabes en cherchant, d’une manière méthodique pour Claude Le Jeune et, probablement, plus souple et intuitive pour les autres, à traduire ce statut en musique.

Il faut maintenant s’interroger sur le primum movens de cette mutation, qu’on ira bien sûr chercher du côté de l’Académie de poésie et de musique. Tout d’abord, la plupart des compositeurs responsables de la mutation des années 1570 se réclament, on l’a vu, explicitement de son influence. Ensuite, l’Académie est le lieu par excellence où devait, à cette époque, se tenir le débat sur le lien texte-musique. Enfin, les Etrénes de 1574 font à tel point figure de manifeste d’avant-garde qu’on imagine mal que Baïf soit allé puiser son inspiration dans une pratique musicale antérieure : ce n’est pas le léger frémissement préalable qu’on pourrait éventuellement discerner chez un compositeur comme Certon qui peut être à l’origine de la véritable tempête prosodique qui frappe les vers mesurés.

Une fois admise d’un point de vue historique cette influence de l’Académie sur la manière dont un groupe de compositeurs para-académiques va traiter l’accent tonique, on s’interroge sur son mécanisme précis, question délicate à laquelle on ne saurait répondre sans d’infinies précautions. Le débat prosodique, dans les années 1570, porte exclusivement sur la question de la quantité des syllabes : le modèle de la métrique antique est strictement quantitatif et il ne peut alors y avoir de débat sur l’accent tonique car la notion-même est inconnue en français. De fait, la métrique à l’antique des vers mesurés repose explicitement sur une prosodie quantitative. Il est donc pour le moins étonnant de mesurer, à l’arrivée, un contraste accentuel aussi élevé dans des corpus de vers mesurés. Il n’est bien sûr pas impossible qu’il existe à la base, chez un poète comme Baïf, une sensibilité spécifiquement prosodique qui l’amène à considérer comme longues certaines syllabes du seul fait qu’elles sont accentuées, mais on se saurait l’affirmer a priori. Comme ces vers ne comportent, on l’a vu, aucune syllabe métriquement libre qui permette d’isoler les effets de la prosodie, il est fort possible — et, jusqu’à preuve du contraire, il faut le soupçonner — qu’une part non négligeable du contraste accentuel observé soit en fait la conséquence mécanique de contraintes spécifiquement métriques, et doive donc être considérée, du point de vue de la prosodie, comme fortuite. On peut montrer, par exemple, que l’imitation, par le poète, des césures constitutives des vers gréco-latins provoque immanquablement l’accumulation de syllabes accentuées en des positions bien déterminées du schéma métrique, accumulation qui ne doit strictement rien à la sensibilité prosodique du poète. On pourrait donc se trouver en face d’une illusion prosodique (Footnote: Une étude spécifique du système prosodique de Baïf sortirait largement du cadre de ce travail. Récemment, Morin, L’hexamètre « héroïque », a quantifié la sur-représentation des syllabes accentuées dans certaines positions métriques de l’hexamètre dactylique. Il ne fournit toutefois pas d’éléments objectifs qui permettraient de dissiper la suspicion d’une illusion prosodique. Dans Octosyllabes, vers mesurés et effets de rythmes (à paraître), je me propose de tenter de débrouiller les intrications de la prosodie et de la métrique chez Baïf.) comparable à celle qui apparaît lorsque le calcul du contraste accentuel d’un corpus comme celui de Sermisy est fait sans exclure les syllabes métriquement contraintes. En admettant que les compositeurs des corpus du groupe C, qui entendaient les productions de l’Académie sans forcément connaître dans leurs moindres détails la théorie et les schémas métriques des vers mesurés, aient eux-mêmes été sujets à une illusion de cet ordre, on comprendrait alors que l’imitation intuitive de ces schémas et leur transposition à des vers syllabiques traditionnels aient été à l’origine de la mutation prosodique des années 1570, et de ses répercussions en matière de contraste accentuel. On remarquera du reste que le « meilleur élève » du groupe est incontestablement Caietin, compositeur d’origine italienne qui, du fait que l’accent tonique joue un rôle de premier plan dans sa langue maternelle, pouvait bien être plus sensible que ses contemporains francophones aux concentrations accentuelles (qu’elles soient ou non fortuites) des vers mesurés.

Un traitement spécifique pour les syllabes féminines ?

Une caractéristique constante des vers mesurés est de réserver quasi systématiquement aux syllabes féminines (Footnote: Par définition, on considérera comme syllabe féminine toute dernière syllabe de mot comportant un e féminin (ou « muet » ou « caduc »).) des positions métriques (ou des notes de musique) brèves. Contrairement à celle d’accent tonique, la notion de syllabe féminine est du reste parfaitement théorisée à la Renaissance, comme en témoigne en 1588 le Dictionnaire de rimes de Tabourot, qui fait bien la distinction entre celles des syllabes féminines qui sont métriquement contraintes (surnuméraires en fin de vers) et celles qui sont libres (en fin de mot, dans les autres localisations) :

Le quart [e] est fœminin qui se prononce comme si on se vouloit retirer de la prononciation entiere & ne la declarer qu’à demy, Comme en ces deux vers faits de fœminines terminaisons seullement :

Le Sire de nostre Province,

Se monstre magnanime Prince.

Lequel é, encor qu’il remplisse sa syllabe au milieu du vers aussi bien qu’une masculine, si est-ce qu’à la fin il n’a nulle force & s’esvanouit en l’air, tellement qu’au lieu de neuf syllabes il n’en faut compter que huit. (Footnote: Tabourot, Dictionnaire, p. 15.)

La mise en musique des syllabes féminines métriquement contraintes obéit à des conventions fort bien établies : comme la plupart des finales musicales, et comme le commun des syllabes métriquement contraintes, elles sont très souvent rendues par des notes longues. Les compositeurs ne semblent en tout cas pas chercher à imiter de manière concrète l’« évanouissement » sonore décrit par Tabourot. On peut donc admettre qu’elles sont soumises à une lecture métrique abstraite. Il est par contre intéressant d’étudier le traitement musical des finales féminines métriquement libres.

La première question qu’on se pose est celle du poids que pèsent les syllabes féminines dans le calcul du contraste accentuel. En effet, toutes les syllables féminines font partie des syllabes inaccentuées. Si elles étaient traitées de manière très différente des autres syllabes inaccentuées, cela pourrait infléchir de manière plus ou moins importante le résultat global. La première expérience consistera donc à refaire le calcul du contraste accentuel après avoir exclu les syllabes féminines, pour constater que les valeurs calculées ainsi restent très proches de celles calculées en les incluant. Appliquée à tous les corpus, cette exclusion n’affecte pas de manière significative l’aspect de la figure 5. On conclut que, dans l’ensemble, les syllabes féminines se fondent de manière équilibrée dans la masse des syllabes inaccentuées. On peut néanmoins tenter de calculer, pour chaque corpus examiné, un contraste « syllabes féminines – autres syllabes inaccentuées », dont on peut prévoir qu’il sera relativement faible.

Figure 6
Figure 6. Évolution du contraste « féminines – autres inaccentuées »

Sur le graphique (figure 6), plus le compositeur a été soucieux de réserver des notes brèves aux syllabes féminines métriquement libres, plus le contraste calculé sera négatif. On voit donc que, dans le groupe A (contraste accentuel nul), ce sont les airs profanes de Chastillon qui témoignent du contraste le plus négatif, suivis de peu par le psautier de Genève et Ronsard-Boni. Il n’est pas interdit d’interpréter ce traitement particulier des syllabes féminines comme une ébauche de lecture prosodique. Dans les autres corpus de ce groupe, le contraste « féminines – autres inaccentuées » n’est pas significatif, et doit donc être considéré comme nul. Dans le groupe C (contraste accentuel positif), on trouve aussi bien des corpus qui élaguent significativement les syllabes féminines grâce à des notes brèves (Ronsard-Bertrand, Caietin, Guédron, Boesset) que d’autres qui semblent les renforcer par des notes longues (Planson, Moulinié). Les autres valeurs calculées sont non significatives. Par comparaison, les corpus de vers mesurés donnent un contraste « féminines – autres inaccentuées » aux alentours de −40, ce qui est sans commune mesure. Sur l’ensemble des corpus, le tableau est donc plutôt incohérent. On voit même que les deux corpus provenant du même Guillaume de Chastillon diffèrent considérablement l’un de l’autre. Pourtant, possédant la notion de syllabe féminine, les compositeurs n’auraient eu aucune peine si, pour des raisons esthétiques, ils l’avaient désiré, à formuler et à appliquer une règle imposant de rendre les syllabes féminines par des notes brèves. Ils ne l’ont pas fait et l’on doit conclure que l’allégement des syllabes féminines à l’intérieur du vers, si elle a force de loi pour l’Académie de poésie et de musique, n’a jamais, en dehors du cadre étroit de la musique mesurée à l’antique, fait partie des priorités des compositeurs.

Importance de la longueur par position

Le fait qu’un groupe de compositeurs qui n’y étaient pas directement impliqués aient pu, dès les années 1570, subir l’influence de l’Académie de poésie et de musique incite à s’intéresser à d’autres paramètres que l’accent tonique, dont on a vu qu’il était, en tant que tel, étranger aux préoccupations de l’Académie. La métrique antique reposant sur la quantité des syllabes, les théoriciens de l’Académie avec, au premier rang, Jean-Antoine de Baïf se sont ingéniés à soumettre les syllabes de la langue française à ce qu’on peut appeler un tri prosodique visant à identifier celles qui, avant tout traitement métrique, peuvent ou doivent être considérées comme brèves ou comme longues. Dans la théorie antique, la quantité des syllabes repose sur deux piliers : la longueur par nature et la longueur par position. C’est donc très logiquement sur ceux-ci que s’est appuyé Baïf.

Le principe de la longueur par position est extrêmement simple et peut se résumer de la manière suivante : les syllabes fermées valent pour des longues. Par syllabe « fermée », on entend une syllabe dont le noyau vocalique est suivi, au sein de la même syllabe, par une ou plusieurs consonnes, comme dans la première syllabe du mot por-té, dont le noyau vocalique, o, est suivi d’un r qui est alors dit « implosif » ; de la consonne implosive, on dira qu’elle « fait position » et que, par conséquent, elle rend longue la syllabe qu’elle termine. Par opposition, la première syllabe du mot no-té, qui se termine par son noyau vocalique o sera qualifiée d’« ouverte » et, à moins que la voyelle elle-même ne soit considérée comme longue par nature, la syllabe dans son ensemble sera considérée comme brève. Se pose ensuite la question de la discrépance entre graphie et prononciation. Faut-il considérer par exemple que, dans nuict, le c, que personne n’aurait prononcé à la Renaissance, fait position au même titre que l’r de porté qui, lui, était usuellement prononcé ? Baïf a résolu la question de manière radicale en créant de toutes pièces sa propre graphie (Footnote: On en trouve une description synoptique dans l’introduction de l’édition en ligne des vers mesurés de Baïf.), dont sont absentes, à l’intérieur des mots au moins, les consonnes qu’il ne prononce pas. Plus tard, Mersenne a cherché un compromis qui ne révolutionnerait pas l’orthographe, en proposant de « retrancher les lettres superfluës des dictions ausquelles elles ne seruent de rien, comme l’on fait peu à peu (Footnote: Mersenne, Embellissement des chants, p. 377, in Harmonie universelle, vol. 2 du fac-similé.) ». Reste que, lorsqu’ils travaillaient sur des vers gréco-latins, c’était sur la position graphique que se fondaient les érudits de la Renaissance et que, par manque de documents sonores, l’observateur du xxie siècle qui étudie des airs anciens, en est réduit à la même condition.

On peut maintenant définir un nouvel indicateur, qu’on appellera contraste positionnel. Il cherche à déterminer dans quelle mesure les compositeurs tendent à favoriser par des notes longues les syllabes qui sont (graphiquement) fermées. Il recrute un ensemble assez hétérogène de syllabes, au nombre desquelles on trouvera :

  1. Des syllabes dont la consonne implosive graphique se prononçait vraisemblablement au « petit siècle » : morte, espoir, juste, objet, exalte.

  2. Des syllabes dont la consonne implosive graphique ne se prononçait vraisemblablement pas, mais pouvait être la marque d’une voyelle longue par nature : feste, fascheux, voulte.

  3. Des syllabes dont la consonne implosive graphique était purement ornementale : debte, nuict.

  4. Des voyelles nasales : chante, ronde (Footnote: La question de savoir dans quelle mesure un vestige consonantique pouvait se faire entendre à la fin des voyelles nasales ne sera pas tranchée ici.).

  5. Des voyelles se terminant sur un r géminé : terre, arrester. On exclura par contre les syllabes ponctuées par une autre consonnes géminée : les premières syllabes de belle, attaque seront considérées comme ouvertes.

Les finales féminines seront, conformément à la pratique de Baïf, toutes considérées comme ouvertes, même si elles se terminent par -s ou -nt. Par contre, les autres consonnes finales feront position en fin de vers ou si, à l’intérieur du vers, le mot suivant commence par une consonne. On fait confiance à la graphie des éditions originales, en espérant qu’elle n’a pas été trop altérée par les éditeurs modernes (Footnote: Aucune des éditions utilisées n’a fondamentalement modernisé la graphie, mais les principes éditoriaux peuvent ici ou là réserver des surprises.). Le but de l’exercice n’est pas d’obtenir un indicateur très spécifique, mais plutôt de dépister, chez les compositeurs, une velléité de se conformer à certaines des règles de prosodie quantitative cultivées par l’Académie. Le contraste accentuel et le contraste positionnel sont en définitive assez complémentaires : le premier semble bien traduire une sensibilité intuitive des compositeurs à un paramètre prosodique solide du point de vue linguistique, mais qui n’était pas théorisable à l’époque concernée. Le second, au contraire, pourrait signer leur adhésion raisonnée, sur la foi d’une élaboration théorique, à un système prosodique peu intuitif dont l’assise linguistique est assez discutable.

Le calcul du contraste positionnel pour un corpus de vers mesurés en graphie usuelle (psaumes de Le Jeune) donne, sans surprise, la valeur très élevée de 78,2 (on rappelle que la valeur théorique maximale, qu’on obtiendrait si toutes les syllabes fermées étaient longues et toutes les syllabes ouvertes étaient brèves, est de 100).

Figure 7
Figure 7. Évolution du contraste positionnel

On calcule maintenant le contraste positionnel pour tous les corpus des groupes A (pas de contraste accentuel) et C (contraste accentuel positif). L’allure générale du graphique obtenu (figure 7) évoque celle de la figure 5 (contraste accentuel). Cependant, les corpus du groupe C s’y détachent moins nettement de ceux du groupe A. Aucun des corpus du groupe A ne se signale par un contraste positionnel significativement positif, mais deux d’entre eux, Ronsard-Boni (Footnote: p=0.03) et les airs profanes de Chastillon (Footnote: p=0.05) atteignent une valeur qui est presque significative. On remarque en particulier que pas moins de 8 points séparent les deux corpus, sacré et profane, de ce dernier. Parmi les corpus du groupe C, il en est en revanche quelques-uns qui se distinguent par un contraste positionnel nul : Costeley, Certon, La Grotte et Planson. Ronsard-Bertrand, par contre, est le seul corpus dont le contraste positionnel dépasse le contraste accentuel. Dans le groupe des compositeurs para-académiques, il existerait donc un « premier cercle » qui a cherché à mettre en pratique la longueur par position, alors qu’un « second cercle », plus périphérique et en moyenne légèrement plus ancien, s’est contenté d’une modeste sensibilité à l’accent tonique. On remarque en revanche que les corpus d’airs de cour plus tardifs, qui vont de Guédron à Boesset conservent tous un contraste positionnel très nettement positif : jusqu’à la fin du « petit siècle », les compositeurs les mieux en cour ont donc continué à appliquer des préceptes prosodiques plus ou moins directement hérités de l’Académie de poésie et de musique. Un tel constat apporte un démenti supplémentaire au présupposé selon lequel ces compositeurs étaient censés poursuivre l’idéal d’une « diction parlée naturelle » dont l’accent tonique serait l’unique régulateur.

Figure 8
Figure 8. Constraste positionnel par groupes de consonnes implosives

Reprenant les seuls corpus pour lesquels il existe un contraste positionnel, on peut maintenant se demander s’il dépend de manière prépondérante de certains groupes de consonnes implosives. La figure 8 confirme que, à l’exception de Boyer qui méprise souverainement les liquides, toutes ces composantes concourent de manière assez équilibrée à l’établissement du contraste positionnel. Pour être hybride et polymorphe, cet indicateur n’en donne pas moins des résultats cohérents.

Accent et position : deux facteurs indépendants ?

Il reste une question importante : le contraste accentuel et le contraste positionnel sont ils des indicateurs indépendants ? Autrement dit, peut-on affirmer qu’ils décrivent deux réalités complètement distinctes ? S’il s’avérait par extraordinaire que, dans un corpus particulier ou dans la langue française en général, toutes les syllabes fermées étaient aussi accentuées, et que toutes les syllabes ouvertes étaient aussi inaccentuées, on pourrait alors considérer l’accent et la position comme deux aspects de la même réalité et on dirait que les contrastes accentuel et positionnel sont complètement dépendants l’un de l’autre. Sans aller jusque là, on peut fort bien imaginer que certaines caractéristiques des syllabes, sans être équivalentes, se trouvent plus fréquemment associées que certaines autres.

Répartition Fermées Ouvertes  
Accentuées 1186 20,7% 774 13,5% 1960 34,3%
Inaccentuées 1040 18,2% 2716 47,5% 3756 65,7%
  2226 38,9% 3490 61,1% 5716  

Tableau 4. Boesset : Dépendance partielle des variables prosodiques

En examinant le tableau croisé établi sur la base des syllabes métriquement libres des premières strophes du corpus Boesset (tableau 4), on constate qu’il existe en effet une très nette dépendance partielle des variables accentuelles et positionnelles. Si, au sein des syllabes fermées, les accentuées et les inaccentuées se répartissent assez équitablement, il n’en va pas de même au sein des syllabes ouvertes, où l’on constate une forte surreprésentation des inaccentuées. On ferait, en gros, la même observation dans les autres corpus investigués. On doit donc s’interroger sur la répercussion possible, tant sur le contraste accentuel que sur le contraste positionnel, de cette dépendance partielle.

Il est possible, en partant de la distribution des syllabes accentuées/inaccentuées et des notes longues/brèves qui sert au calcul du contraste accentuel, de calculer un contraste positionnel théorique en partant de l’hypothèse que le compositeur n’a nullement cherché à différencier les syllabes en fonction de la position. Ce contraste positionnel « lié » à l’accent est, chez Boesset, de pas moins de 9,7 points. En soustrayant cette valeur du contraste positionnel « brut » qui est de 17,2 points, on obtient un contraste positionnel « corrigé » de 7,5, dont on peut être sûr qu’il correspond à l’intention du compositeur de favoriser spécifiquement les syllabes fermées et qu’il n’a pas été artificiellement augmenté par sa sensibilité à l’accent. Inversement, en partant du contraste positionnel brut, et en posant que le compositeur n’a nullement cherché à distinguer les syllabes en fonction de l’accent, on obtient un contraste accentuel lié à la position de 5,6 points qui permet, par soustraction, de calculer un contraste accentuel corrigé de 25,6 points, dont on peut affirmer qu’il correspond spécifiquement à la volonté du compositeur de favoriser les syllabes accentuées. Ces deux contrastes corrigés ont été reportés sur la figure 9 pour l’ensemble des corpus du groupe C.

Figure 9
Figure 9. Contrastes corrigés pour les corpus du groupe C

Les corrections ne bouleversent pas l’aspect des courbes (cf. figures 5 et 7), mais elles induisent quand-même quelques changements dignes d’être relevés. Dans l’ensemble, celles apportées au contraste positionnel sont légèrement supérieures à celles apportées au contraste accentuel. Ronsard-Bertrand reste le seul corpus dont le contraste positionnel dépasse le contraste accentuel. C’est surtout pour les corpus tardifs que les corrections apportent un éclairage intéressant : elles accentuent la pente ascendante du contraste accentuel (le dernier corpus, Boesset, égale maintenant Caietin, dont le contraste accentuel brut est surévalué du fait de son zèle à observer la longueur par position) et donnent l’impression d’un léger fléchissement du contraste positionnel : entre les deux contrastes, l’écart se creuse.

L’apprentissage de Pierre Guédron et la carrière d’Antoine Boesset

Accédant peu après la mort de Claude Le Jeune à la charge de compositeur de la chambre du Roi, Guédron est encore très jeune au moment où il prend ses fonctions. Il pourra dès lors, une vingtaine d’années durant, jouer un rôle prépondérant sur le terrain de l’air de cour. De plus, ses airs ont fait l’objet d’impressions successives qui permettent assez aisément de leur proposer une datation. Pour mettre en évidence une éventuelle évolution du style de Guédron quant au lien texte-musique, ses airs ont été répartis en quatre périodes de cinq ans chacune, la première commençant en 1602, soit la date de publication de son premier recueil d’airs polyphoniques. À chaque fois, c’est la date de la source la plus ancienne selon la base de données Philidor (Footnote: Créée sous l’égide du Centre de Musique Baroque de Versailles, cette précieuse base de données est consultable en ligne.) qui fait foi. Pour chacune des quatre périodes ont été calculés le contraste accentuel et le contraste positionnel corrigés (figure 7).

Figure 10
Figure 10. Contrastes corrigés par périodes, pour Guédron et Boesset.

La première période se compose des airs de 1602. On voit que les deux contrastes y sont relativement faibles : on est encore très proche des valeurs de Planson (1587). Le contraste accentuel est loin de se détacher, ce qui fait supposer que Guédron s’efforce, d’une manière encore un peu scolaire, d’appliquer des principes théoriques qu’il peut tenir de son prédécesseur. Dans la deuxième période, qui contient essentiellement les airs de 1608, le contraste accentuel prend l’ascenseur comme si, avec la pratique et la maturité venant, la sensibilité prosodique du compositeur s’était aiguisée. Avec les deux dernières périodes (la quatrième contient un certain nombre d’airs publiés par Boesset à titre posthume), on assiste à un rééquilibrage des deux contrastes, avec une tendance globalement ascendante. À l’issue de cette analyse fine qui cerne l’évolution de son style, Guédron apparaît d’autant plus comme l’homme du renouveau prosodique.

Les premiers airs publiés de Boesset sont contemporains des derniers de Guédron. Ils s’en distinguent toutefois de manière assez spectaculaire : dès 1620, le contraste accentuel s’élève à une valeur jamais atteinte auparavant alors que le contraste positionnel est très modique. De manière surprenante, les années 1625-1630 voient un fléchissement de la sensibilité à l’accent, qui va de pair avec une attention plus marquée à la position. Les derniers airs, ceux des années 1640, marquent une nouvelle rupture puisqu’ils sont le théâtre d’un retour en force de la sensibilité à l’accent.

Les prémices d’une théorie de l’accent

On sait déjà que le français n’a découvert que fort tardivement son accent tonique (Footnote: Chaurand, La Découverte.). L’éveil prosodique qui ressort de manière spectaculaire de l’examen de la production musicale incite pourtant à chercher des traces, dans la littérature grammaticale du « petit siècle », non pas d’une théorie constituée de l’accent tonique, mais plutôt des premières rationalisations susceptibles d’y conduire.

Certes, le pré-grammairien anglais Palsgrave (Footnote: Palsgrave, Lesclaircissement, p. 46 et sq.) avait, dès 1530, reconnu et localisé de manière adéquate l’accent du français, et l’on retrouve une analyse très voisine en 1611 chez son lointain continuateur Cotgrave (Footnote: Cotgrave, Briefe Directions, p. 3, in Dictionarie.). Il y a néanmoins tout lieu de penser que ces écrits en anglais sont restés complètement ignorés des théoriciens francophones.

Lorsque Louis Meigret, en 1550, se sert du signe typographique correspondant à notre accent aigu, c’est pour distinguer les syllabes qu’il considère comme longues. Poursuivant dans la même idée, son rival Peletier (Footnote: Peletier, Dialogue.) utilise l’accent aigu pour noter les syllabes longues et l’accent grave pour noter les brèves. Baïf, dans sa graphie personnelle, utilise bien aussi un accent aigu, un accent grave et un accent circonflexe qui sont, selon toute vraisemblance, des indications prosodiques. Ces « accents »-là semblent correspondre, dans l’esprit de Baïf, à des inflexions mélodiques (avec, pour le circonflexe, une nuance quantitative). En tous les cas, ils ne recouvrent pas nos accents toniques, mais sont à rapprocher des élaborations de Meigret (Footnote: Meigret, Grammère, p. 132 v° et sq.) qui, lorsqu’il disserte de ce qu’il appelle l’« accent », s’attache plutôt en fait à décrire l’intonation.

Pour Bèze (Footnote: Bèze, De pronuntiatione, p. 73 et sq.), l’accent est, en français, couplé à la quantité : on cherche en vain chez lui une correspondance entre les syllabes qu’il désigne comme longues et les accents toniques de la théorie moderne. Plus tard, La Noue, dans son Dictionnaire de rimes, utilisera abondamment les termes d’« accent long » et d’« accent bref ». On fera peut-être remarquer que les syllabes sur lesquels il fait porter ces deux « accents » sont toutes des syllabes toniques : cela serait succomber à une forme singulièrement virulente d’illusion prosodique. Comme La Noue répertorie des rimes, il ne peut, pour des raisons strictement métriques, s’intéresser qu’à des pénultièmes féminines et à des dernières syllabes masculines.

Dans le domaine artistique, on a eu vent de la compétition de 1640, orchestrée par Marin Mersenne entre Antoine Boesset et l’érudit néerlandais Ban (Footnote: Walker, Joan Albert Ban.) qui, au nom d’une théorie très personnelle des effets de la musique, prétendait faire mieux que le grand compositeur français. Les documents laissés par Ban renseignent sur son analyse prosodique personnelle du poème traité par les deux compositeurs : un certain nombre d’accents sont indiqués, correspondant plus ou moins à des accents toniques, et que Ban propose de rendre systématiquement par un mouvement mélodique ascendant. Le moins qu’on puisse dire est que ses thèses n’ont guère eu de succès en France. Cette affaire n’est pas sans lien avec la correspondance que, quelques années plus tard, un autre Néerlandais, Constantin Huygens (Footnote: Worp, Lettres du seigneur de Zuylichem.), essaiera d’initier avec Pierre Corneille, dans le but de lui démontrer que ceux de ses vers qui présentent une alternance régulière d’accents sont plus harmonieux que les autres. On croit savoir que le dramaturge est resté totalement sourd à cette belle argumentation.

Au milieu de ce paysage pour le moins broussailleux, il est inespéré de découvrir une définition presque limpide :

Accent aigu, selon lequel la diction est dite aiguë, est assis sur la derniere syllabe de la diction, comme il l’est en tous les noms masculins et infinitifs François, peu s’en faut, comme banny, baston, foüet, frapper, tuer, et autres.

Accent aigu, selon lequel la diction est dite penacuta, est assis sur la penultiesme syllabe de la diction, comme en la pluspart des noms feminins François, beste, femme, Dame, foulée, et en certains infinitifs, braire, taire, frire, duyre, escourre.

Extraite du Thresor de Jean Nicot (Footnote: Nicot, Thresor.), monument de la lexicographie du français paru en 1606, soit au moment-même où Guédron opérait sa prise de conscience prosodique (il ne faut bien sûr voir aucun lien de cause à effet entre ces deux événements), elle a la particularité hautement remarquable d’identifier clairement, comme lieu de l’accent la dernière syllabe des mots masculins et la pénultième des mots féminins. Du jamais vu pour un ouvrage en français. Cela s’explique probablement par les origines occitanes de Nicot (Footnote: Né à Nîmes en 1530. Avant lui, un autre méridional, Honorat Rambaut, avait placé des accents sur les mêmes syllabes, mais sa graphie extravagante n’avait pas suscité d’intérêt.), dont on peut dire qu’à l’instar d’un Anglais comme Palsgrave, d’un Italien comme Caietin ou d’un Néerlandais comme Huygens, il portait sur la langue française un regard extérieur. Et cela restera une exception, tant les grammairiens francophones demeureront, et pour longtemps encore, imperméables à une telle conception de l’accent.

Une autre curiosité théorique mérite d’être signalée, datant de 1620, soit le moment précis où paraissent les premiers airs de Boesset. Il s’agit du traité que Louys du Gardin (Footnote: Du Gardin, Premieres addresses, p. 250 et sq.) consacre à de Nouvelles inventions pour faire marcher les vers françois sur les piedz des vers latins. L’auteur — peut-être parce qu’il est picard — n’est pas sensible aux oppositions de quantité décrites par le commun des grammairiens, et qu’on assimile à la longueur par nature. Il dénie de plus toute validité à la longueur par position : « Dire que la posicion faict la syllabe qui la precede estre longue au François, c’est enseigner une doctrine du tout repugnante à l’accent [c’est-à-dire à la prosodie], aux sens, & a l’expérience ». Mais il essaie néanmoins, tout en invoquant le jugement de l’« aureille », de donner des règles visant à aider les poètes à distinguer des syllabes longues, des syllabes brèves et des syllabes « rondes », ou communes (c’est-à-dire pouvant être faites, à volonté, tantôt longues et tantôt brèves) :

On sent qu’il pourrait y avoir quelque chose d’accentuel dans ces règles ; il faut donc y regarder de plus près. Laissant pour l’instant en suspens la question de l’accentuation de groupe, on dira aujourd’hui que l’accent tonique frappe la dernière syllabe non féminine des mots. Parmi les règles de du Gardin, celle qui a trait aux pénultièmes des mots féminins est la seule à désigner explicitement comme longues un groupe de syllabes qui, selon la théorie moderne, seraient accentuées. En effet, l’auteur, sous la possible influence de la théorie grammaticale du latin, focalise son attention non pas tellement sur les syllabes susceptibles d’être accentuées mais plutôt sur les pénultièmes. S’intéressant aux polysyllabes à terminaison masculine, il ne trouvera rien de remarquable à leur syllabe finale mais, peut-être par contraste, il tendra (au moins pour les mots de plus de deux syllabes), à considérer comme brève leur pénultième. De manière générale, il ne prendra pas position à propos des monosyllabes, qu’ils soient masculins ou féminins (Footnote: Les qualificatifs « masculin » et « féminin » se rapportent bien à la qualité de la syllabe, et non au genre grammatical du mot : en ce sens, le est un monosyllabe féminin alors que la est un monosyllabe masculin.). Enfin, la règle qui fait brèves les finales féminines est banale dans le contexte d’une métrique qui se veut quantitative.

On ne sait pas quelle fut l’influence des théories de du Gardin qui, rappelle-t-il en frontispice, était professeur de médecine. Imprimé à Douai, son petit ouvrage n’a probablement pas fait grand bruit à la Cour. Mais, indépendamment de leur validité dans un contexte ou dans un autre, ces règles ont le mérite de donner accès aux méandres de la pensée d’un contemporain de Guédron et de Boesset. À cet égard, la manière dont elles sont formulées incite à tenter de considérer les syllabes accentuées non plus comme un groupe monolithique, mais au contraire de s’interroger séparément sur les trois catégories que constituent les dernières syllabes des mots masculins, les pénultièmes des mots féminins et les monosyllabes.

Les polysyllabes et l’accent

Une fois démontrée la sensibilité à l’accent tonique de certains compositeurs, on a donc envie de cerner leur pratique plus précisément que ne le fait un indicateur global comme le contraste accentuel. En reprenant les catégories suggérées par du Gardin, et en s’intéressant tout d’abord aux polysyllabes, on cherche à savoir si les corpus examinés réservent le même traitement aux dernières syllabes des mots masculins et aux pénultièmes des mots féminins. Pour ce faire, on va comparer le traitement musical des syllabes de ces deux catégories avec celui du tout venant des syllabes « autres » (toutes celles qui ne sont ni pénultièmes des mots féminins ni dernières des mots masculins, y compris l’importante cohorte des monosyllabes). On ne cherche pas spécialement à savoir lesquelles de toutes ces syllabes sont ou non accentuées, mais seulement à quantifier la manière dont deux catégories bien déterminées se détachent de la masse des autres. Une telle mesure n’a guère de sens que pour les corpus dont le contraste accentuel est non nul, c’est-à-dire ceux du groupe C. Appliqués à ceux qui ignorent toute forme de lecture prosodique, ils ne donnent du reste aucun résultat significatif.

Figure 11
Figure 11. Mise en valeur des pénultièmes féminines et des dernières masculines

Les valeurs calculées pour le groupe C font l’objet de la figure 11. Comme les calculs portent sur des catégories de syllabes dont l’effectif est nettement plus faible que pour les indicateurs globaux, les seuils nécessaires pour atteindre le statistiquement significatif sont plus élevés. Ainsi, il n’est probablement pas possible d’affirmer que Costeley, ou que Planson mettent réellement en valeur le premier ou le second de ces deux groupes de syllabes. Parmi les corpus témoignant de la mutation prosodique des années 1570, Caietin présente comme il se doit les valeurs les plus élevées. Certon se distingue par une sensibilité marquée aux pénultièmes féminines, sa sensibilité aux dernières masculines n’étant qu’à peine significative (Footnote: p = 0,03.). Les corpus tardifs, à la suite de Guédron, montrent tous un écart assez important entre les deux catégories de syllabes, mais cette fois-ci au profit des dernières masculines. L’écart est hautement significatif tant pour Guédron que pour Moulinié et Boesset. Quant à Boyer, on peut affirmer qu’il met en valeur les dernières masculines, mais la valeur trouvée pour les pénultièmes féminines n’est pas significative (Footnote: p = 0,08.). D’une manière générale, la mutation des années 1570 traite de manière indifférenciée les deux catégories investiguées ici (même l’écart mesuré chez Caietin n’est pas totalement significatif (Footnote: p = 0,02.)) alors que le renouveau des années 1610 lui réserve un traitement très nettement différencié, mais dans l’autre sens que celui auquel on pourrait s’attendre à la lecture de du Gardin.

Les théories prosodiques modernes du français ont recours à la notion d’« accent de groupe », c’est-à-dire qu’elles admettent en général que la plus petite unité pouvant porter un accent tonique n’est pas le mot pris individuellement, mais un groupe de mots, ou « unité prosodique », constitué d’un mot principal accompagné, s’il y a lieu, d’un ou de plusieurs « clitiques », mots grammaticaux qui sont considérés comme dépourvus d’accent tonique. Le consensus vole toutefois en éclat dès lors qu’il s’agit de délimiter précisément les unités prosodiques, et donc de désigner les clitiques d’un texte littéraire. Alors que l’immense majorité de ceux-ci se recrutent parmi les déterminants monosyllabiques, il existe au moins deux cas où ils peuvent concerner des polysyllabes :

Si un compositeur est sensible à l’accentuation de groupe, il devrait, face à une expression comme notre père, associer plus fréquemment une note longue à la pénultième du nom commun qu’à celle du déterminant. De même, il devrait, pour aidez-moi ! souligner le pronom plutôt que la dernière syllabe du verbe. Les deux cas ont été testés pour l’ensemble des corpus du groupe C. Parmi ceux des années 1570, seul Ronsard-Bertrand révèle une différence significative, dont la portée est limitée au cas des déterminants dissyllabiques. Parmi ceux postérieurs à 1600, Guédron et Boyer ne font apparaître aucune différence. Par contre, les deux corpus les plus tardifs, Moulinié et Boesset, révèlent une sensibilité très significative tant aux déterminants dissyllabiques qu’à l’enclise du pronom personnel. Si l’on admet que l’accentuation de groupe était déjà en place dans le français de la Renaissance (Footnote: On en trouve des indices chez des Anglais comme Palsgrave (Lesclaircissement, p. 55 et sq.) ou Sainliens (De pronuntiatione, p. 80-81), ainsi que chez Théodore de Bèze (De pronuntiatione, p. 10).) et que, par conséquent, la langue n’a, sur ce point, pas connu d’évolution significative au cours du « petit siècle », on note qu’il faut attendre la fin de celui-ci pour voir les compositeurs s’adapter à ce qu’il est permis de considérer comme un trait important de la « diction parlée naturelle ».

Les monosyllabes, l’accent, la position et le genre

La dernière catégorie de du Gardin est celle des monosyllabes. Il est des monosyllabes accentués et des monosyllabes atones (clitiques) ; il est des monosyllabes ouverts et des monosyllabes fermés (ceux dont la ou les consonnes finales font position) ; il est des monosyllabes féminins (ceux dont la voyelle est un e féminin) et des monosyllabes masculins (tous les autres). Tous ces paramètres sont bien sûr partiellement liés. On pourra néanmoins, après exclusion de tous les polysyllabes, calculer, pour les corpus du groupe C, trois contrastes différents portant sur les seuls monosyllabes : le contraste accentuel et le contraste positionnel déjà bien connus, ainsi qu’un contraste mesurant la manière dont les monosyllabes masculins se différencient des féminins (figure 12).

Figure 12
Figure 12. Trois contrastes appliqués aux monosyllabes

Ce gros plan sur une catégorie bien particulière de vocables ne bouleverse pas fondamentalement l’aspect des courbes qui, comme la plupart de celles déjà obtenues, font ressortir la mutation des années 1570 et le renouveau des années 1600. On relève toutefois une plus grande sélectivité : parmi les corpus participant à la mutation initiale, seuls ceux du premier cercle (Caietin, Ronsard-Bertrand, Le Blanc) se révèlent sensibles tant à l’accent qu’à la position. Ceux du second cercle (Costeley, Certon, La Grotte, Planson) se caractérisent par un traitement complètement indifférencié des monosyllabes. Par contre, les monosyllabes des airs de cour du renouveau sont, du point de vue de l’accent et de la position, traités de manière différenciée (seul Boyer frise la limite inférieure pour la sensibilité à la position (Footnote: p = 0,02)).

Caietin et Ronsard-Bertrand sont les seuls corpus à mettre en valeur les monosyllabes masculins ou, ce qui revient au même, à associer plus de valeurs brèves aux monosyllabes féminins. Une nouvelle fois, on voit que seule la musique mesurée à l’antique et, ici, les deux compositeurs qui sont les plus proches de l’Académie, réservent un traitement particulier aux syllabes féminines métriquement libres. Même les derniers corpus (Moulinié et Boesset) ne marquent pas significativement ce contraste. Quant à Boyer, on croirait presque, mais la valeur n’est pas franchement significative, qu’il cherche au contraire à renforcer les monosyllabes féminins par des notes longues.

En définitive, même si aucun compositeur ne semble appliquer à la lettre les préceptes de du Gardin concernant les vers mesurés (il n’est pas certain qu’une autre personne que du Gardin soi-même les ait jamais appliqués), il n’en demeure pas moins que les catégories qu’il individualise trouvent un écho dans le style des divers compositeurs du « petit siècle ». Les indicateurs globaux, et en particulier le contraste accentuel, sont fort utiles lorsqu’il s’agit de dépister la lecture prosodique dans un corpus donné. Des indicateurs plus spécifiques, comme ceux qui sélectionnent une catégorie de syllabes (mais rien n’empêche d’en imaginer d’autres et de tester leur pertinence), permettent d’affiner la description et de faire apparaître plus nettement les « spécialités » d’un compositeur, ou d’un groupe de compositeurs en matière de lien texte-musique.

Conclusion : mesurer, décrire

L’hypothèse de départ, celle d’une lecture syllabique « plate », a donc été soumise aux coups de boutoir des statistiques. Comme on s’y attendait, elle n’a pas résisté longtemps. Tout d’abord, c’est la lecture métrique qui s’est imposée comme une pratique constante, touchant la totalité des corpus examinés. La lecture métrique, pourrait-on dire, a pour fonction de « présenter » les poèmes, de la même manière qu’un écrin présente un bijou. On ne demande pas à un écrin de reproduire les moindres aspérités du bijou, mais seulement de délimiter un espace au sein duquel il peut être admiré.

Puis s’est surimposée une lecture prosodique, qui s’attache, sans pour autant effacer la lecture métrique, à mettre en valeur individuellement certaines syllabes d’un texte littéraire, en fonction de propriétés comme l’accent ou la position. Les artisans de cet éveil, dont l’aiguillon est sans conteste l’Académie de poésie de musique, sont un groupe de compositeurs qui, sans en faire réellement partie, gravitaient autour de cette institution. On a beaucoup glosé à propos de l’influence de la musique mesurée à l’antique sur ce qui allait devenir l’air de cour. Certaines similitudes d’ordre musical sont aussi souvent rappelées qu’elles sont incontestables : homophonie, alternance de « longues » et de « brèves » sans battue régulière, barres verticales délimitant les vers etc. mais, si l’on cherche à dépasser ces ressemblances de surface, le recours aux écrits musicologiques est, comme l’écrit Georgie Durosoir, « lourd de déceptions » (Footnote: Durosoir, La première décennie, p. 153.), ou en tout cas assez frustrant.

Lorsque Walker, par exemple, attribue à l’influence de la musique mesurée à l’antique des exemples de lecture métrique qu’il a relevés dans un groupe d’airs de cour (Footnote: Walker, The influence, p. 149.), on se demande comment il a pu ne pas voir que la lecture métrique, loin d’être une nouveauté, faisait déjà partie des ressources des compositeurs des décennies voire des siècles auparavant. Don Royster (Footnote: Royster, Pierre Guédron, p. 4-5.) ne manque pas de le lui faire remarquer, mais a-t-il lui-même pour autant saisi la nature de cette influence ? Selon lui, la présence de deux noires suivies d’une blanche dans un air suffirait à signer un « anapeste », et tant pis pour les trois malheureuses syllabes qui figurent au dessous. Si l’on suivait son raisonnement, on devrait admettre que l’influence de la musique mesurée s’est bornée à la reproduction aveugle de stéréotypes rythmiques, sans égard aucun au texte et à sa prosodie.

La date de cette influence n’est pas moins sujette à controverse. Remonte-t-elle aux années 1570 et à l’Académie, comme le veut Keneth Levy (Footnote: Levy, Vaudevilles, vers mesurés et airs de cour.), ou au xviie siècle seulement, dans la foulée de l’édition posthume de Claude Le Jeune, comme l’affirme André Verchaly (Footnote: Verchaly, La métrique et le rythme musical.) ? On sait maintenant qu’on peut donner raison à chacun. Car c’est bien à un éveil en deux temps qu’on assiste, la mutation des années 1570 étant suivie par le renouveau des années 1600. Ce qu’on a peut-être moins vu, c’est que, entre ces deux vagues qui mènent au triomphe final de la lecture prosodique, on trouve une période d’une vingtaine d’années au cours desquelles elle semble bien s’être rendormie (Footnote: Malgré mes efforts, je n’ai pour l’instant trouvé, entre Planson et Guédron, aucun recueil d’airs qui fasse preuve de la moindre sensibilité prosodique.).

Les musicologues et les historiens de la littérature ont coutume de porter un jugement plutôt sévère sur la manière dont, au milieu des turbulences du « petit siècle », on mettait en musique les textes. Mais, pour saisir l’essence des phénomènes qui sont en jeu, une approche strictement musicale ou musicologique est probablement inopérante, tout comme le serait une approche étroitement littéraire ou linguistique. Car l’essence dont il est question n’est ni franchement musicale, ni franchement poétique, mais réside dans les mécanismes les plus subtils de l’interaction entre musique et poésie, mécanismes qui ne sont pas directement apparents, mais qu’il faut aller débusquer. On admet assez communément que « la polyphonie de la Renaissance a fourni une quantité de textes parfaitement mis en musique quant à la prosodie, bien avant que Baïf n’expose ses théories sur la poésie et la musique mesurées » (Footnote: Durosoir, La première décennie, p. 154.). Selon toute vraisemblance, cette adéquation-là, bien réelle, qui est celle d’une chanson de Sermisy ou d’un psaume huguenot, correspond à ce qu’Ouvrard avait qualifié de « lecture métrique » et de « lecture syntaxique ». On n’y trouverait en fait aucune trace significative de ce qui a été défini ici comme la « lecture prosodique ». Or, si « zéro prosodie » équivaut déjà à un texte « parfaitement mis en musique », et si l’on se rend à l’évidence que la référence directe et concrète à une « diction parlée naturelle » n’a guère de sens pour l’époque considérée, comment pourra-t-on encore qualifier de maladroite ou de fautive une mise en musique qui, en plus d’une lecture métrique, se caractérise par un certain degré, même faible et même abstrait, de lecture prosodique ?

La bonne nouvelle qu’apporte cette étude est qu’aucun des compositeurs para-académiques n’a en fait été victime de l’« hallucination collective » que dénonce Verchaly. Ils font tous preuve d’une authentique sensibilité prosodique, qui est bel et bien mesurable, mais avec des moyens dont les Walker, Levy, Verchaly ne disposaient pas. Au delà des questions de dates, c’est recueil par recueil qu’on peut maintenant apprécier la lecture prosodique pratiquée par les compositeurs. On peut aussi, en fonction des résultats, les situer les uns par rapport aux autres. Ainsi est-il possible de répartir en deux cercles les compositeurs para-académiques, Caietin, Bertrand et Le Blanc étant, parmi ceux qui ont fait l’objet d’un examen, les plus proches du noyau dur incarné par Baïf et Le Jeune ; Certon, Costeley, La Grotte et Planson se tenant plus en périphérie. Ainsi constate-t-on, de Guédron à Boesset, et même au sein de la production de chacun de ces deux compositeurs, une très nette augmentation de la sensibilité à l’accent tonique au cours des années.

Contrairement à la pratique académique qui règle par le menu le traitement de chaque syllabe, celle des compositeurs para-académiques, tout comme celle de leurs continuateurs du xviie siècle, n’obéit pas à un système prédéterminé de règles dont la valeur serait absolue. C’est pour cela qu’elle est difficile à cerner et que l’impression que laisse sur l’observateur moderne tel vers ou telle pièce lus isolément est trompeuse et peut conduire à des jugements infondés. Mais la pratique para-académique ou post-académique n’est pas pour autant aléatoire ou arbitraire, tant s’en faut. C’est comme par osmose que certaines caractéristiques du lien texte-musique cultivé par l’Académie diffusent dans la production musico-poétique non mesurée, tout en conduisant à des résultats qui sont, dans le détail, difficilement prévisibles parce que, probablement, la logique prosodique s’y trouve en concurrence avec d’autres logiques :

Le fait qu’il soit malgré tout possible de mesurer et, partant, de décrire la sensibilité prosodique des compositeurs concernés donne une assise nouvelle à l’hypothèse d’une influence profonde, durable et bien délimitée, de la musique mesurée à l’antique sur le reste de la musique. Cette hypothèse capitale, due à l’intuition des pionniers des années 1950, et relayée plus récemment par des musicologues comme Durosoir et His (Footnote: His, Air mesuré et air de cour : pour un décloisonnement des genres.), a pu pour la première fois être mise à l’épreuve de la réalité : elle en ressort affinée et raffermie.

Le fait que la sensibilité à l’accent tonique augmente avec le temps n’est pas vraiment une surprise. À première vue, c’est ce paramètre prosodique éminemment concret qui servira de support principal au style récitatif : peu d’années séparent son apparition des derniers airs de Boesset et l’on ne s’attend certes pas à une nouvelle révolution prosodique. Plus inattendu est le fait que la sensibilité à la position, qui n’est guère conforme à un certain idéal de « diction parlée naturelle » et apparaît donc comme beaucoup plus abstraite, persiste jusque dans les années 1640 dans la lecture des compositeurs. Combien de temps cet héritage direct de l’Académie survivra-t-il encore, éventuellement sous une forme atténuée ? C’est une question à laquelle il ne sera pas répondu ici.



Décembre 2007.

Annexe A : Liste des corpus

Nom : Chaque corpus est désigné par un nom abrégé, qui permet de l’identifier facilement.

Datation : Une année de référence, approximative et strictement indicative, est assignée à chaque corpus. Elle correspond, en principe, à la date d’édition de la source qui a servi à la saisie. Lorsque plusieurs sources ont été utilisées, une année intermédiaire est proposée. C’est cette année qui est utilisée dans tous les graphiques

Marot – Sermisy : 1530

Les chansons attribuées à Clément Marot et Claudin de Sermisy, d’après l’édition de Gaston Allaire et Isabelle Cazeaux, American Institute of Musicology, CMM 52.

Psautier – GE : 1562

Les cinquante premiers Psaumes de David, dans l’édition de Blanchier, Genève, 1562 (ténor seul).

Costeley : 1570

Musique de Guillaume Costeley, Le Roy et Ballard, Paris, 1570, sélection de pièces publiées par Jane A. Bernstein, Garland, Sixteenth-Century Chanson, vol. 8.

Certon : 1573

Premier livre de chansons en forme de vau de ville, Le Roy et Ballard, Paris, 1573, d’après l’édition de Jane A. Bernstein, Garland, Sixteenth-Century Chanson, vol. 15. Une bonne partie de ces pièces avaient déjà éditées, avec quelques variantes, depuis les années 1550.

Baïf (hexamètres) : 1574

Traduction en hexamètres dactyliques des Travaux et les Jours d’Hésiode, parue dans les Etrénes de poèzie mezurée, Paris, 1574.

(Ronsard –) Boni : 1576

Guillaume Boni, Sonnetz de Pierre de Ronsard, en deux livres, d’après l’édition de Frank Dobbins, Salabert.

Chardavoine : 1576

Jean Chardavoine, Le recueil des plus belles et excellentes chansons en forme de voix de ville, Micard, Paris, 1576. Sélection des 20 premières pièces.

Caietin : 1577

Fabrice Marin Caietin, Airs mis en musique à quatre parties, Le Roy et Ballard, Paris, 1576 et 1578. Les pièces en vers mesurés ont été exclues.

(Ronsard –) Bertrand : 1578

Anthoine de Bertrand, Premier et second livre des Amours de Pierre de Ronsard, Le Roy et Ballard, Paris, (1576 et) 1578, d’après l’édition de Henry Expert, Monuments de la Musique Française au temps de la Renaissance, vols 5 et 6.

La Grotte : 1580

Chansons de P. de Ronsard, Ph. Desportes, et autres, Le Roy et Ballard, Paris, 1580 (la première édition remonte à 1569), d’après l’édition de Jane A. Bernstein, Garland, Sixteenth-Century Chanson, vol. 15.

Le Blanc : 1582

Airs de plusieurs musiciens résuits à quatre parties, Le Roy et Ballard, Paris, 1582, d’après l’édition de Henry Expert, Monuments de la Musique Française au temps de la Renaissance, vol. 3. Les pièces en vers mesurés ont été exclues.

Planson : 1587

Jehan Planson, Airs mis en musique à quatre parties, Le Roy et Ballard, Paris, 1587, d’après l’édition de Henry Expert et André Verchaly, Heugel

Chastillon – spi : 1593

Guillaume de Chastillon, Airs spirituels, Mangeant, Caen, 1593. Sélection d’airs fournis par Olivier Collet (édition en préparation).

Ch. Tessier : 1600

Chansons et Airs de Court, Este, Londres, 1597 et Airs et vilanelles, Ballard, Paris, 1604, d’après l’édition de Frank Dobbins : Charles Tessier, Œuvres complètes, Brepols.

Le Jeune (ps. v. mes.) : 1606

Claude Le Jeune, Pseaumes en vers mezurez, Ballard, Paris, 1606. La saisie se base sur une reproduction du superius, confrontée avec les éditions de Henry Expert (Les Maîtres Musiciens de la Renaissance française, vol. 20-22) et d’Isabelle His et Jean Vignes (Brepols).

Guédron : 1610

159 airs puisés en majorité dans les livres d’Airs de différents Autheurs édités par Gabriel Bataille et imprimés par Ballard entre 1608 et 1632. S’y ajoutent les airs polyphoniques édités par Royster dans sa thèse (1973) ainsi que quelques airs mis à disposition par Georgie Durosoir (édition en préparation).

Chastillon – pro : 1611

Guillaume de Chastillon, Airs et chansons à 4 parties, Mangeant, Caen, 1611, d’après l’édition de Yannick Leroy, Patrimoine musical normand.

Boyer : 1619

Premier livre d’Airs à quatre parties, Ballard, Paris, 1619, d’après l’édition de Thomas Leconte, Centre de Musique Baroque de Versailles.

Moulinié : 1629

Cinq livres d’Airs avec la tablature de luth, Ballard, Paris, 1624, 1625, 1629, 1633, 1635.

Boesset : 1633

173 airs puisés en majorité dans les recueil de Gabriel Bataille (cf. Guédron), auxquels s’ajoutent quelques airs tirés des anthologies Durosoir (Mardaga) et Verchaly (Heugel), et quelques autres mis à disposition par Thomas Leconte (édition en préparation).

Annexe B : Méthode d’encodage des musiques

La prosodie fonctionnant le plus souvent sur des oppositions binaires (du type « accentué/inaccentué »), le but de cette méthode est d’encoder toutes les musiques examinées en une séquence de (L), pour « longue », et (B), pour « brève ». Cette transformation doit se faire le plus « mécaniquement » possible, c’est-à-dire en évitant au maximum les choix ad hoc, liés à la subjectivité de l’observateur, qui pourraient introduire des biais.

Dans le cas, le plus favorable, d’une musique parfaitement syllabique et homophone fonctionnant exclusivement sur deux valeurs de notes (par exemple « noire » et « blanche »), il suffira de faire correspondre (L) à la valeur longue et (B) à la valeur brève. Comme ce cas idéal n’est pas toujours atteint, il faut régler le traitement des exceptions :

Exemple : encodage de la musique de la figure 2.

De mes ans la fleur se desteint, BBLBBLBL

J’ay l’oeil cave & pasle le teint, BBLBLBBL

Ma prunelle est toute esblouïe, BBBLBLBLL

De gris blanc ma teste se peint, BBLBLLLL

Et n’ay plus si bonne louïe. BBLBBBBLL

Annexe C : Méthode d’encodage des textes

Tous les textes utilisés ont été encodés d’une manière homogène. À elle seule, la graphie charrie une quantité importante d’information qui peut être utilisée directement pour le traitement statistique. Il est toutefois nécessaire de surcharger celle-ci de quelques indications qu’on ne peut déduire de son seul examen :

Exemple : encodage du texte de la figure 2.

De°mes°ans la°fleur se°desteint,

J’ay l’oeil cave & pasle le°teint,

Ma°prunelle est toute esblou=ï=e,

De°gris blanc ma°teste se°peint,

Et n’ay plus si bonne lou=ï=e.

Annexe D : Tableau synoptique des résultats utilisées dans les graphiques

Ce tableau regroupe les données ayant servi pour l’établissement des graphiques (à l’exception de celui de la figure 10). Pour les lignes ayant fait l’objet d’un test statistique, les valeurs significatives sont en gras. Seuls les corpus des groupes A et C ont été pris en compte.

 
Marot-Sermisy
Psautier-GE
Costeley
Certon
Ronsard-Boni
Chardavoine
Caietin
Ronsard-Bertrand
La Grotte
Le Blanc
Planson
Chastillon-spi
Ch. Tessier
Guédron
Chastillon-pro
Boyer
Moulinié
Boesset
 
Année de référence 1530 1562 1570 1573 1576 1576 1577 1578 1580 1582 1587 1593 1600 1610 1611 1619 1629 1633 Total
Groupe A A C C A A C C C C C A A C A C C C  
Nombre de pièces 20 50 36 23 59 20 36 60 18 44 38 27 55 159 35 37 114 173 1004
Nombre de vers 291 3040 862 1025 825 1295 978 827 1075 1179 1249 1165 1463 4080 1042 922 1730 3164 26212
Nombre de syllabes 2500 25494 7606 7290 8996 8381 7768 8860 8394 10533 10502 11280 11630 33348 8351 7803 15473 27167 221376
Nombre de vers (1e strophes) 151 372 281 125 825 155 205 827 102 211 203 138 282 829 193 203 679 990 6771
Nombre de syllabes (1e strophes) 1273 3135 2545 886 8996 1014 1710 8860 836 1889 1714 1318 2298 6807 1526 1718 6104 8525 61154
Nombre de syllabes libres (1e strophes) 786 1988 1632 567 5316 600 1121 5224 538 1217 1154 840 1523 4533 986 1168 4103 5716 39012
Contraste métrique 36.4 68.7 28.5 30.6 16.1 33.4 32.8 27.8 28.3 27.1 37.1 40.4 38.3 25.4 33.8 22.6 31.3 27.3  
Contraste accentuel (brut) -2.0 -4.0 5.1 13.8 0.7 1.9 36.9 15.5 10.4 21.8 6.1 -3.7 3.2 18.6 0.6 16.8 30.1 31.2  
Contraste féminines – autres inaccentuées -2.5 -7.9 -0.6 -3.3 -6.3 1.0 -10.0 -13.9 7.6 -2.2 6.6 3.2 -4.0 -5.7 -10.1 5.4 4.2 -3.6  
Contraste positionnel (brut) 0.4 0.8 -0.7 -1.3 1.7 -0.9 31.7 18.9 2.8 17.5 3.2 -1.9 1.7 13.6 3.1 13.0 15.0 15.2  
Nasales             25.8 11.2   12.9       9.0   10.5 5.2 7.1  
Liquides             18.5 16.9   6.7       8.9   -3.5 8.3 10.2  
Sifflantes             12.4 12.7   13.6       11.0   11.5 11.8 14.0  
Autres             44.1 15.8   15.9       10.9   15.5 17.6 14.6  
Contraste accentuel corrigé     5.1 13.9     26.4 9.4 10.3 15.9 4.9     14.1   12.1 24.7 25.6  
Contraste positionnel corrigé     -1.7 -4.5     20.3 14.6 -2.0 10.4 1.7     9.3   7.4 5.3 7.4  
Polysyll. : contr. dernières masc. - autres     5.2 11.6     38.0 11.0 14.0 17.4 4.8     23.5   18.0 33.6 32.0  
Polysyll. : contr. pénultièmes fém. - autres     -1.4 22.4     26.7 10.6 18.4 13.1 5.8     11.1   8.3 22.1 23.9  
Monosyllabes : contraste accentuel     5.7 3.7     31.1 19.9 -3.8 19.1 1.8     10.9   9.8 20.9 23.3  
Monosyllabes : contraste positionnel     -1.7 -2.7     35.6 27.4 4.4 21.5 -3.5     12.1   7.4 13.5 15.9  
Monosyllabes : contraste masc. - fém.     -0.7 0.5     12.6 10.3 -7.0 1.8 -1.5     -1.8   -8.0 4.4 3.4  


retour
virga
retour


Footnotes: