Aborder l’histoire de la langue, c’est tout d’abord poser la question des sources et des méthodes : à partir de quels documents et de quelle manière est-il possible de connaître précisément la prononciation du français d’il y a plusieurs siècles ? Les sources dont disposent aujourd’hui les phonéticiens sont de trois ordres : la production écrite dans son ensemble, qui permet de dégager les grandes lois phonétiques auxquelles est soumise l’évolution de la langue, les ouvrages pédagogiques destinés aux étrangers et les écrits des grammairiens sur la langue. À cela, il faut ajouter les écrits consacrés au chant.
Depuis l’Antiquité, l’Europe n’a jamais cessé de produire des écrits. Ce sont eux qui rendent compte, dès le début de notre ère, de l’existence d’un latin vulgaire fort différent du latin classique, de l’apparition progressive du roman et de sa différenciation en diverses langues vernaculaires. C’est par l’étude des variantes orthographiques, des lapsus des scribes, corrigés ou non, des gloses, espèces de « dictionnaires » latin-roman, des emprunts d’une langue à une autre, qu’il est possible de reconstituer la longue gestation du français. Dans les textes en vers, les rimes et les assonances fournissent des renseignements capitaux sur la manière dont le même son peut être rendu par des graphies différentes ou, au contraire, la même graphie peut rendre des sons distincts.
Paradoxalement, plus on va vers le passé et plus ces témoignages indirects semblent fiables : au début de l’existence du français écrit (Footnote: Les Serments de Strasbourg (842) sont considérés comme l’« acte de naissance officiel » du français écrit.), les scribes s’efforcent apparemment de noter, sur la seule base de leur pratique du latin, les sons du français tels qu’ils les perçoivent. Cependant, dès les premières œuvres littéraires, la graphie entreprend la conquête de son autonomie : des traditions se constituent, des usages étrangers à la phonétique apparaissent et l’orthographe acquiert progressivement une logique, une esthétique et une cohérence propres, qui ne sont plus forcément calquées sur les sons de la parole. A la Renaissance, l’orthographe usuelle, avec ses lettres « étymologiques » héritées de sept siècles de tradition écrite, ne nous renseigne que très imparfaitement sur la prononciation. Mais le xvie siècle est aussi celui des réformateurs, humanistes qui proposent des orthographes nouvelles et des alphabets visionnaires qu’ils veulent calqués sur la phonétique. Souvent incompris et rarements suivis, ces utopistes de la graphie sont pour nous des témoins irremplaçables de la langue de leur temps.
Dépendant des interactions innombrables d’une myriade de locuteurs qui ne sont généralement pas conscients du rôle qu’ils y jouent, l’évolution des langues évoque de prime abord le chaos. C’est aux linguistes du xixe siècle que revient le mérite d’avoir su dégager de ce foisonnement apparemment anarchique les lois générales sans lesquelles l’étude des variantes graphiques d’une langue ancienne aurait ressemblé à la description individuelle des molécules d’eau de l’océan. Affirmant qu’à un moment donné, toutes les réalisations du même son dans un contexte donné subissent le même changement, ces lois phonétiques permettent, à partir d’un nombre restreint d’exemples types, de résumer l’évolution de l’entier du lexique. Une compréhension plus synthétique de l’histoire de la langue est ainsi possible.
C’est donc sur l’examen des sources écrites à la lumière des lois qu’elles permettent de formuler que s’est constituée la phonétique historique. Discipline universitaire et, avant tout, écrite, elle a l’aspect rébarbatif de l’algèbre. Elle favorise une vision diachronique de la langue, c’est-à-dire qu’elle envisage non pas tellement l’état de la langue dans son ensemble à un instant donné, mais plutôt l’évolution au cours du temps de ses éléments constitutifs pris séparément. Malgré les réserves qu’elle peut susciter, elle est un passage obligé dans la recherche des sonorités du français ancien. Mais la tâche du chanteur ne peut se limiter à l’étude des traités existants. Il devra aussi s’efforcer d’acquérir une vision synchronique, c’est-à-dire recomposer l’« instantané » de la langue correspondant au contexte de l’œuvre qu’il interprète, tenter de dégager les particularités de la langue déclamée ou chantée, dont ne traitent jamais les phonéticiens et, finalement, donner vie et beauté à des signes phonétiques abstraits en en travaillant la diction.
D’abord strictement vernaculaire, le français a assez précocement acquis le statut de langue enseignée. C’est la colonisation de l’Angleterre au xie siècle, par les Normands, qui est responsable de cet état de fait : langue maternelle des seigneurs, le français y est devenu langue du droit, ce qui rendait nécessaire son apprentissage par des anglophones. Les plus anciens traités pédagogiques connus datent du xiiie siècle (Footnote: Lusignan, Parler vulgairement, p. 97 et sq. ; Kristol, Début du rayonnement parisien.). Ils se multiplient aux siècles suivants, abordant occasionnellement des problèmes de prononciation. Leurs auteurs n’étant pas toujours de langue maternelle française et enseignant un usage marqué par la tradition anglo-normande, ils doivent être interprétés avec une certaine prudence.
Dès le xvie siècle, les traités destinés aux Anglais, aux Allemands, aux Italiens, etc. sont nombreux. Les exigences de la pédagogie font que, parfois, ils simplifient et déforment pour mieux expliquer. Dans certains domaines, néanmoins, comme celui des phénomènes prosodiques (accent et quantité), ils font parfois montre d’un bon sens qui fait défaut aux grammairens français de la Renaissance.
Au Moyen Âge, l’entier de la pensée grammaticale porte sur le latin et, très accessoirement, le grec : connaître la grammaire est synonyme de savoir le latin. Dans ce contexte où l’idée même que le français pourrait être soumis à une grammaire apparaît comme saugrenue, il n’est pas étonnant que la réflexion grammaticale sur la langue vulgaire soit restée embryonnaire.
Avec l’apparition de l’humanisme de la Renaissance se développe l’idée que le français pourrait acquérir un statut équivalent à celui des langues antiques, réputées « parfaitement réglées ». C’est ainsi que le xvie siècle voit le développement d’une authentique pensée grammaticale à propos du français. Contrairement à celui des pédagogues, le discours des grammairiens ne s’adresse pas aux étrangers, mais aux Français instruits. Il ne vise pas à leur apprendre à parler, à lire ou à écrire, mais à les convaincre que le français est digne de se hisser au rang de langue savante. Les questions d’orthographe et de prononciation y prennent dès l’origine une part importante.
Alors que les pédagogues déforment par simplification, les premiers grammairiens tendent à déformer par idéologie : revendiquant la compétence de forger la langue, ou en tout cas sa grammaire et sa graphie, ils brossent le portrait du français tel qu’ils le rêvent. Ce n’est que bien plus tard, au xviie siècle, que leurs descendants se rangeront à la tyrannie de l’usage commun (en fait le beau parler de la Cour). Renonçant au statut de « démiurges » que revendiquaient les humanistes, ils se contenteront de celui de « greffiers » du bon usage, et le discours grammatical prendra un tour plus descriptif.
Il faut attendre le xviie siècle pour voir apparaître des ouvrages spécifiquement consacrés au chant et à sa technique. Marin Mersenne est probablement le premier auteur à consacrer de longs développements à la prononciation et à la prosodie du français chanté, mais c’est Bacilly qui, dans ses Remarques curieuses, parvient à la compréhension la plus subtile qui puisse être des rapports entre texte et musique.
Les écrits sur le chant défendent une diction théâtrale, mais aussi traditionnelle, solidement établie et codifiée, résistant aux changements qui naissent dans le parler populaire. Lorsqu’on les confronte avec les écrits des grammairiens, on s’aperçoit en effet qu’ils donnent souvent la préférence à des prononciations apparemment archaïsantes, mais qui sont en fait la marque d’un discours soigné. Parfois, au contraire, ils expérimentent au nom de l’esthétique et se retrouvent donc à l’avant-garde.
Les traités de phonétique historique datent habituellement les changements phonétiques au demi-siècle près. Une précision plus grande n’aurait guère de sens. En effet, tous les locuteurs ne décident pas d’un jour ou d’une année à l’autre de changer leurs usages. Des décalages peuvent apparaître d’une génération à l’autre, d’une couche sociale à l’autre, d’une région à l’autre. Ainsi, le chanteur soucieux de phonétique historique aura-t-il parfois à choisir entre deux options opposées. Ce qui doit guider son choix n’est pas tellement une date « butoir », mais plutôt la connaissance du contexte dans lequel se produit un changement phonétique, ainsi qu’une bonne compréhension des niveaux du discours et de la manière dont ils interagissent.
La bibliographie contient une liste sélective de références en rapport avec les sujets abordés ici. Pour une première approche de la phonétique historique, les livres de F. Carton, E. et J. Bourciez, G. Zink, ou G. Joly, ainsi que les exercices de phonétique de N. Andrieux-Reix suffisent amplement. On consultera aussi avec profit le Synopsis de H. Bonnard ainsi que l’excellent résumé de phonétique qui figure dans l’Histoire de la langue française de J. Picoche. Pour une étude plus détaillée de la phonétique historique du français, le traité de P. Fouché demeure indispensable.
En ce qui concerne les ouvrages pédagogiques, J. Palsgrave sort nettement du lot. Pour ce qui est du français des grammairiens, l’imposante monographie de C. Thurot est un point de départ incontournable. En complément, le livre de D. Trudeau offre une vision moderne du rôle des inventeurs du bon usage. Enfin, en plus des traités de Mersenne et Bacilly, ceux de Bérard, Blanchet, Raparlier et Lécuyer traitent des problèmes de prononciation spécifiques au chant.
Footnotes: