Dans l’édition de 1625 de la Grammaire et syntaxe françoise adressée à un gentilhomme anglais, marquis de « Bouquingan », dont il fut précepteur, Maupas définit à grands traits la physionomie sonore du français de son temps :
Premierement, en general il se faut garder de cette façon qu’ont plusieurs estrangiers, de proferer fort & long seulement la premiere syllabe de chaque mot, les autres, ils les passent si leigérement qu’à peine sont-elles entenduës. Car nostre langue ayme que toutes les syllabes soyent distinctement & clairement prononcees & sur tout les dernieres qui sont de plus d’importance, quoy qu’aucuns semblent gasoüiller au contraire.
Il faut bien aussi d’autrepart éviter de trop durement sonner les consones, comme font aucuns estrangiers apprenans nostre langue : Car comme elle requiert vne distincte prolation des syllabes, aussi fuit-elle la trop dure expression des consones : Et sur tout nous évitons tant que pouvons un son desagreable à l’aureille que les Grecs appellent Cacophonie. Nous suivons à peu pres les preceptes de Ciceron au premier des Offices, qui loüe les Catules de ce qu’ils usoient des lettres avec iugement exquis. Sonus erat dulcis, litera neque expressa, neque oppressa, ut nec pudicum esset nec obscurum. (Footnote: Maupas (1625), Grammaire, p. 3. La citation de Cicéron est extraite du De officiis, livre 1, § 133 : Ils avaient un timbre de voix agréable, leur articulation n’était ni trop marquée ni confuse, également exempte d’obscurité et d’affectation (les éditions modernes donnent putidum au lieu de pudicum). Trad. Charles Appuhn.)
Lue à la lumière de l’expérience de son auteur en matière d’enseignement du français à des anglophones, cette citation met bien en évidence ce qui, fondamentalement, oppose la diction de ces deux langues : l’anglais, caractérisé par les modes phonétiques dits décroissant et relâché le français, celui du « bon usage », privilégiant les modes dits croissant et tendu (Footnote: Matte, Histoire des Modes phonétiques, p. 57 et sq.). Dans le mode croissant, l’énergie articulatoire est répartie de manière homogène sur toute la durée de la syllabe ou de la chaîne de syllabes : en évitant les surcroîts d’énergie initiaux qui caractérisent, justement, l’anglais, on évite aussi les relâchements compensatoires avec toutes leurs conséquences, en terme d’instabilité des voyelles et de sons de transition notamment. Autrement dit, au caractère heurté de la chaîne sonore de l’anglais, on oppose la linéarité de celle du français : exactement ce que réclame Maupas dans le premier paragraphe.
Le mode croissant favorise la syllabation ouverte, c’est-à-dire les syllabes se terminant avec le noyau vocalique, sans consonne implosive : la ou les consonnes intervocaliques ont tendance à être rattachées à la syllabe suivante. C’est une épreuve, par exemple, sera syllabé [sɛ.ty.ne.pʀœv]. Les consonnes finales, elles-mêmes, sont suivies d’un mouvement d’ouverture et de détente qui ressemble à une ébauche de voyelle. Un grammairien comme Buffier en témoigne déjà au xviiie siècle lorsqu’il remarque que « on ne sauroit prononcer à la fin d’un mot aucune consonne qu’on ne prononce à sa suite un e muet » (Footnote: Buffier, Grammaire françoise, p. 138.). En association avec le mode tendu, dont les effets sur les voyelles et les diphtongues sont bien connus, le mode croissant entraîne une articulation des consonnes qui est précise, mais exclut tout relâchement brusque et bruyant : les consonnes « aspirées », c’est-à-dire suivies d’une émission d’air qui évoque un h anglais ou allemand, les consonnes affriquées ([tʃ], [dz]) n’ont pas leur place dans ce modèle du français, sous peine de cacophonie, comme nous le rappelle Maupas au second paragraphe.
Ainsi est posé un principe dans lequel s’articule la langue française : sa « douceur », si fondamentale qu’on en trouve déjà mention chez les premiers érudits humanistes qui la défendent et l’illustrent, comme Louis Meigret et Jacques de Beaune :
Et en ce la nostre vulgaire me semble bien auoir autant de grace en beaucoup de choses que la Latine ou Grecque & ne fusse qu’en ses parolles assemblées auec plus grand doulceur de voielles & consonnantes que la mesme latine. (Footnote: Jacques de Beaune, Discours comme une langue vulgaire se peult perpetuer, f° C ii v°. Voir aussi Louis Meigret, Grammère, f° 36 v°.)
Ou comme Théodore de Bèze pour qui la langue française « fuit au plus haut point toute dureté de la prononciation » (Footnote: Bèze, De Francicae Linguae recta pronuntiatione, p. 9. Omnem pronuntiationis asperitatem vsque adeo refugiente Francica lingua), Peletier qui la décrit comme « ; doussɇ e delicatɇ » à côté de la « farouchɇ » langue allemande (Footnote: Peletier, Dialogue, p. 48.) et Ramus qui invoque la « suavité » de notre langue (Footnote: Ramus, Grammaire, p. 40.).
D’une manière ou d’une autre, cette souplesse, cette absence d’à-coups, cette « extrême inclination à la douceur » (Footnote: Chifflet, Essay d’une parfaite grammaire, p. 178.) se retrouvent comme un leitmotiv dans toute la littérature à propos de la langue française lorsque, de plus ou moins bonne foi, elle est comparée aux autres langues ainsi que le font Mersenne :
Quant aux differentes prononciations que l’on remarque dans la plus grande partie de nos voisins, Charles-Quint disoit que la langue des Allemans est propre pour la guerre, parce qu’elle est propre pour menacer, et pour reprimander; que l’Espagnol est propre pour l’amour, et pour parler à Dieu, à raison de sa grauité et de sa majesté; que l’Italien est propre pour l’eloquence, et pour entretenir les Dieux; et que le François est Noble, et propre pour caresser, et pour faire des complimens, au rapport de Fabricius. (Footnote: Marin Mersenne, Traitez de la voix et des chants, p. 58, in Harmonie universelle, vol. 2 du fac-similé.)
et, plus tard, Renaud :
Nôtre maniere de prononcer est de même la plus naturelle du monde ; car les Chinois chantent, les Alemans rallent, les Espagnols déclament, les Italiens soupirent, les Anglois siflent, & il n’y a, à proprement parler, que les François qui parlent. En un mot, si nôtre langue étoit capable d’afecter quelque chose, ce seroit un peu de negligence, mais une negligence qui sied bien aux personnes propres, & qui les pare quelquefois davantage que ne font les pierreries & les autres enrichissements. (Footnote: André Renaud, Maniere de parler la langue françoise, p. 34.)
La notion de « mode phonétique », dans le sens de « disposition touchant de manière globale et cohérente les habitudes d’un ensemble de locuteurs en matière de prononciation » est commode s’il s’agit de rendre compte de manière synthétique de la physionomie d’une langue en un temps donné. Des témoignages de grammairiens qui comparent le français aux langues voisines, on peut conclure que le français des xvie et xviie siècles n’était, de ce point de vue, pas fondamentalement différent du français standard du début du xxie siècle. À leur lecture, on comprend en plus que la physionomie que lui donnent ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler les modes croissant et tendu est, dès les débuts de la grammaire française, valorisée et devient le modèle sur lequel se fonde la belle prononciation.
Voilà pour le paysage… Quels qu’aient été les efforts faits par les orateurs ou les chanteurs pour articuler, pour convaincre, pour donner poids à leur discours, ceux-ci n’ont pu s’inscrire qu’à l’intérieur de ce cadre plus fondamental. Aussi, lorsqu’ils abordent la technique oratoire et réclament que les consonnes soient articulées avec force, doit-on garder à l’esprit que cette force n’est pas une force brute, absolue, mais une force relative qui s’intègre dans la douceur du paysage sans le défigurer en rien.
Le début de l’activité des trouvères coïncide avec le moment où les modes croissant et tendu deviennent prééminents en français (Footnote: Matte, Histoire des Modes phonétiques, p. 127 et sq.), ce qui implique qu’on arrive au terme d’une évolution au cours de laquelle la physionomie de la langue s’est radicalement modifiée. On en a vu les effets sur certains sons vocaliques : le plus souvent, les trouvères riment déjà sur des diphtongues qui ont basculé, c’est-à-dire dont le second élément est devenu proéminent, comme en témoigne par exemple la « victoire » des rimes ui:i sur les rimes ui:u. Quelles vont être les répercussions de ces changements sur les consonnes ?
Si on les prend isolément, leur prononciation ne subit à vrai dire que peu de modifications. C’est plutôt en groupe, ou eu égard à leur position que les consonnes, en se prononçant ou pas, vont traduire l’évolution de la langue. Alors que, au xie siècle, le français sort « hérissé » de consonnes multiples et souvent consécutives d’une longue période au cours de laquelle des voyelles, et donc des syllabes, ont disparu, il va peu à peu s’acheminer vers un état où tout ce qui fait obstacle à une alternance régulière de consonnes simples et de voyelles constituant une suite syllabes ouvertes sera menacé. Ainsi, on verra se simplifier des consonnes complexes comme les affriquées et se réduire des groupes de consonnes. Les consonnes finales ne seront pas épargnées par ces processus.
Dans ces chapitres, les consonnes sont envisagées sous trois angles :
les consonnes prises isolément, avec leur son propre et les évolutions qu’a connues le français en la matière ;
les groupes de consonnes, la question se posant avant tout étant de savoir, dans un style et à une époque donnés, quelles consonnes se prononcent et lesquelles sont tues ;
les consonnes finales, dont la prononciation dépend dans une très large mesure du contexte et du style.
À l’intérieur de ces chapitres, on retrouvera la subdivision en trois « ères » déjà utilisée pour les voyelles.
Footnotes: