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AU



Par deux fois au cours de son histoire, le français a connu une diphtongue au. Par deux fois, vers la fin de l’Empire romain et à la Renaissance, l’évolution phonétique l’a réduite à un simple o. Indépendamment, donc, de son origine, latine ou médiévale, savante ou populaire, le digramme au ne traduit aujourd’hui en français rien de plus que la voyelle o.

Au en français standard

C’est en général à o fermé que les arbitres du français standard font correspondre la graphie au. Pour ce qui est des syllabes accentuées, Fouché (Footnote: Fouché, Traité de prononciation, p. 52-54.) ne cite que quelques exceptions à cette règle : Paul et les terminaisons en -aur, -aure (saur, Saint-Maur, centaure, maures etc.) sont les seuls cas où au se prononce o ouvert ([ɔ]). Toujours pour Fouché (Footnote: Fouché, Traité de prononciation, p. 76.), la graphie au constitue une exception à la règle qui veut que, en syllabe inaccentuée, o soit généralement ouvert : aucun, aumône, aussi, autant, automne etc. se prononcent par o fermé ([o]). Mais, exception dans l’exception, il y a des mots pour lesquels « la prononciation hésite entre [o] et [ɔ] » : augment, augure, auguste, aumône (sic), etc. Dans ces cas, « la prononciation avec [ɔ] semble d’ailleurs la plus fréquente ; elle est en tout cas la meilleure. », Fouché dixit.

Quoique sa position puisse en différer sur certains mots, Grammont (Footnote: Grammont, La Prononciation française, p. 18 et 22-23.) partage, dans les grandes lignes, cette analyse. Quant au Petit Robert, il doute aussi du timbre de bon nombre de au en syllabe inaccentuée, pour lesquelles il donne, à choix, o ouvert et o fermé.

Cette stabilisation de l’usage, plutôt tardive et qui reste très relative en syllabe inaccentuée, est loin de rendre compte de l’histoire du digramme au dans toute sa complexité. En effet, elle tend a faire oublier que au a bel et bien existé en tant que diphtongue de longs siècles durant.

L’ère des scribes

C’est vers la fin de l’Empire romain seulement (ve siècle) que la diphtongue au du latin s’est simplifiée dans le domaine gallo-roman. Ainsi explique-t-on le fait que l’o qui en est dérivé n’a pas, comme les autres o ouverts en position libre, diphtongué : la diphtongaison spontanée de l’o ouvert du latin vulgaire en syllabe ouverte avait eu lieu un siècle auparavant et était alors révolue. Elle ne pouvait donc pas avoir affecté un son qui n’était pas un o simple, mais bien encore une diphtongue (Footnote: Zink, Phonétique historique, p. 51.). De ce fait, tous les dérivés d’un au latin se trouvent, dès les premiers textes français en vers, dans le groupe d’assonance de l’o ouvert, raison pour laquelle c’est au chapitre o qu’ils sont traités.

L’histoire pourrait s’arrêter là si une nouvelle diphtongue au n’était apparue en français médiéval, par suite de la vélarisation des l antéconsonantiques. Un l vélaire ([ɫ]) se distingue d’un l standard par une plus grande concavité du corps de la langue (Footnote: Matte, Histoire des modes phonétiques, p. 29-30.) : l’échappement d’air latéral prend une résonance postérieure, plus sombre, dans laquelle on entend pour ainsi dire le son de la voyelle [u]. Il suffit alors que la pointe de la langue cesse de s’appuyer contre les dents pour que le l vélaire se transforme en un [u] véritable, qui va former une diphtongue avec la voyelle qui précède. En latin vulgaire déjà, les l implosifs tendaient à se vélariser (Footnote: Zink, Phonétique historique, p. 130.), comme en témoignent des graphies où l antéconsonantique est remplacé par u, tendance qui n’a pu que s’accentuer au cours des siècles.

Classiquement, on décrit, pour l’évolution qui va du latin alba au français aube, la séquence suivante : [alba] > [aɫbə] > [au̯bə] > [ɔb(ə)], la diphtongue au couvrant grosso modo la période qui va du xie au xvie siècle (Footnote: Zink, Phonétique historique, p. 130; Joly, Phonétique historique, p. 100-101; Matte, Histoire des modes phonétiques, p. 126. Voir aussi Gess, Rethinking the dating of old french syllable-final consonant loss, qui repousse la vocalisation des l vélaires à une période qui va des xie à xiiie siècles.). Le même phénomène s’est produit lorsqu’un l, initialement intervocalique, s’est retrouvé devant consonne suite à la chute d’une voyelle inaccentuée : [kaballos] > [tʃəvall(o)s] > [tʃəvaɫs] > [tʃəvau̯s], d’où la fameuse alternance cheval-chevaux. Idem lorsque le l en question est un l palatal ([ʎ]) : travail-travaux (Footnote: Fouché, Phonétique historique, p.299.). Occasionnellement, d’autres voyelles que a ont pu, lorsqu’elles se trouvaient devant un l antéconsonantique, aboutir à la diphtongue au. C’est le cas de consaus (< *consilius), solaus (< *soliculus), formes considérées comme dialectales mais nullement exceptionnelles en poésie (Footnote: Voir par exemple, Gautier de Coinci, Les Miracles, I, p. 45).

Dans un grand poème assonancé comme la Chanson de Roland, des mots comme altre, chevalche, halte, Rencesvals figurent de manière diffuse dans les laisses en a (suivi d’une consonne orale) (Footnote: le mot amiralz figure de manière isolée dans une laisse en an/en. La Chanson de Roland, laisse xxii.). On en conclut que c’est bel et bien la voyelle a qui donne le ton. D’autre part, la graphie au n’apparaît quasiment jamais dans le manuscrit d’Oxford et c’est al qui tient le monopole, ce aussi bien à l’assonance que dans le corps du vers (Footnote: La Chanson de Roland. On ne trouve qu’un Gaulter, absent de l’édition de Bédier (v. 1297) qui retient, à la place, un autre prénom, mais présent dans l’édition de Wooledge (l. 1252) où est reproduit plus fidèlement le manuscrit d’Oxford.). Assez vraisemblablement, ce poème se rattache donc à une tradition où l antéconsonantique ne s’était pas encore complètement vocalisé, à moins, on ne peut pas l’exclure totalement, que ce ne soit une particularité de la graphie d’un scribe.

Dans le Charroi de Nîmes, on retrouve les mots de cette classe dans des laisses en a, mais cette fois-ci avec la graphie au (Footnote: Le Charroi de Nîmes, laisses vi, xxvii, xlii.). Fondamentalement, donc, on a le même tableau que dans la Chanson de Roland. Plus superficiellement, on peut, sur la base de la prédominance de la graphie au, considérer la vocalisation du l comme effective, tout au moins pour le scribe de référence. Bien différente est la situation de Renaut de Montauban. Ici, les mots en au ont disparu des laisses en a et constituent un groupe d’assonance à part entière (Footnote: Renaut de Montauban, laisses, 220, 281, 347, 366). On assiste donc à l’individualisation de la diphtongue au en versification : que cela traduise ou non une évolution phonétique spécifique et récente, on constate qu’il est devenu esthétiquement intéressant de la distinguer de la voyelle a.

Les rimes sont, sur ce point, moins informatives que les assonances. Il est évident en effet que, dès l’origine, et quel que soit le stade de l’évolution phonétique sur lequel les premiers poèmes rimés se fondent, les mots en al- > au- ne vont rimer qu’entre eux. Le fait que, déjà chez les premiers trouvères, la graphie au prédomine indique que, vraisemblablement, la diphtongaison était complète à cette époque. Et lorsque se retrouvent, rimant ensemble, la graphie archaïque al, la graphie phonétique au et la graphie redondante aul, comme dans ce poème de Conon de Béthune où riment ceaus : saus : chevals : fauls : mals : deloiauls (Footnote: Conon de Béthune, Chansons, p. 13-14.), on doit conclure qu’il s’agit là de trois graphies équivalentes. On note aussi que la triphtongue eau rime dès ce stade avec la diphtongue au. D’autres au viennent occasionnellement rimer avec ceux qui résultent de la vélarisation d’un l : emprunts savants dont l’au est directement transcrit du latin (cause, clause, fraude, noms propres) ou mots atypiques (tausse de tausser < taxare, mesurer, faule pour fable (Footnote: voir par exemple Martin Le Franc, Le Champion des Dames, vv. 16029, 17343.)). Quelle que soit son étymologie, la graphie au correspond donc, pour l’ensemble de la littérature médiévale, à la diphtongue [au̯].

La dernière question est celle de la simplification de la diphtongue au en un o long. De sa timide apparition chez Villon (Footnote: François Villon, Poésies complètes, Le Testament, vv. 1647-50.), de son installation chez Jodelle et de sa tardive généralisation, au xviie siècle, il est traité au chapitre o.

L’ère des grammairiens

L’avènement de la grammaire française se produit au moment-même où, après cinq siècles d’existence, s’efface la diphtongue au. Seuls les premiers grammairiens, dont Meigret, reconnaissent encore une diphtongue là où l’on écrit usuellement au. Dès après les années 1550, tous les auteurs s’accordent pour assimiler cette graphie à un simple o. C’est la raison pour laquelle c’est au chapitre o que la question est traitée.

L’ère des chanteurs

Chez Baïf déjà, la ligature ą des Etrénes correspond à l’o long (ô) des manuscrits. Comme il ne s’agit plus d’une diphtongue, on se reportera au chapitre o.

En pratique

Depuis les premiers poèmes lyriques, le français connaît, nous l’avons vu, la diphtongue au. Il s’agit d’une diphtongue décroissante ([au̯]) : c’est la première des voyelles la composant qui est proéminente, en l’occurrence a. C’est donc à n’en pas douter sur a que les chanteurs médiévaux prenaient appui, tenaient leur note et vocalisaient, le [u] n’intervenant que de manière transitoire, à l’extrême fin de la syllabe. Voilà qui ne devrait pas poser de problème à des chanteurs habitués au latin « à l’italienne » ou à l’allemand.

À une date qu’il n’est bien sûr pas possible de définir précisément, mais qu’on peut situer à la seconde moitié du xve siècle pour le parisien vulgaire, et au xvie siècle (1550 au plus tard) pour le bon usage, au cesse d’être diphtongue pour devenir un simple o long.


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Footnotes: