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Le verbe, le rythme et la voix



C’est vne des plusbelles vertus qui soit requise a vng honneste homme & bon orateur, que bien pronuncer.

Geofrey Tory, Champfleury, à propos de la lettre L.

Le verbe et la prononciation

Dans l’acte qui consiste à donner une existence sonore à quelques signes graphiques, le lecteur (ou le chanteur) novice, en plus de transmettre un texte brut, le charge inconsciemment de connotations sans rapport avec son contenu. C’est l’origine de celui qui lit, son appartenance sociale, voire sa personnalité qui sont révélées et non le texte lui-même. L’apprentissage de la belle prononciation n’est pas celui d’un verbe aseptisé et inexpressif, c’est au contraire l’acquisition d’un code, riche palette articulatoire dont le contrôle conscient permet au lecteur habile, faisant oublier qui il est, de servir et d’orner un texte. Je me propose de montrer que ce code, même s’il évolue quelque peu au cours du temps, est néanmoins d’une cohérence et d’une stabilité qui dépassent de loin celles de la langue naturelle dont il est issu, car la tradition y joue un rôle capital.

La belle prononciation constitue en quelque sorte l’armature du chant, le squelette articulatoire sans lequel il ne serait qu’une suite de sons peut-être mélodieuse mais en tous les cas informe. Elle est une composante essentielle du « style », la première des clefs du chant : primordiale car la plus proche de la langue.

Le rythme et la déclamation

Toute langue naturelle possède, dit-on, son rythme propre, souvent décrit comme le retour périodique de l’accent. Le français semble se dérober à cette analyse : il serait vain de chercher, dans la littérature contemporaine ou ancienne, une théorie de l’accent ou du rythme qui fasse l’unanimité. Le rythme du français n’en existe pas moins, confusément ressenti et inconsciemment reproduit par les locuteurs, souvent caricaturé, volontairement ou non, par ceux dont le français n’est pas la langue maternelle.

La déclamation se conforme-t-elle au rythme naturel de la langue ? Il serait plus juste de dire qu’elle en est une « stylisation ». Elle en reprend des éléments fondamentaux qu’elle amplifie en les incluant au besoin dans un mètre déterminé, quitte à en négliger d’autres. En fait, la déclamation représente une « vue orientée » du rythme de la langue et non une reproduction fidèle, « objective ». De même, dans le passage au chant, le rythme de la déclamation n’est pas simplement copié : il est une nouvelle fois stylisé. Là aussi, la représentation est susceptible de s’écarter de son modèle, voire de s’y opposer. Si le rapport du rythme de la langue naturelle à celui du chant est si difficile à appréhender et à décrire, c’est donc qu’à l’image de ces gravures qui copient des tableaux illustres, il comporte deux stylisations successives.

Considéré d’un point de vue historique, le rythme du chant prend des aspects extrêmements divers : il n’y a guère de points communs entre un lai monodique de Machaut et un récitatif de Lully. Comment comprendre alors que les traités de versification n’aient souvent aucun égard à l’histoire de la langue et semblent mettre sur le même pied la Chanson de Roland et le vers libre du xxe siècle ? C’est qu’au travers d’exemples chronologiquement disparates, ils cherchent à dégager les principes fondamentaux et « éternels » du rythme déclamatoire français. Mais, soustraits à tout contexte précis, de tels principes courent le risque de rester dans le domaine de l’abstrait. Pour acquérir corps et substance, le rythme doit s’incarner dans un verbe lui-même ancré dans la « matière » sonore et dans l’histoire de la langue. Selon le caractère particulier du squelette articulatoire qu’elle rencontre, la même « idée » rythmique peut conduire à des productions d’aspect incroyablement différent : quelle que puisse être leur parenté rythmique, un vers du xiie siècle ne peut sonner de la même manière qu’un alexandrin romantique. Dans le chant, le rythme est fondamental, mais il n’est pas autonome. Il résulte d’un savant compromis entre le rythme de la langue, celui du vers et celui de la musique. Il est la deuxième des clés du chant.

La voix et le chant

Il n’y a pas d’instrument plus mal approprié que l’écrit pour rendre compte de la voix. Inévitablement métaphorique, le discours sur la voix est aussi et surtout inopérant. Ce n’est pas par la lecture, mais par l’interaction avec un professeur qu’on pratique la culture vocale.

On confond d’ailleurs trop souvent, de nos jours, l’étude du chant avec celle de la voix. La culture vocale est bien sûr indispensable au beau chant, mais elle ne suffit pas. Il n’est pas rare d’entendre des voix sublimes dont on se prend à regretter qu’elles aient à s’encombrer d’un texte ! C’est qu’on tend à quitter l’art du chant pour celui d’une « voix instrumentale » qui voudrait faire oublier que le chant est d’abord un discours.

Mais comment pourrait-on négliger cet aspect, dès lors qu’on adopte une perspective historique ? Les rares documents disponibles ne permettent le plus souvent pas de dégager une image positive de l’esthétique vocale en un lieu et une époque donnés. Au contraire, la voix du passé nous apparaît toujours en négatif, par ce qu’elle n’était pas ou ne pouvait être : comment savoir à quel degré les chanteurs franco-flamands pratiquaient le vibrato ? Il est néanmoins logique d’admettre qu’un vibrato ample au point de compromettre la lisibilité des lignes polyphoniques ne pouvait avoir cours dans cette musique. De même, l’approche historique de la langue découpe une image en négatif de la voix : à partir d’une analyse historique des voyelles du français soigné, il est par exemple permis de penser que les résonances nasales qui caractérisent certains chants ethniques n’ont jamais eu cours dans le chant savant français.

D’une manière générale, une bonne connaissance de la langue et de son histoire devrait permettre aux professeurs de chant et aux chanteurs de mieux dompter la voix travaillée, troisième des clés du chant — et la plus proche de la musique — pour la mettre au service de l’art du chant au lieu qu’elle lui impose sa loi.

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