Les consonnes finales, c’est-à-dire celles qui, graphiquement parlant, occupent la fin d’un mot, ne sauraient être traitées comme de simples consonnes implosives : en fonction du contexte, une même consonne finale pourra en effet se retrouver tour à tour devant voyelle initiale, devant consonne initiale ou à la pause. Dans le premier cas, elle sera éventuellement resyllabée avec la voyelle qui la suit, perdant ainsi tout caractère implosif. D’autre part, les consonnes finales ont souvent un caractère flexionnel que n’ont pas les consonnes implosives intérieures : indiquant le cas, le nombre ou la personne du verbe, elles risqueraient, en tombant, de déstabiliser le système morphologique de la langue. Cela vaut tout particulièrement pour l’écrit où elles permettent de lever de nombreuses ambiguïtés dont l’expression orale s’accommode mais que le contexte doit alors dissiper. On comprend donc que la graphie se soit montrée particulièrement conservatrice en matière de consonnes finales, ce qui ne permet pas, a priori, de tirer quelque conclusion que ce soit sur leur prononciation.
S’agissant de la prononciation des consonnes finales en rapport avec ce qu’elles précèdent, le français standard connaît principalement deux mécanismes :
L’enchaînement. Il concerne les consonnes finales qui se prononcent dans tous les contextes. Lorsqu’elles se trouvent devant une voyelle initiale, elles auront tendance à être resyllabées avec elle. Par exemple, le c du mot bec se prononce aujourd’hui aussi bien à la pause (un bon bec) que devant consonne (un bec jaune (Footnote: L’existence du mot béjaune montre qu’en d’autres temps le c final pouvait tomber devant consonne initiale.)), donnant lieu dans les deux cas à une syllabe [bɛk]. Devant voyelle on aura bec à bonbons, resyllabé [bɛ.ka.bɔ̃.bɔ̃] et l’on parlera donc d’enchaînement du c final de bec avec la voyelle suivante.
La liaison. Elle concerne des consonnes finales parfois dites « latentes » qui, même si elles sont présentes graphiquement, ne seront prononcées ni devant consonne initiale ni à la pause (ou quand le mot est proféré isolément). On ne pourra espérer les entendre que si le mot suivant commence par une voyelle, avec laquelle elles viendront, comme pour l’enchaînement, ne former qu’une syllabe. Ainsi, on n’entend aujourd’hui le t final graphique de petit ni devant consonne (un petit morceau) ni à la pause (un homme petit). On parlera de liaison dans le cas de petit homme, resyllabé [pə.ti.tɔm].
Un troisième mécanisme ne se rencontre plus que par exception :
La troncation (Footnote: Pour une approche historique du phénomène, voir Morin, Liaison et enchaînement.). Elle concerne des consonnes finales qui tombent devant consonne initiale, mais restent audibles dans les autres contextes, à savoir à la pause et devant voyelle initiale. Aujourd’hui, il n’y a guère que quelques numéraux pour la subir. On prononcera par exemple l’s final de six dans il y en a six ([sis]) aussi bien que dans six ans, (resyllabé avec ans : [si.zɑ̃]), mais pas dans six minutes ([si.mi.nyt]) où c’est la forme tronquée qui apparaît.
La quasi-absence de la troncation en français standard ne doit pas occulter le fait que c’est ce mécanisme qui a pu, à certaines époques, dans certaines régions et dans certains registres, être la référence. Cependant, il sera souvent impossible de distinguer, sur la base de cas particuliers rencontrés dans des textes littéraires, si c’est la liaison ou la troncation qui prévaut. Dans tous les cas, petit ami, se prononcera [pə.ti.ta.mi], mais pour déterminer si l’on est en présence de la liaison d’un t final latent ou d’un t final sonore se maintenant devant voyelle, il faudrait savoir de manière certaine si le t en question se prononce ou non à la pause, seule situation qui soit discriminante. Quant à distinguer une liaison d’un enchaînement, il faudra alors établir si la consonne impliquée se prononcerait même devant consonne. Malheureusement, ces informations ne sont que rarement disponibles et c’est le plus souvent l’incertitude qui règne. Si l’on postule que la langue française a pu passer, au cours du temps, d’un régime principalement fondé sur la troncation au régime actuel, fondé sur la liaison (et l’enchaînement), la question de savoir à quel moment s’est produit ce changement demeure entière, ce d’autant plus qu’il n’y a aucune raison de croire qu’il ait été instantané et qu’il se soit produit simultanément en toute région et pour toutes les consonnes. Les deux régimes ont au contraire fort bien pu coexister durant plusieurs siècles en s’interpénétrant plus ou moins.
De plus, dès lors qu’on quitte le domaine du discours spontané pour aborder celui de la déclamation des vers et du chant, des traditions artificielles ont pu s’installer et perdurer, brouillant encore davantage les pistes. La logique propre de la rime, ou celle du mètre syllabique, sont susceptibles d’interférer avec l’usage le plus courant, en imposant aux déclamateurs des prononciations qui s’écartent plus ou moins de l’usage spontané.
Phonétiquement, l’enchaînement, la liaison et la troncation ont ceci de commun qu’ils s’accompagnent tous trois d’une resyllabation devant voyelle initiale : c’est la présence ou l’absence d’une telle resyllabation qui, souvent, est importante pour celui qui dit ou chante, et c’est elle qu’intuitivement il identifie à l’acte de « faire une liaison ». Pour cette raison, il peut m’arriver de parler, au sens large, de « liaison » chaque fois qu’il y a resyllabation, et quel que soit le mécanisme en jeu (non-troncation devant voyelle, liaison proprement dite ou enchaînement d’une consonne prononcée dans tous les contextes). D’un point de vue théorique, j’opposerai par contre « régime de la troncation » à « régime de la liaison » lorsque je parlerai des équilibres qui, globalement, président à l’économie des consonnes finales à un moment, en un lieu et dans un style donnés.
On enseigne traditionnellement que la « liaison » (c’est-à-dire la resyllabation) a une influence sur le voisement (Footnote: Une consonne voisée est une consonne qui s’accompagne de vibrations des cordes vocales : [bdgʒvz] sont des consonnes voisées auxquelles correspondent des consonnes dévoisées, qui s’articulent sans que les cordes vocales soient mises à contribution : [ptkʃfs].) de la consonne qui y participe. Pour les occlusives, c’est la variante non-voisée qui est sélectionnée : grand homme ([gʀɑ̃.tɔm]), sang humain ([sɑ̃.kymɛ̃]) ; pour les fricatives, c’est au contraire la variante voisée qui l’est : les hommes ([le.zɔm]), neuf ans ([nœ.vɑ̃]) (Footnote: Grammont, La Prononciation française, p. 129, Hindret, L’Art de bien prononcer, p. 215-216.).
Au moment où furent mises par écrit les premières œuvres en vers qui nous soient parvenues, le français était encore loin de posséder les caractéristiques qui ont fait de lui une langue tendue. Au contraire, les modes phonétiques relâché et décroissant y prédominaient (Footnote: Matte, Histoire des modes phonétiques, p. 143 et sq.). Son phonétisme était donc proche de celui des langues germaniques, dans lequel les consonnes finales se font entendre en toute situation, mais qui ignore la resyllabation : devant voyelle initiale, une consonne finale reste phonétiquement rattachée à la dernière syllabe du mot auquel elle appartient, donc implosive, la syllabe suivante ne commençant qu’avec la voyelle initiale du second mot, au besoin précédée par un coup de glotte qui en marque le début. Il est probable que le proto-français ait connu un régime analogue.
Dès la seconde moitié du xiie siècle, cependant, on trouve des graphies isolées qui peuvent attester la chute de certaines consonnes finales : estrei pour estreit, chaiti pour chaitif, troi, foi pour trois, fois, menestre pour menestrel (Footnote: Fouché, Phonétique historique, p. 663.). Indépendantes du contexte, et complètement noyées par les graphies conservatrices, elles témoignent simplement d’une tendance générale à l’amuïssement, sur fond d’un « bon usage » qui réclame le maintien, au moins dans la graphie, de toutes les consonnes finales. En effet, si l’on excepte le cas du t intervocalique latin de amet (< amatum, aimé), qui disparaît sans laisser de trace graphique à une date précoce (probablement vers la fin du xie siècle), celles-ci se sont, de manière générale, maintenues jusqu’à nos jours dans ce qui est devenu l’orthographe. En conjonction avec divers autres changements, il est permis d’interpréter ces signes d’affaiblissement des consonnes finales comme l’amorce d’une évolution vers les modes phonétiques croissant et tendu qui caractérisent aujourd’hui le français standard.
Devant consonne, c’est-à-dire lorsque l’initiale du mot suivant est une consonne et qu’il n’y a pas de raison d’observer une pause, les consonnes finales se trouvent dans une situation qui, phonétiquement parlant, est analogue à celle des consonnes implosives intérieures. On doit s’attendre à ce que, dans ce cas de figure, elles se soient comportées de la même manière et qu’elles aient donc, à l’exception de certains -r et, peut-être, de certains -l, le plus rapidement tendu à s’amuïr. On peut en effet admettre, faute de meilleure preuve, que leur amuïssement était très marqué dès lors qu’apparaissaient dans la graphie les premiers signes de chute de consonnes finales, soit déjà au moment où les premiers trouvères exerçaient leur art.
À plus forte raison, les conventions régissant la diction poétique en français qui, de manière non attestée au Moyen Âge mais fortement ancrée dans la tradition, tendent à considérer le vers ou l’hémistiche, du point de vue de son émission, comme un seul mot (Footnote: La propension du vers à acquérir des propriétés caractérisant, en prose, le mot a été remarquée dans de nombreuses traditions métriques. Voir à ce propos Dominicy et Nasta, Métrique accentuelle et métrique quantitative.), devaient favoriser l’amuïssement de ces consonnes qui, si elles étaient finales au regard du mot, étaient intérieures au regard du vers. Finalement, il n’existe aucun indice rétrospectif, par exemple des témoignages de grammairiens du xvie siècle, qui puisse donner à penser que s’était maintenue une tradition savante prescrivant d’articuler systématiquement les consonnes finales devant consonne.
À partir du régime originel dans lequel toutes les consonnes finales se prononcent dans tous les contextes, il suffit, on vient de le voir, d’un léger glissement vers les modes croissant et tendu pour que les consonnes finales tombent massivement devant consonne initiale. Si, de plus, des phénomènes de resyllabation apparaissent à la frontière des mots, on atteint un régime qui, dans l’hypothèse où les consonnes finales auraient résisté à la pause, correspond à celui de la troncation. Mais il suffirait que les consonnes finales se mettent à disparaître aussi à la pause pour que, de la troncation, on bascule vers la liaison : la frontière entre les deux régimes est ténue.
Il est raisonnable d’admettre que, dans de petites unités caractérisées par un mot lexical accompagné d’un clitique (Footnote: Par clitique, on entend un mot grammatical sans accent tonique propre et qui forme un « groupe » avec un mot principal.), la resyllabation a été très précoce, comme en témoignent certains remodelages de frontières de mots : par exemple, les formes du futur, au départ composées d’un infinitif suivi d’un auxiliaire (chanter ai < cantare habeo) ont très précocement fusionné en un seul mot (chanterai) dont on n’imagine pas que l’r intervocalique ait pu demeurer implosif. De la même manière, des graphies comme lesomes (< illos homines), pour les hommes, assez fréquentes dans les manuscrits, donnent à penser que l’s final du déterminant s’est de bonne heure comporté comme n’importe quel s intervocalique à l’intérieur d’un mot. En revanche, il est très difficile de savoir si de telles resyllabations ont pu avoir lieu là où le lien syntaxique était moins étroit ; à plus forte raison, on ne sait rien de spécifique sur la diction des vers à l’époque, très ancienne, où interviennent ces changements.
Devant voyelle, le français standard offre l’alternative suivante : laisser tomber une consonne finale « latente », ou la lier (Footnote: Certains locuteurs peuvent aussi prononcer la consonne finale et marquer ensuite un petit arrêt ou un petit coup de glotte. Rien ne permet de savoir si cette « liaison sans enchaînement », ou plus exactement « liaison sans resyllabation », attestée chez certains politiciens, a pu représenter, pour les périodes qui nous intéressent, un modèle de diction poétique.). Alors que, dans le discours le plus spontané, c’est, à moins d’un rapport syntaxique particulièrement étroit entre les deux mots (un gran-t-homme, me-z-amis) la chute qui prévaut, le bon usage et, plus encore, le discours soutenu se caractérisent par la réalisation d’un certain nombre de liaisons dites facultatives. Cette tendance est extrême dans la diction poétique où, par la vertu d’une tradition encore défendue il y a peu par des auteurs dont la perspective est pourtant tout sauf historique, l’on exige que toutes les liaisons potentielles soient réalisées à l’intérieur d’un vers, y compris celles qui, en prose, seraient intolérables (Footnote: Milner et Regnault, Dire le vers, p. 49 et sq. Cette loi de « liaison systématique » n’aurait pas fait, au xxe siècle, l’unanimité parmi les gens de théâtre. Jean-Louis Barraud, par exemple, a défendu une pratique différente, Nouvelles réflexions sur le théâtre, p. 57 et sq.).
Quel est l’enracinement historique de cette tradition ? Pour Morin (Footnote: Morin, Liaison et enchaînement, p. 299-300, 314.), elle pourrait se réduire à une création relativement récente de « conseilleurs modernes » peu au fait des usages anciens. Pointer du doigt les rationalisations fantaisistes de tels conseilleurs ou leur méconnaissance de l’histoire est une chose ; s’appuyer sur ces faiblesses pour mettre en doute la tradition dont ils se font l’écho en est une autre. La vraie question, du reste, n’est pas de savoir si cette tradition veut ou non que l’absolue totalité des consonnes finales s’enchaînent sur la voyelle initiale qui les suit : dès lors que l’esthétique y participe, aucune règle ne peut être absolue, et toute règle qui se prétend absolue sera inévitablement l’objet d’attaques, l’écart à la règle pouvant devenir un effet de style. On se demande plutôt si, du point de vue des liaisons qu’il faut ou qu’on peut faire, la diction poétique se démarque du discours spontané, voire de la prose soutenue, et si oui, à quel degré, depuis quand et avec quelle stabilité.
S’il est vrai que, toute tradition de diction des vers s’étant éteinte au cours du xxe siècle, les conseilleurs modernes peuvent se permettre, au nom de principes dont ils sont seuls responsables, de prescrire à peu près n’importe quoi, il n’en ira pas de même de conseilleurs plus anciens qui sont encore contemporains d’une tradition vivante. Au moment même où Victor Hugo s’apprêtait à faire jouer ses premiers drames, Dubroca (Footnote: Dubroca, Traité de la prononciation des consonnes et des voyelles finales, p. 172 et sq.) s’essayait à une transcription de Boileau qui rendait lisible la pratique qu’il enseignait en matière de consonnes finales :
Cê-t’en vain qu’au Parna-ss’éun témérai-r’ auteur
Pense de l’âr dé vèr-z’atteindre la hauteur ;
S’il ne sen poin du ciel l’influence secrète,
Si so-n’as-tr’en naissan, ne l’a formé poète,
Dans son gén-î-étroi-t’i-lê toujour captif,
Pour lui Phébu-z’ê soûr | é Péga-z’ê rétif.
Il est manifeste que Dubroca lie ici beaucoup plus souvent qu’il ne le ferait spontanément : on n’imaginerait pas — et cela est valable autant en 1824 que de nos jours — lier vers-atteindre, ou étroit-il, ou encore voiser le s de Phébus-est dans un texte en prose. Sur les 112 vers ainsi transcrits, si l’on ne prend en compte que les cas où une consonne finale graphique précède immédiatement une voyelle initiale (82), Dubroca lie (ou enchaîne) dans 66 cas (on compte en plus deux liaisons d’un s de fin de vers sur la voyelle initiale du vers suivant) et ne lie pas dans 16 cas. La présence de ces 16 non-liaisons (19,5 %) peut donner l’impression que la loi de « liaison universelle » n’est pas si absolue qu’on l’a dit. Il faut toutefois noter que, sur les 16 cas de non-liaison, 10 sont à la césure de l’alexandrin ; sur les 6 restants, 4 concernent des voyelles nasales (chemin | est, rien | au), éventuellement suivies d’un t (plaisant | ou, plaisant | au) et 2 un r suivi d’une occlusive dentale (d’abor(d)-on, plupar(t)-emporte), l’enchaînement (et la resyllabation) ayant donc tout de même lieu, mais entre l’r et la voyelle initiale. Si l’on excepte donc ces trois « lieux de moindre résistance », dont on verra qu’ils ont, depuis le xvie siècle au moins, suscité la discussion, ce sont bien 100 % des consonnes finales qui se lient (ou s’enchaînent) à la voyelle subséquente à l’intérieur des vers.
Ainsi, dans ces vers repris par Morin à Grammont, qui les emprunte lui-même à Hugo :
Or Jésu(s) z aimait Marth(e) et Mari(e) et Lazare […]
Il disait : - Qui me sui(t), t aux z ange(s) z est pareil (Footnote: Victor Hugo,Légende des siècles, VIII, vv. 10 et 15.)
ce qui paraît choquant à Grammont, au point qu’il préconise des « consonnes réduites » (Footnote: Grammont, La Prononciation française, p. 137. La « liaison indirecte » préconisée Milner et Regnault, Dire le vers, p. 55, traduit la survivance en 1987 du même scrupule qui fait que Grammont crée cette curieuse notion de « consonne réduite ».) pour assurer une liaison « agréable » dans Jésus-aimait et suit-aux, ne l’était nullement à peine un siècle plus tôt pour Dubroca, et ne l’aurait donc vraisemblablement pas été pour son contemporain Victor Hugo. Contrairement à celui de 1914, le récitant du xixe siècle n’aurait donc eu aucun scrupule à faire franchement les deux liaisons incriminées, mais il aurait probablement pu, tout aussi franchement et si tel était son goût, décider, dans le seul cas de la seconde et parce qu’elle est à la césure, de ne pas prononcer le t et de faire une pause.
Laissant pour l’instant de côté les commentaires des grammariens et des théoriciens du vers, on se demande si les siècles antérieurs ont connu des transcriptions de vers analogues à celles de Dubroca. Hélas ! la moisson est maigre : les poèmes « phonétiques » d’un Peletier ou d’un Baïf sont à cet égard peu informatifs car leurs systèmes graphiques sont en général conservateurs en matière de consonnes finales « latentes » et ne renseignent pas sur les éventuels enchaînements à la frontière des mots. Baïf, par exemple, remplace assez souvent s final par z devant voyelle, indiquant probablement par là qu’il attend qu’on resyllabe, mais sa pratique est trop inconsistante pour qu’on puisse en induire des règles claires : par exemple, il peut lui arriver de ne pas voiser le s dans aux étonnés aussi bien que de le voiser là où il y a une marque de ponctuation peuples, unis (Footnote: Baïf, Œuvre en vers mesurés, Psautier B, ps. 6 et 47.). Et quand bien même on dégagerait des régularités de sa pratique, on ne saurait pas si elles s’appliquent à ses seuls vers mesurés, à tout vers français ou à tout énoncé. D’autre part, il tait volontiers l’l final du pronom il devant consonne — cela permet à cette syllabe d’occuper une position métrique brève (Footnote: Baïf, Œuvre en vers mesurés, Psautier B, Ps. 2, 7, 11, 19 etc.) — y compris en des lieux où il pourrait y avoir une pause : « Qu’y a-t-i, pour moi, dans le ciel ? » (Footnote: Baïf, Œuvre en vers mesurés, Psautier B, ps. 73.). Pour ce mot particulier, on penche donc vers la liaison plutôt que vers la troncation.
On trouve quand même un document extrêmement intéressant chez Malherbe lecteur de Desportes. Il vaut par l’autorité incontestable du lecteur, mais aussi par la cruauté du censeur qui ne passe rien à son prédécesseur, quitte à faire preuve de toute la mauvaise foi dont il est capable. On pourrait appeler des « malaplas » les cacophonies syllabiques que relève ledit censeur, en référence au vers « Enfin cette beauté m’a la place rendue » (Footnote: Malherbe, Victoire de la Constance,Œuvres poétiques, I, p. 110.) dont se serait moqué Des Yveteaux (Footnote: L’anecdote est rapportée par Tallemant des Réaux, Historiettes, tome I, p. 155.). Le relevé de près de 150 malaplas notés par Malherbe dans son exemplaire des Œuvres de Desportes (Footnote: Desportes, Les premières œuvres.) figure dans le tableau 1.
F° |
Vers |
Annotation Malherbe |
Vol. |
p. |
---|---|---|---|---|
3r |
Si la foy plus certaine en une ame non feinte |
n’en nu na |
85 |
36 |
6r |
Ce n’est point feu : i’eusse esteint toute flame |
tein, tou, te |
85 |
54 |
7r |
Mon cœur, qui comme moy point ne vous laissera |
cœur qui com |
85 |
59 |
10v |
Que supporte mon cœur deuôt à ton seruice |
ta ton |
85 |
77 |
12v |
Fuyant tout entretien, ie pense à mon martyre : |
tou, ten, tre, tien |
85 |
86 |
13r |
Laissant à ton depart mon ame desolee ? |
ta ton |
85 |
90 |
18r |
De mesme, en mes douleurs |
mes men mes |
85 |
116 |
18v |
I’ay par longtemps, comme Amour m’affolloit, |
ma, mour, ma |
85 |
118 |
21v |
En moy toute autre ardeur desormais soit etainte, |
té tain te |
85 |
129 |
23v |
Puis que le Ciel cruel trop ferme en mes malheurs, |
men mé ma |
85 |
139 |
27v |
La Volupté mignarde en chantant t’enuironne, |
tan, ten |
85 |
151 |
28r |
Et qui ne suiue point le trac accoustumé. |
tra, ca, cou |
85 |
152 |
32r |
Vous pouuez bien iuger mon amour estre extréme, |
trex, tré |
85 |
165 |
32r |
Et que ie suis constant estant desesperé. |
tant té tant |
85 |
165 |
33v |
Que l’vnique beauté qui nostre ame a rauie, |
tra ma ra |
85 |
170 |
34r |
Encor on se contente en cet eloignement : |
ten, ten |
85 |
171 |
38v |
Puis que par ton secours mon brasier est estaint, |
te taint |
85 |
187 |
38v |
I’appen ces traits brisez, dont mon cœur fut attaint : |
ta taint |
85 |
187 |
42r |
Madame, Amour, Fortune & tous les Elemens |
ma da ma mou |
86 |
206 |
42r |
O Songe, ange diuin, sorcier de mes trourmens, |
gen ge |
86 |
206 |
47v |
Que je ne trouue en vous ny pitié ny mercy, |
ven vous |
86 |
228 |
52r |
Par tout où tes Graces arrivent, |
tou, tou, té |
86 |
248 |
54v |
Et me poursuit si fort que i’en suis insensé. |
sui si // sui, sin, sen, sé |
86 |
257 |
63r |
Ma langue ardant sans cesse est seiche devenuë, |
san, ces, sest, sé |
86 |
286 |
66r |
Mon cœur nouueau captif en est tout estonné |
tou, té, ton. |
86 |
298 |
66v |
Et qu’elle est attentiue à tout bruit qui se fait ? |
ta, ten, ti |
86 |
301 |
70v |
Auec tant de rigueur ne doit estre reprise, |
tre, re, pri, |
86 |
315 |
71v |
Par le temps à la fin soit esteint ou gelé, |
te, tein, tou, |
86 |
318 |
75r |
Et si dedans le feu tes loüanges ie chante : |
ge. ie. chan |
93 |
19 |
79r |
La mort d’horreur couuerte & de sang toute tainte, |
tou, te, tain, te |
93 |
33 |
82v |
Et que mon ame libre erroit à son plaisir, |
brer roit |
93 |
46 |
83r |
On voit perdre le lustre à toute autre beauté, |
tra tou tau tre |
93 |
48 |
85r |
Qu’une beauté t’ait iamais peu forcer, |
té té |
93 |
54 |
95r |
Emporté tout ainsi de ma haute pensée |
té, tou, tain, |
93 |
86 |
99r |
Vous ne croyez Madame, à mon palle visage, |
ma da ma mon |
93 |
101 |
99v |
Qui fait par sa rigueur qu’auant l’âge je meurs, |
ie – ie |
93 |
103 |
100r |
C’est trop tard, pauures yeux, c’est trop tard attendu : |
tro, tar ta. ten |
93 |
105 |
101r |
Quelle manie est egale à ma rage ? |
ga la ma ra |
93 |
109 |
101r |
Mon œil aussi larme à larme respand |
lar ma lar |
93 |
109 |
103v |
Tousiours foible & pesante en terre est arrestee |
ten terrest tarret |
93 |
117 |
106r |
Puis qu’en si peu de temps tu t’es rendu mon maistre, |
ten, tu, té, |
93 |
125 |
106r |
Va t’en, tout ton venin est entré dedans moy, |
ten tou ton |
93 |
125 |
106r |
Que d’astres flamboyans ta teste est couronnee |
ta, test, test |
93 |
126 |
107v |
I’en eusse fait autant : il fist fort sagement. |
tau tan ti |
93 |
132 |
109r |
Amour, choisis mon cœur pour butte à tous tes traits, |
ta, tou, té, trais |
93 |
138 |
109r |
Et bastis ta fournaise en ma chaude poitrine, |
ti, ta |
93 |
138 |
110v |
Cy gist laueugle Amour, sa puissance est esteinte, |
té, tein, te |
93 |
145 |
116v |
Qu’Amour dedans mon sang ses sagettes ait taintes : |
san, sé, sa |
93 |
162 |
121v |
Tu fus mon seul penser, mon ame & ma memoire. |
mé, ma, me, moi |
98 |
25 |
122r |
La faute est toute à moy : car dedans vostre cueur |
test tou ta |
98 |
26 |
123v |
La Vertu toute viue est peinte en son visage |
tu tou te |
98 |
31 |
124r |
M’ostant toute clairté, toute ame & tout pouuoir |
tan, tou, te // té, tou, ta |
98 |
34 |
124r |
Et pourquoy vostre cours s’est il tant auancé ? |
ti, tan, ta |
98 |
34 |
127r |
D’où vient que ie sois seul suiuant ce qui m’offense ? |
sois, seul, sui |
98 |
46 |
128r |
Le feu sera pesant, la terre aura sa place : |
ra sa pla |
98 |
48 |
131r |
Qu’Amour en mon esprit viendra representer : |
dra, re, pre, |
98 |
60 |
131r |
Amour, conte le moy. Las cruel, tu te tais ! |
tu, te, tais |
98 |
61 |
133v |
Sans qu’ainsi ie m’eslance à ma mort toute ouuerte ? |
tou, tou |
98 |
71 |
134r |
Vous serez par les Dieux en Astre transformee, |
tre, tran |
98 |
72 |
137v |
Ie suis par vostre eclipse en tenebres reduit. |
bre re |
98 |
82 |
138v |
Amour, au lieu du cœur qui t’estoit immolé, |
te, toi, tim |
98 |
86 |
138v |
Dieu Vulcan, si tu peux : quant à l’ame amoureuse. |
a l’amamou |
98 |
87 |
139r |
Aux destins de son maistre il doit estre compris. |
tri, doi, tes, tre |
98 |
89 |
139v |
La nuit me plaindre au lict que la plume est trop rude, |
tror, ru (?) |
98 |
91 |
141v |
Ma foy comme mon mal en tout temps est durable, |
me mon mal |
98 |
98 |
142v |
Mais helas ! ta faueur s’est de moy departie, |
la ta fa |
98 |
103 |
143v |
Et lors que par raison ie tasche à la donter, |
ta cha la |
98 |
106 |
143v |
Que souvent de Raison il m’oste tout vsage. |
te tou tu |
98 |
107 |
146r |
Iamais d’vn si grand coup ame ne fut attainte, |
ta tain te |
98 |
117 |
146v |
D’vne secrette trame à mon dam commencee, |
cre, te, tra, ma, mon |
98 |
119 |
147r |
De tranchantes douleurs l’esprit est entamé, |
t’est, ten, ta |
98 |
121 |
147v |
Ou vous me laisserez la partie immortelle, |
ti, im, |
98 |
122 |
153v |
A cheual & à pied, en bataille rangée, |
cacofonie, pie en bataille, car de dire piet comme les gascons, il ny a point d’aparence. |
97 |
12 |
156v |
Et mon mal à la fin ie ne peu destouruner. |
malala |
97 |
21 |
157r |
Car celant la douleur par mes yeux confessee, |
lan, la |
97 |
22 |
157r |
Par la mort seulement pourroit estre arraché. |
trarra |
97 |
22 |
168r |
Où i’estois attendu d’vne puissante armée |
du, du |
97 |
60 |
168v |
Souhaittant pour tout bien l’heure tant attendue |
tan, ta, ten, |
97 |
61 |
171r |
Ayant mis fin par tout au trouble & à la guerre |
tou t au trou |
97 |
70 |
171v |
Et que ceste saison en vn autre passa, |
nen nu no |
97 |
72 |
171v |
Amour tout estonné de voir si tost changé |
tou té ton |
97 |
72 |
178r |
Que doit faire vn Amant comme moy miserable, |
me, moi, mi |
97 |
94 |
179v |
Vostre main de mes pleurs a tant esté lauée, |
tan, te, té |
97 |
98 |
181v |
I’adioigne à tes douleurs ma nouuelle douleur. |
ja, join |
97 |
106 |
184v |
De mesme, ô mon soleil, quand ta iumelle flame |
mes, mo, mon |
97 |
118 |
185r |
L’ineuitable loy du Destin tout-puissant, |
tin, tou |
97 |
121 |
187r |
Haste le beau Soleil à la tresse doree, |
leil, la la, |
97 |
128 |
191v |
Bruloit de toutes parts d’ardeur demesuree, |
par, dar, deur, dé |
97 |
141 |
197r |
De ce dernier malheur à Madame aduenu |
a ma da ma |
97 |
155 |
199v |
Si tard en ton logis, ne sois trop enquerant, |
tar, ten, ton, |
97 |
161 |
199v |
Ou si sans y penser tu viens à me connoistre |
si san sy |
97 |
161 |
199v |
Il s’en faudroit moquer : car, Maistresse, aussi bien |
quer, car, |
97 |
162 |
200v |
Dans vne terre ingrate a toute esté semee |
ta, tou, té, té |
97 |
165 |
205r |
De mille autres regrets i’eusse plaint ma fortune, |
tre, re, grets |
97 |
177 |
205v |
Des solitaires nuicts, me mettre à la cadance |
a la ca |
97 |
179 |
208r |
Et ceste meche neuue a toute esté filee |
tou, té, té |
97 |
186 |
209v |
Ma Nymphe en mesme temps m’amie & me hait aussi |
mai, mé, me |
97 |
190 |
211r |
Et au lieu de seruir nous fait estre maistresses : |
té, tre (copie B) |
97 |
195 |
213r |
Pour descouurir le mal dont son ame est attainte, |
ta tain, te |
97 |
201 |
214r |
A nuaux argentez, la voûte est toute painte : |
té, tou, te |
97 |
204 |
214v |
Puis se tint sans mouuoir comme toute estonnee : |
ton, té, ton |
97 |
205 |
215v |
Fleurdelis qui les voi reste toute esbahie, |
te, tou, té, |
97 |
208 |
216r |
Les autres voletans tout au tour s’amassoyent, |
tan, tou, tau, tou, |
97 |
209 |
218r |
Où le plus libre esprit se trouuoit attaché, |
ta, ta |
97 |
216 |
218r |
Meslé confusément, tout rouge & tout taché. |
tou, ta, |
97 |
216 |
218v |
Tous deux en longs soupirs detestent ta rigueur |
té, te, ta (copie B) |
97 |
217 |
218v |
Quant il voit que la Parque a sa trame coupee ? |
laparquasatra |
97 |
218 |
219r |
Au nom de son amy (miracle !) il s’esuertue |
mi, mi, |
97 |
219 |
219r |
Qui semble vne fleurette où toute humeur defaut |
tou tou tu |
97 |
219 |
223v |
Restant tout estonné va ses faits publiant : |
tan tou té ton |
|
|
225r |
Par quoy tout estonné pensiuement regarde, |
tou, té, ton. |
|
|
225r |
Desia d’vn chaut despit sa poitrine est attainte |
ta, tain, te |
|
|
228v |
Entaillee en cent lieux leurs amours fait entendre. |
ten, ten |
|
|
234r |
Entamer la sallade, ou le corps de cuirace : |
la sa la |
|
|
234r |
Roger tout estourdi d’vne telle tempeste |
tou té tou |
|
|
236r |
Le cerueau tombe à bas du test escarbouillé, |
ba ba |
|
|
243v |
Vers le fleuue d’Oubli tout noir & tout troublé, |
tou trou |
|
|
245v |
Et fay voir que l’Amour m’a mal recompensé. |
mour, ma, ma. |
|
|
249r |
Et de ses tristes yeux la source estant tarie |
tant ta ri |
|
|
249r |
Piés nuds, estomach nud, ignorant qu’il estoit |
Il faut dire nu, et disant nu il y a de la cacofonie sinon en prononçant en gascon nut ingnorant comme quant ils disent mettre pied ta terre |
|
|
251r |
L’œil y restoit perdu, l’esprit tout estonné, |
tou, té, ton |
|
|
251r |
Sa iouë est toute teinte en mortelle couleur |
tou, te, tein, ten |
|
|
255v |
Vn seul trait de ses yeux tous mes sens enchantant |
en, en an, an |
101 |
12 |
256r |
Les marteaux de Vulcan forgent-ils tant d’orages ? |
ti, tan |
101 |
14 |
261v |
Si tu auois aimé, comme on nous fait entendre |
ten ten |
101 |
39 |
263r |
Craignant de nommer ma Maistresse : |
mer ma maist |
101 |
48 |
265v |
Qui l’empeschoyent de deuenir ialoux : |
de de (copie B) |
101 |
57 |
266r |
Respondez-moy, ma mortelle Deesse, |
moi – ma – mor |
101 |
57 |
266r |
Quelle fureur peut estre tant extrême, |
tes tre tant tex tré |
101 |
58 |
269v |
Et finir par ma mort mon angoisse immortelle. |
ma mor mon |
101 |
71 |
270v |
Ie dois tout violer pour complaire à Madame. |
a ma da |
101 |
73 |
270v |
Et puis mon ieune Roy n’a pas l’ame sauuage, |
na pa la |
101 |
73 |
271r |
Bref, Ingrate i’estois tant tien |
toy, tan, tien |
101 |
75 |
274v |
Deuant à ta faueur l’ame & la liberté : |
ta ta fa |
101 |
86 |
276r |
Qui iour & nuict ne discourt que cautelle. |
court que cau |
101 |
92 |
276r |
La font superbe, erratique, inconstante. |
quin, con |
101 |
92 |
285r |
Ne permettez d’vn autre estre seruie. |
trestre |
101 |
123 |
285v |
Angelique beauté ie sacre à la memoire |
sa, cra, la |
101 |
124 |
289v |
Aussitost esteint qu’allumé. |
to, té, teint |
101 |
133 |
294r |
Mais pource que sans crainte il t’auoit resisté, |
ti, ta, |
101 |
155 |
299r |
Vn herbage mollet reuerdit tout autour, |
tou, tau, tou |
101 |
175 |
322v |
Mort contente toy, ton char est honoré |
ten, te, toy, ton |
78 |
54 |
325v |
La sacre à l’immortalité. |
la sa cra |
78 |
65 |
328r |
Ayant l’ame inuincible aux vertus toute encline, |
tu, tou, ten, |
78 |
77 |
335r |
Las ! si ie suis mortel & sujet à ta loy, |
ta, ta |
78 |
105 |
Tableau 1. Malaplas relevés par Malherbe
La colonne F° renvoie au folio de l’édition de 1600, les colonnes Vol. et p. à l’édition complète de Desportes aux Textes littéraires français
Ces annotations, pour être partielles, n’en sont pas moins instructives de la manière dont Malherbe lisait les vers. Il y trace en effet, tantôt par des espaces, tantôt par une marque de ponctuation, les frontières syllabiques. Et, partout où il est possible d’en juger, Malherbe pratique la resyllabation d’une manière parfaitement franche, et ce quel que soit le mécanisme en jeu : consonne finale devant voyelle ou élision d’un e féminin. Cette resyllabation généralisée ne souffre aucune des restrictions qui sont discernables chez Dubroca : on la trouve à la césure (Footnote: f° 32 r°, 107 v°, 171 r°, 171 v°, 187 r°.), et ce même si la césure coïncide avec une marque de ponctuation, et donc à une pause grammaticale importante, ce qui donne bien l’impression que Malherbe s’interdit toute pause à l’intérieur du vers ; on la trouve aussi après voyelle nasale (saiso-nen) (Footnote: f° 171 v°.) ou après r suivi d’une occlusive dentale (tar-tattendu) (Footnote: f° 100 r°, 199 v°.). Ce que stigmatise Malherbe n’est pas le fait qu’une « liaison » donnée puisse être inesthétique voire insupportable en tant que telle (ce type de scrupule lui est étranger) mais le fait qu’apparaissent ici ou là des suites de syllabes répétitives ou peu gracieuses. Les « remèdes » proposés par les conseilleurs modernes, qui passent par un « affaiblissement » des liaisons, ne sont donc absolument pas indiqués dans son cas : ce qu’il réclame est qu’on récrive les vers « malades » ! Si, en matière de liaison (ou d’enchaînement), la tradition a pu évoluer entre Malherbe et Dubroca, c’est donc plutôt dans le sens d’un affaiblissement, comme si le xixe siècle en amorçait la décadence.
Plus tôt encore, le témoignage de Palsgrave vient renforcer l’impression d’une tradition très stable au cours du temps. À la fin du premier livre de son traité en anglais, cet auteur donne l’exemple d’une pièce en décasyllabes d’Alain Chartier qui a été reportée ci-dessous en graphie traditionnelle et dans sa transcription personnelle :
Au diziesme an / de mon doulant exil
Avdiziemavndemovndovláunteuzíl
Apres maint dueil / et maint mortel peril
Apremayndveílemaynmortéperíl
Et les dangiers quay jusques cy passez
Eledaungiérkayievkesypasséz
Dont iay suffert graces a dieu assez,
Dovniaysevfférgrásesadievassés,
Na pas gramment es cronicques lisoye
Napagravmmántecroníckolizóye
Et es haulx faictz des anciens visoye
Eehavfaidesavnsíánuizóye
Qui au premier noble France fonderent /
KiavpremiérnóbleFrávnsefovndéret /
Ceulx en vertu tellement abonderent /
Sevzanuertévtellemántabovndéret /
Que du pays furent vrays possesseurs /
Kedepaÿsfévreuraypossessévrs,
Et lont laisse / a leurs bons successeurs /
Elounlayssé / alevrbovnsevksessévrs,
Qui tant leurs meurs et leurs doctrines creurent /
Kitavnlevrmévrseleurdotrínecréuret,
Et se firent honnorer et aymer /
Esefíretovnnoréreaymér,
Craindre et doubter deca et de la mer /
Cráyndroedovtérdesáedelamér,
Justes en faictz socourans leurs amys /
Iévstosanfáisocovrávnlevrsamýs,
Durs aux mauluais / et fiers aux ennemys /
Devrsaumavuáys,efiersauzannemýs,
Ardans dhonneur / et haulx entreprenneurs /
Ardávndovnnévrehavzantreprannévrs,
Regnans par droit / eureux et glorieux /
Renávnpardróatevrévzegloriévz,
Et contre tous / fors et victorieux /
Econtretovforseuitoriévz
Or ont regne en grant prosperite /
Orovnrenéangrávnprosperité,
Par maintenir justice et equite /
Parmaintenirjevstisoeekité,
Et ont laisse apres mainte victoire /
Eovnlaysséaprémántouítóare,
Les pays en paix / en haultesse / et en gloyre /
Lepaÿsanpáyxanhávtessoeanglóare,
Et noz peres / qui deuant nous nasquirent /
Enopérekideuávnovnakíret,
En ce bon temps durerent et vesquirent/
Ansobontándevréreteuekíret,
Et passerent le cours de leur aage /
Epassérelecovrdelevraáge /
Seurs de leurs corps en repos de courage /
Sevrdolevrcórsanrepódecovráige /
Las nous chetifs en malle heure nez
Lanovshetízanmálloévronéz /
Auons este a naistre destinez /
Auóvnsetéanáytrodetínez /
Quant le hault pris du royalme dechiet /
Kavnlehavpridevroyámodeshiet /
Et nostre honneur a grief reprouche chiet /
Enótrovnévragrierepróvsheshiet. (Footnote: Palsgrave, éd. Génin, p. 60-62. Alain Chartier, Livre d’Esperance, in Œuvres de feu maistre Alain Chartier, Feuillet premier.)
La notation phonétisante de Palsgrave pose un certain nombre de problèmes d’interprétation. Elle ne suscite bien sûr pas en nous les mêmes réflexes qu’elle pouvait éveiller chez son lecteur cible, l’Anglais instruit du xvie siècle ; elle reste probablement marquée par un certain nombre de traits anglo-normands qui n’auraient pas eu leur place en français hexagonal ; son traitement d’e féminin et de l’élision est un peu étrange. En revanche, il est évident qu’elle donne des vers français une image extrêmement compacte : on ne discerne aucune espace (Footnote: En examinant de près le facsimilé, on note ici ou là des « demi-espaces » qui, souvent, coïncident avec la césure mais qui ne rompent pas l’impression globale de continuité.) à l’intérieur de la chaîne de caractères qui les figurent, et l’on imagine que Palsgrave a voulu rendre ainsi ce qu’il percevait comme une continuité sonore. Alors que les vers, dans la notation usuelle, sont en grande partie ponctués par une barre oblique, signe qu’on trouve aussi à la césure et, dans un seul cas, à l’intérieur d’un sous-vers, on ne trouve ce signe (ou une virgule qui lui équivaut) qu’à l’intérieur de deux vers en transcription, chaque fois à la césure. En supposant (mais ce n’est qu’une hypothèse invérifiable) que Palsgrave a voulu marquer par là un certain type de pause, il faut relever qu’il ne s’autorise jamais ce type de pause en dehors de la césure, où il reste de toute façon l’exception.
Comment savoir ensuite si Palsgrave ménage d’autres interruptions dans sa diction de ces vers ? Pour répondre, il faudra se demander si son usage propre est soumis au régime de la liaison ou à celui de la troncation. S’il était un « lieur », il ne devrait en principe pas prononcer les consonnes finales concernées à la pause. La persistance d’une consonne finale « latente » devant voyelle initiale indiquerait qu’il s’agit d’une consonne de liaison, et donc qu’il n’y a pas de pause. Sur cette base, on conclurait qu’il n’y a aucune pause à l’intérieur des vers transcrits. Mais il est assez peu probable que Palsgrave soit un « lieur ». En effet, il demande qu’on prononce très soigneusement les consonnes finales en queue de vers (Footnote: Palsgrave, éd. Génin, p. 60. « For the true pronounsyng of thynges written in ryme, it is to be noted that the last wordes of the lynes shall ever sounde theyr consonantes whiche folowe after theyr last vowels, […] wether the poyntes of the sentences fall upon the same wordes or nat ; that is to say, the redar shal gyve al these wordes suche sounde as I have shewed that frenche wordes must have whan they be red by themselfe : by caus that, by the distinct soundyng of suche wordes, the kynde of ryme, wherof ther is many sondry sordes used un the frenche tong, is clerely discerned and by the herer perceyved. ».), ce qui fait de lui un « tronqueur ». Dans ce cas, on ne peut rien déduire des consonnes finales devant voyelle puisque, pause ou non, elles se prononceront de toute façon. C’est par contre devant consonne initiale qu’il faut rechercher la présence des consonnes finales, car elles devraient s’amuïr dans cette situation, à moins qu’il n’y ait une pause. En exceptant les r finaux — contrairement aux autres consonnes, r implosif ne s’amuït pas en français — et bien sûr aussi les consonnes figurant des voyelles nasales, on ne note qu’un seul cas susceptible de traduire une pause : l’s de pays au v. 9, qui est à la césure. On note aussi qu’en des lieux où la logique grammaticale permettrait une large pause, comme après Las ! au v. 27 ou après Et contre tous au v. 18, Palsgrave enchaîne sans broncher. Qu’il soit régi par la liaison ou, plus vraisemblablement, par la troncation, l’usage de Palsgrave semble donc bien, avec de rares exceptions à la césure, bannir toute pause de l’intérieur du vers. Si l’on revient à Malherbe, on peut faire exactement la même analyse : par exemple, la ta fa pour Mais helas ! Ta faveur (142 v°) montre qu’un Malherbe « tronqueur » se serait refusé la pause pourtant suggérée par le point d’exclamation.
De Palsgrave à Malherbe, de Malherbe à Dubroca, c’est donc bien le modèle d’un vers déclamé d’un seul tenant qui s’impose. Quelle que soit la motivation, réelle ou supposée, d’une telle règle, il sera difficile, sur la base des trois documents, échelonnés sur quatre siècles, qui sont présentés ici, d’en nier la permanence. Comme le relève Morin (Footnote: Morin, Liaison et enchaînement, p. 306.), Palsgrave est parmi les premiers à enseigner qu’il faut enchaîner tous les mots à l’intérieur des « groupes d’intonation ». J’ajoute qu’il est aussi le premier à enseigner qu’il faut « tout » enchaîner à l’intérieur des vers. Est-il pour autant l’instigateur d’une telle pratique, autrement dit fait-il part d’une « nouveauté » des années 1530 ? C’est extrêmement peu probable. D’une part, on voit mal comment l’enseignement spécifique d’un Anglais aux Anglais aurait pu se répercuter sur la manière dont les poètes français liraient leurs vers au siècle suivant. D’autre part, Palsgrave ne choisit pas Clément Marot, jeune poète à la mode, comme matière de ses exemples, mais bien le vénérable Alain Chartier, actif un bon siècle plus tôt. Tout indique donc que la diction enchaînée des vers est déjà traditionnelle au moment où Palsgrave en rend compte. S’il est le premier à en faire mention, ce n’est donc pas parce qu’elle n’existait pas précédemment, mais bien parce que, au Moyen Âge, il ne serait venu à l’esprit de personne de la décrire : comme tout ce qui a trait à la prononciation, et à la grammaire des langues vulgaires en général, cette pratique n’entrait pas dans le champ d’activité des théoriciens.
Reprenons à titre d’exemple ce vers de Marot, tel que le cite Morin (Footnote: Morin, Liaison et Enchaînement, p. 303.) :
Je diroys : adieu ma maistresse (Footnote: Marot, Œuvres, 1544, p. 214.)
C’est l’articulation entre je diroys et le discours direct qui est ici intéressante. À cet endroit, l’éditeur moderne a ajouté un double-point, qui forme une sorte de barrière visuelle, absente de l’édition de 1544. Pour Morin, dans la mesure où il y a pause, l’enchaînement « n’est pas motivé pour cette période ». Dans un régime fondé sur la troncation, on aurait donc prononcé : [ʒədiɾwɛːs / adjø], l’s final (Footnote: L’s de la première personne, qui n’est pas étymologique, pose des problèmes spécifiques dont il n’est pas tenu compte ici. Le cas est donc traité comme s’il y avait eu « Tu diroys : adieu ma maistresse ».) s’entendant en fin de syllabe sous sa forme dévoisée, et donc avant la pause, notée par une barre oblique. C’est en effet la prononciation qui, dans la conversation soignée d’un lettré du xvie siècle, aurait été la plus vraisemblable. Dans un régime fondé sur la liaison, probablement moins valorisé mais nullement exclu pour cette période, on aurait eu : [ʒədiɾwɛː / adjø], l’s graphique n’ayant dans ce cas aucune existence à la pause. Prenant maintenant en compte le fait qu’il s’agit d’un vers, on s’attend, si l’on prend comme modèle la transcription de Palsgrave ou les malaplas de Malherbe, à ce qu’un récitant de 1544 ait obéi en priorité à la consigne de « tout enchaîner », et ait donc voisé la consonne finale tout en resyllabant : [ʒə.di.ɾwɛː.za.djø]. Une fois acquise cette diction artificielle caractérisée par la resyllabation généralisée, on peut se demander s’il lui restait la possibilité, tout en respectant l’interdit frappant toute pause à l’intérieur du vers, de faire sentir la tension entre cet interdit et la pause requise par la syntaxe. Aurait-il pu, par exemple, allonger quelque peu la seconde syllabe de diroys, suggérant la possibilité d’une pause sans la réaliser pleinement, et donc sans pour autant rompre le fil d’une « oraison continue » ? Cela n’est bien sûr qu’une question sans réponse.
Les conseilleurs modernes, lorsqu’ils doivent justifier la loi de « liaison systématique » dans le vers, invoquent généralement l’interdit qui frapperait l’hiatus (Footnote: On parlera d’hiatus chaque fois que deux voyelles se font suite d’une syllabe à l’autre sans consonne intercalaire, comme dans il a eu : [i.la.y]. Voir Morin, Liaison et enchaînement, p. 299 et aussi Morin, La liaison relève-t-elle d’une tendance à éviter les hiatus ?, où la question est examinée sous l’angle de la phonologie.), en effet bien attesté à partir du xviie siècle, et qui pourrait donc à la rigueur déjà s’appliquer aux malaplas de Malherbe. Par contre, on ne saurait arguer que Palsgrave, en 1530, enchaîne (ou lie) tout pour éviter des hiatus qui ne posent encore aucun problème aux poètes de son temps, et si possible encore moins à Alain Chartier : on n’en compte pas moins d’une douzaine dans les trente vers transcrits (Footnote: Dieu-assez au v. 4, Et es au v. 6, Qui au au v. 7, laisse a au v. 10, et ayme au v. 12, ca est au v. 13, regne en au v. 19, et equité au v. 20, Et ont au v. 21, laisse apres au v. 21, et en au v. 22, ete a au v. 28.). L’interdit que révèle la transcription de Palsgrave n’a, de fait, aucun rapport avec l’hiatus puisque, comme on l’a vu, il frappe la pause à l’intérieur du vers : il empêche autant de prononcer des consonnes finales devant consonne que de n’en pas prononcer devant voyelle, mais n’a strictement rien contre les rencontres de voyelles. Quelle pourrait alors être la fonction d’un tel interdit ? Peut-être bien de concilier le régime de la liaison avec celui de la troncation : tant qu’il n’y a pas de pause, en effet, il ne peut y avoir divergence entre un récitant qui « lie » et un récitant qui « tronque ». Ce n’est qu’à la pause que la dispute est susceptible d’éclater : pour maintenir la concorde, il n’y a donc pas de meilleure mesure que d’interdire la pause, ou au moins de la différer aussi longtemps que possible. Il est assez commun que les conventions régissant la composition ou la diction des vers reposent sur de tels compromis (Footnote: Morin l’a bien vu, notamment dans Liaison et enchaînement, et aussi dans La Variation dialectale. Par contre, il n’envisage pas que la règle prescrivant de tout enchaîner en disant un vers puisse résulter d’un tel compromis.). Celui dont il est question ici a pour mérite de repousser tout conflit jusqu’à la fin du vers (par exception, jusqu’à la césure), où la pause devient inévitable, mais où d’autres compromis sont peut-être à l’œuvre.
En admettant que la liaison et la troncation ont durablement coexisté dans le champ linguistique, on pourrait vraisemblablement faire remonter l’apparition de ce compromis au xiiie siècle environ, mais certainement pas jusqu’à la Chanson de Roland qui, selon certains, daterait de la fin du xie siècle, une période où, dans la langue, les modes relâché et décroissant régnaient encore sans partage. Pourtant, ce monument littéraire présente déjà des signes selon lesquels l’enchaînement a pu être préféré dans une situation qui appellerait une pause : ce que j’ai appelé le « pont Turold » traduit une tendance statistique très nette à favoriser, dans les vers composés que sont les décasyllabes (Footnote: Le décasyllabe de la Chanson de Roland est un vers « lâche » qui autorise, à la césure (après la quatrième syllabe), une syllabe féminine surnuméraire.), le cas de figure où un premier sous-vers terminé par une consonne précède un second sous-vers commencé par une voyelle, invitant donc le récitant à jeter un pont syllabique par dessus la césure. Une telle tendance pourrait témoigner — ce n’est évidemment qu’une hypothèse ténue — de l’apparition extrêmement précoce de pratiques artificielles de diction enchaînée du vers, qui seraient ici motivées par le besoin d’en « rassembler » les deux composants disjoints.
En définitive, une pratique large (beaucoup plus large que dans les autres formes de discours) voire généralisée de la resyllabation aux frontières de mots pourrait donc avoir traversé toute l’histoire de la diction du vers français, sous la forme d’une tradition extrêmement stable. Tout d’abord conditionnée par des facteurs liés à la métrique du décasyllabe, elle se serait, à la période suivante, vue renforcée par l’impératif de trouver un compromis entre « lieurs » et « tronqueurs ». Enfin, au moment où le régime de la liaison prenait définitivement le dessus dans la langue, c’est l’esthétique de l’évitement de l’hiatus qui lui aurait fourni sa principale justification, et donc un regain de stabilité.
Le français connaît plusieurs paires de consonnes qui ne se distinguent que par l’absence ou la présence de voisement : [p] et [b], [k] et [g], [t] et [d], [f] et [v], [s] et [z], etc. Dès avant les premiers poèmes rimés, les consonnes finales du roman présentent la caractéristique remarquable suivante : si deux variantes, voisée et dévoisée existent dans la langue, c’est la dévoisée qui s’impose comme consonne finale. Ainsi, au xie siècle, la finale de deit (< digitum, le doigt) ne se distingue pas de celle de freit (< frigidum, froid) qui provient pourtant d’un d. De la même manière, alors qu’en position intervocalique, le [v] du latin vulgaire se maintient dans le féminin nueve (< novam), c’est le [f] dévoisé qui apparaît dans le masculin nuef. Les seules consonnes voisées qui persistent en finale sont celles qui ne possèdent pas d’analogue non voisée : l, l mouillé ([ʎ]), r, et les consonnes nasales (Footnote: On ne sait bien sûr pas si, dans certaines positions, ces consonnes sont susceptibles de se réaliser phonétiquement sous une forme dévoisée sans que la graphie en rende compte.). Du fait de ce système simplifié, il ne peut pas exister, en finale, d’opposition entre consonnes qui soit fondée sur le seul trait voisement : dès l’origine, on ne peut concevoir, par exemple, une catégorie de rimes en -t qui s’opposerait à une catégorie de rimes en -d alors que, comme on l’a vu, des catégories de rimes opposant la sifflante [s], graphiée s, à l’affriquée [ts], graphiée z, sont largement attestées. Dès l’origine, -m et -n finaux se confondent également à la rime. On a par exemple Job : trop chez Rutebeuf (Footnote: Rutebeuf, Œuvres complètes, I, p. 553.), querant : grant (pour grand), servant : cumant (pour commande), tart (pour tard) : part, regard : art dans Saint Brandan (Footnote: Saint Brandan, vv. 363, 371, 383, 1137.), grant : tant, hom : non chez Thibaut de Champagne (Footnote: Thibaut de Champagne, Les Chansons, p. 5, 246.), sanc : blanc chez Chrétien de Troyes (Footnote: Chrétien de Troyes, Perceval, v. 4187.).
Cet état très ancien de la langue fournit une explication historique à un fait qui, rapporté au seul phonétisme contemporain, pourrait apparaître absurde : au xixe siècle encore, la consonne finale, même complètement amuïe depuis belle lurette, reste, de manière abstraite et au voisement près, déterminante pour la rime. Ainsi, pour Victor Hugo ou l’un de ses contemporains, sang rime avec blanc ([g] et [k] sont identiques au voisement près), mais pas avec tant qui, lui, rime avec tend ([t] et [d] sont aussi identiques au voisement près) mais pas avec temps qui, à son tour, rime avec tends et, probablement aussi, avec taons. On observe donc, à huit siècles de distance, le fossile du système d’oppositions dans lequel s’est cristallisée, vers le xie siècle et sur la base d’un état de langue du xie siècle, la pratique de la rime. Au xixe siècle, ces conventions ne sont bien sûr plus audibles : elles font partie de l’ensemble de règles que Cornulier a regroupées sous l’appellation de « fiction graphique » (Footnote: Cornulier, Art poëtique, p. 255.).
Fondamentalement, les consonnes finales pèsent donc de tout leur poids dans la tradition de la rime. Alors que, dans l’assonance, seule est déterminante la dernière voyelle numéraire du vers (Footnote: C’est-à-dire qui n’est pas un e féminin surnuméraire. On peut parler, avec Cornulier, de « dernière voyelle masculine ». Il en découle très logiquement que l’examen des assonances ne saurait fournir quelque renseignement que ce soit sur la phonétique des consonnes.) et l’éventuel e féminin surnuméraire, la rime s’appuie, elle, sur un système d’équivalences auquel concourent :
cette dernière voyelle numéraire (ou masculine), aussi dite d’appui (Footnote: La notion de voyelle, ou de syllabe d’appui semble avoir été formulée pour la première fois dans l’édition de 1724 du Traité de Mourgues, revue par Brumoy.),
le cas échéant, la consonne ou le groupe de consonnes qui suivent,
le cas échéant, un e féminin subséquent, déterminant une rime féminine avec, éventuellement, la ou les consonnes qui le suivent,
dans une mesure inconstante et plus ou moins facultative, la consonne ou le groupe de consonnes qui précède la voyelle d’appui.
Quoiqu’il ait pu advenir par la suite, il est donc logique d’admettre que, au moment où sont composés les premiers poèmes rimés en langue d’oïl, les consonnes finales se font encore pleinement entendre dans le discours spontané : on tend, dans la mesure où elles sont en passe de s’amuïr devant consonne initiale, vers le régime de la troncation. Il serait difficile en effet de soutenir qu’une tradition aussi solide et durable que celle de la rime ait pu prendre son essor sur une base purement conventionnelle ou strictement graphique, par exemple comme une sorte de copie abstraite du modèle occitan. On devrait pouvoir s’en convaincre en examinant les rimes du Voyage de Saint Brandan, l’un des plus anciens poèmes rimés en français, dont on situe la rédaction vers le début du xiie siècle, soit à une époque pour laquelle, vraisemblablement, bon nombre de consonnes implosives se faisaient encore entendre y compris dans les formes de discours les plus spontanées. Ce poème, de rédaction anglo-normande, dont la métrique (au sens de numération des syllabes) apparaît très approximative eu égard à celle de Chrétien de Troyes ou des trouvères, frappe au contraire par la précision avec laquelle y sont traitées les consonnes finales. Sur 1800 vers, on n’y note pas la moindre inconsistance. Fait particulièrement frappant, l’ancien t intervocalique latin, pour lequel le scribe hésite entre les graphies t (voluntét), d (vertud) et th (abéth) – cette dernière graphie, probablement la plus phonétique, évoque une interdentale proche de celle de l’anglais Macbeth — est encore pleinement présente alors qu’elle aura disparu, quelques décennies plus tard, chez Chrétien de Troyes. Cette même consonne se retrouve du reste aussi en position intervocalique (entrethe > entrée) et sa forme voisée se glisse jusque dans le nom du poète (Benedeit > Ben(e)oit) (Footnote: Le voyage de Saint Brandan, vv. 13, 251, 1763, 1829 entre autres.). Inutile de préciser que l’opposition -s/-z y est aussi pleinement respectée.
En apparence, et hormis la disparition de ce t intervocalique latin et l’estompement de l’opposition -s/-z, la situation ne se modifie pas entre saint Brandan et l’avènement des trouvères. L’impression générale, à la lecture de Thibaut de Champagne et Gace Brûlé pour ne citer qu’eux, est qu’ils travaillent, fondamentalement, sur les mêmes équivalences que l’auteur de Saint Brandan, un système qui restera durablement celui de la « rime stricte ». Toutefois, des rimes exceptionnelles, comme amis : di (< dico, je dis, dont l’s est d’invention récente) ou merir : amis, lit : mi : amin (Footnote: Thibaut de Champagne, The Lyrics, p. 48 (R884). Gace Brulé, The Lyrics, p. 142 (R1502), 268 (R1481).) instillent le doute. On peut bien sûr les taxer de licences. Mais de telles licences seraient-elles admissibles, dans un style aussi élevé que le grand chant courtois, si la langue qui sert de matière première aux poètes avait maintenu, de manière absolue, les consonnes finales à la pause en se retranchant dans le régime de la troncation ? Probablement pas. Elles me semblent plutôt traduire le fait que, au début du xiiie siècle, le régime de la liaison a timidement commencé à s’insinuer dans la langue : l’observation par les poètes de l’équivalence des consonnes finales à la rime est déjà partiellement conventionnelle, pour ne pas dire « fictive » eu égard à la « réalité » de leur langue où il peut exister une tendance à l’amuïssement à la pause.
Ces indices, il est vrai ténus, sont largement confortés par l’examen de pièces particulières, comme les motets, dont les textes sont réputés « popularisants ». Alors que, fondamentalement, ces pièces n’apparaissent pas écrites dans une autre langue que le grand chant courtois et que, pour ce qui est de leurs rimes, elles s’appuient sur les mêmes conventions de base, les licences touchant aux consonnes finales s’y comptent par dizaines (Footnote: Ci-après, le relevé des licences les plus saillantes du Manuscrit de Montpellier (les numéros entre parenthèses renvoient aux pages de l’édition de Raynaud). Contour : atours(1), flor : amours (2), color : cors (8), cortois : foi (9), di : esbaudir (10), renvoisié : chanter (13), verité : esprover (15), dangier : Angiers (21), tans : suntament (24), amors : confort (24), seant : rians (35), avril : ami (37), Robin : li : partis (39), violete : amoretes (39), amors : amor (40), amoretes : jolivete (42), autrier : Cuveliers (44), honour : honors (52), jour : jours (53), dete : amoretes (54), mamelete : amouretes (55), merci : muir (59), celi : mis (61), amorous : amours (61), semblant : regardans (62), lit : dormir (68), regars : pas (68), deport : jour (70), voutiz : tenir (72), soi : bois (79), col : tot (81), lui : ocis (82), amouretes : brunete (86), donés : loiauté (86), amours : jour (88), roussigol : Emmelot (92), penser : emblé (103), foi : doit (104), penser : doné (110), amelot : corps (112), garison : jour (112), plesant : talans (113), esjoït : li (118), douçour : aubourc(120), ainsint : ocist (123), avril : tenir (123), lo : fol (135), joli : avis (138), jors : vos (140), voz : aillours (149), envoisi : jolis (142), parti : amis (143), kamusete : prametre (143), mespris : si (145), front : larron(151), mis : delit (154), as : à (155), flouri : dis (159), pou : Pou : fol : lo (163), chalour : amours (168), amours : dolour (171), vi : maudit (174), gentis : merci (184), repentir : jolis (184), amer : vaudrai (185), gré : aller (189), mis : souffrir : merci (191), dolours : sejour (192), tans : chant (193), troverés : gai (195), destroit : moi (195), avenant : dolens (198), jour : amours (198), hanter : hanté (201), atent : rians (202), secors : dolour (203), mari : ainsint (203), mis : guerpist (204), pis : merci (210), tans : commant (212), li : repentir : vis (213), font : leçon : Ysabelot (214), tenir : sui (215), amours : jour (215), amis : oubli (218), avis : sentir (222), amours : honour (225), onnour : jours (228), Robin : mi (231), hardis : li (234), amour : aillours (238), pris : vi (238), adès : agait (243), valour : amours (246), plaisant : gens (253), douné : volentés (253), vis : cheli (254), asamblé : chanter (255), Estievenos : sot (255), desir : celi (260), amés : moustrer (260), tant : sachanz (262), nulement : deduisans (264), assemblés : jouer (265), avril : flori (266), aillours : labour (268), tans : loiaument (270), chaitis : dit (271), non : jour (276), poisson : compaignons (277), esté : chanter (278), mot : trop (281), amour : non (283), ocoison : amour (284), petit : li (287), vis : li (288).). Touchant à peu près toutes les consonnes finales, nasales comprises et, également, des r implosifs avant consonne finale, ces licences restent par contre suffisamment minoritaires pour pouvoir être absorbées au titre d’exceptions par le système de versification généralement en usage sans que celui-ci doive être reformulé sur des bases différentes (Footnote: Raynaud suggère qu’il pourrait s’agir d’assonances survenant « par hasard » dans un système de rimes, ce qui n’est une manière un peu cavalière d’évacuer le problème des consonnes finales.). On pourra néanmoins parler, par opposition à celui du grand chant courtois, d’un système de « rime laxiste ». L’existence d’un tel système amène aux postulats suivants :
Les consonnes finales ont, au xiiie siècle, en bonne partie cessé de se prononcer à la pause dans la conversation ordinaire de personnes qui disposent d’une culture suffisante pour composer, déclamer, chanter de telles pièces. Autrement dit, leur absence, en particulier de la diction poétique, n’est pas en elle-même choquante, ce qui ne signifie pas pour autant que leur présence le soit : il est possible que se soit installée à leur égard une forme d’indifférence, ou d’hésitation.
Les interprètes du xiiie siècle sont susceptibles d’adopter, au moins lorsqu’ils déclament ou chantent des pièces de ce registre, une diction « légère » qui obéit déjà à la logique de la liaison, et dans laquelle les consonnes finales tendent à disparaître à la rime.
Est-on en face d’une opposition entre un genre « artistocratisant », opposé à un genre « popularisant », ou, ce qui n’est pas forcément antinomique, entre la « tradition » courtoise et la « modernité » des motets ? Si l’on en jugeait par la musique des motets, particulièrement sophistiquée, voire avant-gardiste, on conclurait probablement à un effet de « modernité ». Partant de là, on ne peut bien sûr rien dire de définitif sur la diction des pièces moins « popularisantes » ou moins « modernes », et notamment sur la diction qui pouvait avoir cours dans le grand chant courtois dans lequel on ne trouve pas, tant s’en faut, autant de licences portant sur les consonnes finales. Je me risque néanmoins à faire les hypothèses suivantes, qui me semblent jouir d’un degré de vraisemblance raisonnable :
Toute considération sur la diction mise à part, composer dans un style courtois exige du poète qu’il se conforme le plus rigoureusement à un jeu de conventions régissant l’équivalence des consonnes finales à la rime : celui de la rime « stricte ». Ces conventions ne sont déjà plus en prise directe sur la phonétique de la langue contemporaine, ou en tout cas de ses registres les plus spontanés.
S’il s’avérait que la diction du grand chant courtois accorde une place plus importante que celle des pièces « popularisantes » ou « modernes » à l’articulation des consonnes finales à la rime, et que cette diction ne soit pas totalement artificielle, il faudrait admettre que cette pratique traduit la coexistence, en un même « lieu » socio-culturel, du régime de la troncation avec celui de la liaison.
Voici comment Fouché décrit la coexistence de rimes « laxistes » et de rimes « strictes » :
La chute des consonnes finales n’a fait évidemment que s’intensifier avec le temps. À la fin du xve siècle, alors que la grande majorité des rimes témoigne que les consonnes finales étaient prononcées par les poètes, d’autres, plus rares, sans consonne finale écrite ou avec consonne finale écrite au rebours, supposent une adoption du phonétisme vulgaire commandée par les besoins de la rime, c’est-à-dire la chute (Footnote: Fouché, Phonétique historique, p. 664.).
Mais cette analyse suscite au moins deux objections :
Si les rimes des motets du xiiie siècle sont le signe d’une chute des consonnes finales dans ce que Fouché appelle le « phonétisme vulgaire », il est difficile d’imaginer, tant elle apparaît déjà importante dans ces textes, qu’elle ait pu s’intensifier entre le xiiie et le xve siècle. Il serait probablement plus approprié d’admettre qu’elle était déjà complète vers 1200, et que la situation est demeurée globalement stable jusqu’au xvie siècle.
Comment « la grande majorité des rimes » peut-elle témoigner quoi que ce soit de la manière dont les poètes prononçaient les consonnes finales à la rime ? Si tel était le cas, il faudrait aussi admettre que « la grande majorité des rimes témoigne que les consonnes finales étaient prononcées par Victor Hugo », lui qui, tout au long de sa longue carrière, rime au moins aussi strictement que les poètes du xve siècle. Or, s’agissant du xixe siècle, on peut, sur la base d’une connaissance beaucoup plus précise des usages, affirmer qu’il n’en était rien. Et aucun indice ne permet d’affirmer, à ce stade et sur la base d’observations sur les rimes, qu’il en ait été autrement au xve siècle. Alors que la rime « laxiste » oblige à laisser tomber les consonnes finales, la rime « stricte » laisse toute liberté au récitant.
Pour dépasser cette incertitude, il faudra se demander si, à partir d’une chute, attestée au xiiie siècle, des consonnes finales à la pause ou en tout cas de certaines d’entre elles dans certains parlers, il existe, comme pour les r implosifs, une tendance à les conserver dans la prononciation soignée comme marque de « bon usage ». Et c’est chez les premiers grammairiens qu’il faudra chercher des signes de cette tendance conservatrice, dont il faudra apprécier le degré de vitalité afin, rétrospectivement et faute de mieux, de tenter d’évaluer l’articulation des consonnes finales, ou de certaines d’entre elles, à la rime, entre le xiiie et le xvie siècle.
Les dictionnaires de rimes de Tabourot et La Noue (Footnote: Pour un relevé centré des consonnes finales centré sur le dictionnaire de La Noue, voir Laurenti, La prononciation des consonnes finales.), ainsi que celui, moins connu, de Le Gaygnard vont permettre de franchir un pas de plus dans la compréhension des rapports entre consonnes finales et rime (tableau 2). Tabourot, assez laxiste (on peut postuler, avec Morin (Footnote: Morin, Liaison et enchaînement, p. 303), que le régime de la liaison était déjà prééminent dans sa langue alors que celle de La Noue reposait encore principalement sur la troncation), est prêt à admettre, en matière de consonnes finales, quelques entorses aux conventions traditionnelles. Le cas de Le Gaygnard est plus intrigant car il est souvent encore plus laxiste que Tabourot alors même qu’on s’attendrait à ce que, dans la langue d’un Poitevin, la troncation soit encore au premier plan.
Catégorie (La Noue) |
Mots remarquables |
Catégories |
Catégories |
Remarques de La Noue |
-ab |
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-a*, -at* |
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Quant à ce qu’il y en a qui sont d’opinion qu’on les puisse rimer auec les terminaisons en A, E, I, O, AT, ET, IT, OT & OP : C’est à dire vray, s’emanciper beaucoup. Toutefois selon le quartier de France où on se tient, il peut estre que tel langage accoustume les oreilles à passer beaucoup de choses que ceux qui en sont esloignez trouvent estranges. Qui en voudra user le peut faire, ce n’est pourtant pour le meilleur car on ne reçoit point volontiers des rimes si licencieuses, sans l’authorité de plus d’vn bon poëte qui par trait de tempz adoucisse ce qu’il y a de rude, il est vray que par tout il y a commencement. Les plus hardis donc les introduisent, & quand on y sera vn peu accoustumé Qu’on en vze lors si on veut. |
-eb |
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(-é*, -et*) |
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-ib |
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-i*, -it* |
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-ob |
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(-op, -ot*, -o*) |
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-omb |
plomb (L) Coulomb |
-om*, -on* |
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La coustume est cause qu’on escrit improprement ces deux motz auec un B, à la fin, car on ne le pornonce [sic !] point, ny l’m aussi, mais estans deriuez du Latin Plumbum & Columbus on leur fait ainsy porter les marques de leurs Primitifs. Partant on les pourra reputer de la terminaison en OM ou ON, & les rimer indifferemment auec l’vne & l’autre. |
-ec |
respect (L)* |
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-anc |
sang (T) |
(-ant*) |
-ang, -ant* |
On les peut rimer fort bien auec ceux en ANG (…) car ces deux lettres C & G, ont fort grande affinité en leur prononciation, specialement à la fin des mots. Quant à ceux qui les veulent apparier à ceux en ANT, il semble qu’ils se licentient trop. |
-onc |
lonc pour long (L) |
-ong, -ond* (-ont*) |
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On peut rimer auec la terminaizon en ONG s’il s’en trouue quelque mot autre que Long. Quant à celles en OND ny ONT, on ne les y peut joindre, sans deroger par trop aux Loix de la rime. |
-arc |
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-ac* |
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-erc (pas chez Tabourot) |
clerc |
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-erd, -ert |
S’il se trouue autres mots de cette terminaizon qui expriment le C à la fin, le mot Clerc y pourra fort bien rimer, car il est tel, quand on veut. A ce defaut il se peut apparier à la terminaizon en en AIR & à toutes celles qui y riment : car ceste prononciation lui conuient aussi fort bien. |
-orc |
porc |
-ord*, -or*, -orc (sic !) |
-ord*, -ort* |
Ce mot Porc, ne se doit prononcer aucunement sans bien faire sonner le C final. Et partant ne se peut apparier ny à la terminaison en OR, ny en ORD ny en ORT. Et le vaudra mieux laisser que de s’en seruir auec telle contrainte. |
-urc |
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(-ur*, -urt*) |
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-ouc (pas chez Tabourot) |
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-oud*; -oup* |
Faut voir la terminaison en Oug où ceste cy rime fort bien. |
-ad |
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(-ast, -at) |
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-ied (pas chez Tabourot) |
pied |
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D : Cette terminaizon prend la prononciation de celle en T. & partant y rime fort bien. On peut fort bien rimer le mot pied & ses composez, auec la terminaison en ié masculin par diphtongue. Voire peut estre y conuient il mieux qu’ici, pource qu’ordinairement ce D. final se prononce fort peu, si ce n’est qu’on le rime auec les autres où il le faut exprimer. |
-aid |
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-ait, -et |
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On peut bien rimer auec la terminaizon en Ait. |
-id |
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(-it) |
-id, -ic* |
Item la terminaizon en It. |
-and & -end |
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-anc*, -ang*, -ant, -ent |
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-ond |
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-onc* (-ont) |
-onc*, -ong*, -ompt*; -ont |
Item la terminaizon en Ont. |
-ard & -art |
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-ard Voy -art |
Item la terminaizon en ART. |
-erd |
vert |
(-ert) |
-ert |
Item la terminaison en ERT. |
-ord |
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(-ort) |
-ort |
Item la terminaison en ORT. |
-ourd |
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-ourt |
-ourt |
Item la terminaison en OURT |
-ud |
cru(d), nu(d) |
-u |
-eud Voy -eut |
Quoy qu’en l’escriture la plus part adioustent un D aux mots icy specifiez. En parlant toutesfois on ne le prononce point, partant on pourra recourir à la terminaison en V & les rimer selon qu’on les trouuera là appariez. |
-oud |
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(-out) |
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Ceste terminaison semble requerir les tierces personnes singulieres du present indicatif des verbes qui on OUDRE en leur infinitif, comme Coud, & absoud, de coudre & Absoudre. Mais puis que la coustume nous fauorise en cela, il sera meilleur de les transporter à la terminaison en OUST où conuient la prononciation qu’on leur baille. |
-ang |
rang (L), sang, estang (L), harang (L) |
-anc, -an |
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Aux susdicts (rang, sang), on prononce le g, les suiuants (estang, harang) ne le font point ordinairement, combien qu’on le leur baille en l’escriture, toutesfois qui les veut rimer aux autres, il faut qu’ils s’accommodent à leur prononciation. Si on s’en peut passer ce sera le meilleur, car ils s’y accordent mal. A ceste terminaison rime fort bien celle en anc, pour ce que son g final se prononce entierement comme si c’estoit un c. On y aura recours. |
-aing |
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-ain |
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Il y a quelques mots comme Maling, Bening, Sing, Chagring, que la coustume fait escrire à quelques vns auec un g à la fin, mais ne se prononçant point, il doit estre reietté comme superflu, & lesdicts mots se trouueront à la terminaizon en in où ils conuiennent. |
-ing & -eing |
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-in & -ein |
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-oing |
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-oint* |
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Tous les mots que la coustume attribue à cette terminaison se trouueront en celle en oin où ils sont placez, à meilleur droict que sous celle ci, d’autant qu’on n’en prononce point le g, lequel n’y servant que de parade en doit estre retranché comme inutile. |
-ourg |
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-our |
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-eul |
chevreul (T)* |
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-eil* |
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-am |
dam |
-an |
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Tous les mots terminez en M, si ce n’est Item & Hem, ne prononcent point l’m à la fin, & partant se peuuent librement aparier à ceux en N. Dam : On peut exprimer l’M à cestuy cy, si on le rime auec Adam, Abraham, & les semblables, où on le fait. Quand on ne l’y prononce point, il rime fort bien auec la terminaizon en An. |
-em |
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-en |
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-im |
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-in |
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-aim |
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-ain |
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-om |
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-on |
-on |
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-um |
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-un |
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|
-an |
Damp (T)*, champ (T)*, camp (T)*, estang (T)*, Roland* (T), chalan (L), tisseran (L), estan (L) |
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-en fort |
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-an de forte prononciation |
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Les mots de ceste terminaison sont secondes personnes singulieres de l’imperatif. Aucuns les veulent faire servir à la premiere personne du present indicatif, pource qu’on n’y prononce point l’S qu’on lui baille en l’orthographe, se disant plutost, Ie pren que ie prens. En ceste consideration là il est bon, mais entant qu’en ladicte personne premiere il se prononce long, & en ceste cy brief, cela ne se peut admettre, si quant & quant on n’vse d’vn accent (non receu) pour les discerner. En attendant on en doit vser comme de coustume, de peur que la similitude de l’orthographe vint à en faire confondre les rimes qui auoyent mauuaise grace, comme on peut voir ici Arreste donc & m’enten // Pour ouyr ce que i’aprens, ou Apren auec un accent long. Et quoy qu’aisement on le peust faire bref, c’est toutesfois contre sa nature, & ne s’en doit vser qu’à l’extremité. Hors la rime ils ont l’accent long, & prennent l’S deuant vne voyelle. |
-oyen |
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(-an par licence selon le dialecte des Parisiens) |
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-in |
cinq (T)* |
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-oin |
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-oing |
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On a accoustumé d’aiouter vn g. à tous les noms de ceste terminaizon en l’orthographe, mais puis qu’à la prononciation il ne s’exprime point, c’est chose purement superflue de le mettre. Qui voudra suyure la coustume, le face, pourueu que cela ne le face abuzer à la bien prononcer. |
-bon |
vagabond (T)* |
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-don |
domp (T)* |
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-fon |
fon(d)* |
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confon, morfon etc. : On peut user de ces verbes en ceste terminaizon à la seconde personne singuliere de l’imperatif, en autre, non, encore semble il qu’il y ait vn peu de contrainte. Hors la rime il leur faut adjouster l’S, & l’accent long qu’icy on leur baille bref. |
-gon |
gond (T)* |
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-glon |
plomb (T)*, blond (T)* |
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-nom & -non |
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Non : Item la terminaison en Om |
-tron |
tronc |
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-ap |
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-at*, -a* |
-ac* |
Quelques vns sont d’aduis que les mots terminez en P, puissent rimer auec ceux qui definent en la voyelle qui le precede, comme feroit Laissa avec Du Drap Meslé, un Iulep. Item auec la terminaizon en t, comme Drap & Chat, Iuillet & Iulep, Trot & Galop. A la verité, il semble que ce soit aller le trot & le galop ensemble, car ces mots (hormis ceux en amp) ne peuuent laisser la prononciation du p, à laquelle les autres ne s’accordent nullement. Et vaut mieux n’en vzer point du tout, que de les contraindre si fort, si l’vsage n’adoucit ceste contrainte. AMP : Ceux-cy seulement entre la terminaizon en p se peuuent passer d’exprimer ledit p, & partant peuuent rimer auec ceux en an encor qu’avec ceux en ant, pour ce que à peine se passent ils de faire sonner ce t, & outre cela, ils ont vn accent long qui icy est brief, & en ceux en an aussy, vn exemple le monstrera mieux. I’ay entendu dans le camp // Que l’office estoit vacant. On void bien là que camp se prononce brief, & vacant long (ores qu’on n’exprime point le t) aussy ces deux suyuantz, d’vne mesme mezure, monstrent bien qu’il est meilleur ainsi . Si tost qu’il fust dans le camp // je le vi vendre à l’ancan. Qu’on juge maintenant qui a meilleure grace pour en vzer. |
-ep |
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-é*, -et* |
sep de vigne Voy -et |
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-amp |
dam |
-ant* |
-am*, -an*, ant* |
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-op/-oup |
galop, coup Tabourot : Rime auec les terminez en ot & out : Comme,
Il alloit tantost le trot, Item
Il attendoit au bout, |
-ot/-out* |
-oc* |
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-(o)q |
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(-oc, -ot*) |
-oc |
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-ar |
braquemar, Ie par (T), Ie depar (T)*, rampar (T)* |
(-ard*) |
-ard*, -art* |
Coquemar, braquemar, portebraquemar : Aux troix precedentz les vns adioustent vn D, les autres un T. Comment que ce soit, ils riment bien icy, comme aussi ils font aux dites terminaizons de D & T. Quelques vns adioustent icy le verbe Ie pars & ses composez en la premiere personne du present indicatif, voulants qu’on die Ie par & Ie deparI & etc. Mais chacun sçait qu’il ne le dit point brief, mais long (quoy cependant qu’on n’en exprime point l’S) Il y auroit plus d’aparence de le receuoir en la seconde personne de l’imperatif, & dire Va t’en & te depar. Toutesfois encore ne se peut il sousfrir estant prononcé plus long. |
-as |
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pluriel des mots en -at |
-acs, -ats |
AS : Il est vray qu’on peut faire icy vne obseruation encore plus particuliere, qui enrichera la rime de beaucoup de douceur, si on se veut peiner de l’y astraindre, c’est d’assembler les mots seulement qui ont mesme accent, pour exemple Bas, & Succombas ont l’accent long, Esbatz & Combatz l’ont brief. Qui diroit donc, Iamais tu ne succombas // Aux plus furieux combatz. Il n’y a celuy qui ne le iuge tres bon, tant pource que la rime est menee par vne mesme consonante, que pource que combatz n’est point beaucoup contraint pour prendre l’accent long de l’autre, mais si on le prononçoit brief comme il doit estre, il auroit mauuaize grace, & peut estre que tous les autres ne s’y accommoderont pas si bien… haras, materas, bras : Les suyuants ont l’accent bref estantz au plurier. Quant à leur singulier (ore qu’on les ecrive tousjours auec l’S) il semble qu’on la leur deust oster, veu qu’on ne l’y prononce point, & partant se deuroyent rapporter à la terminaizon en A. |
-acs (pas chez Tabourot) |
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Au reste quelques vns de ces pluriers se peuuent accommoder à estre prononcez sans le c. Et en ce cas on les pourra rimer à la terminaison en as. (…) Il faudra auoir le iugement de discerner ceux que l’vsage a plus adoucis ainsi pour les employer, laissant les autres, & n’en vser pas à tous les jours. Car ce que on se le permet, c’est par licence. On peut rimer aussi à la terminaison en acts. ACTS où on exprime le c : Pource que le t ne se prononce point ici on pourra fort bien rimer à la terminaison en acs. Il est vray que ceste cy a l’accent brief que l’autre a long, mais le peu de mots qu’il y a contraint de s’en dispencer, il faudra vn peu luy allonger l’accent. |
-ecs |
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-ais, -ets |
-és |
Au reste le plurier de sec, qui est secs, se peut bien aussi prononcer sans le c comme s’il estoit escrit ses auec l’e qui represente la diphthongue ai, pourtant se pourra il rimer a la terminaisont en es, comme aussi à toutes celles qui s’y apparient. Le mot Eschés se prononce comme cela aussi sans c quand on veut, & alors se peut apparier à la terminaison en chés par é masculin. On peut rimer à ceux en ects. ECTS où on exprime le c : Au reste, d’autant que le t n’y est point exprimé ils pourroyent rimer auec cuex en ecs comme ceux dont ils ont la prononciation, mais l’accent long qu’ils ont, qui est icy brief, y fait obstacle, au besoin toutesfois ce n’est point chose qu’on ne se puisse bien permettre. |
-ics |
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(-is, -its) |
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On y pourra rimer ceux qui sont terminez en iz mais il leur faudra bailler l’accent long comme ont ceux cy. Les suiuants, Alembics, Bazilics, Aspics, s’accommodent à laisser leur c, & partant peuuent rimer auec ceux en bis, lis & pis, à l’accent long. espics le laisse aussi, mais il s’apparie à ceux en pis a l’accent brief. Et porc espics à ceux qui l’on long. Les autres si l’vsage ne les adoucit s’y peuuent malaisement contraindre. |
-ocs |
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-ots |
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A grand peine ceux cy se veulent ils dessaisir du c. pour rimer à ceux en os. Et ne s’en doit on dispencer s’il n’est plus que necessité. |
-es par é masculin |
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-ais, -ets, -ests (pas de distiction entre e ouvert et e fermé) |
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-efs |
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Au reste Chefs, Meschefs, & Couvrechefs peuuent se prononcer sans l’f, & rimer au besoin auec ceux en chés ausquels il faudra bailler l’accent long pour les accommoder à ceux cy. |
-els |
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-és |
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-euls |
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-eus |
Entre lesquels Linceuls, glayeuls, ayeuls, & ses composez se peuuentprononcer sans l, com s’il y auoit linceux, ayeux, &c. En ce cas on les rimera à la terminaizon en eus. |
-ancs |
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-ans |
Ceux cy quand on les veut prononcer comme ils sont rthographiez auec le c, ils le peuuent bien, mais ordinairement on les profere neantmoins comme s’ils ne l’auoyent pas : c’est pourquoy ils se peuuent fort bien apparier à la terminaison en ans. |
-arcs, -arts & -ards |
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-ars |
Arcs : Au reste comme on les profere ordinairement ainsi que s’ils s’escriuoyent sans c ils se pourront apparier à ceux en ars. Ards : Et rimera on fort bien à la terminaison en ars & à toutes celles qui s’y apparient. |
-erds, -erts |
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-ords |
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pluriel des mots en -ort, -ors |
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Et se rimeront a ceux en ort & a tous ceux qui s’y apparient. |
-oucs |
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-outs |
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Et au besoin leur faisant laisser le c onles appariera à ceux en ous. |
-ucs |
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-uts |
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S’il n’est plus que cecessité, il ne faut forcer ceux ci de rimer a ceux en vs, car il y a trop de contrainte. |
-ads, -eds, -ids, -ods, -oids, -uds |
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-ats, -ets, -its, -ots, -oits, uts |
-euds Voy -eus |
DS : Il faut noter que toute ceste terminaison se prononce comme s’il ny auoit point de d. |
-cés |
seps (de vigne) |
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EPS : Le p ne s’y exprime point & pourtant se peuuent apparier à ceux en es par a comme la diphthongue ai. EPTS : Si on se veut seruir de cestuy cy il luy faut apparier les mots terminez en eps & y faire sonner le p les accommodant à sa prononciation, & en change luy faire prendre leur accent long. |
-eufs |
neufs |
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-eus |
Au reste, pour ce que l’f ne s’y prononce point, ils rimeront fort bien auec ceux en eus excepté veuf, qui ne se peut proferer sans l’f, partant quand on s’en servira, il faudra accommoder ses compagnons à la prononciation. |
-is |
Alembics (L), tardifs (L), maladifs (L), baillifs (L), conils (L), fenils (L), chenils (L), esquifs (L), perils (L), barils (L), exxessifs (L), outils (L), gentils (L), naïfs (T), habits (T), massifs (T), pensifs (T), desdits (T), delicts (T), esprits (T), fruits (T), fils |
Pluriels de -tit, -til et -ty |
-irs, -ics, -ids |
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-ais |
laids, legs, aspects, respects, etc. |
-ecs, pluriel des noms terminés en -ait |
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AIS à l’accent brief : Ce sera bien fait de ne rimer point ceste terminaison à la suyuante ni à celles qui s’y apparient qui ont l’accent long ce qui sera facile pour le grand nombre de ceux en ets en aits & en aicts & ects. où le c ne se prononce point qui ont tous l’accent brief comme ceux cy. Autrefois toutesfois on s’en pourra seruir en menant les rimes par mesmes consonantes. AIS à l’accent long : Il se pourra fort bien rimer à la terminaizon en Es qui se prononce comme ceste cy & à celle en Ests. Quant à la precedente & toutes celles qui s’y apparient d’autant qu’elles ont l’accent brief, on ne s’en dispencera qu’à grande necessité. |
-ais |
naifs |
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-ois |
doibs, doigts |
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OITS : On y appariera fort bien la terminaison en ois à l’accent brief comme celle dont elle tient entierement la prononciation. |
-tis |
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pluriels de -tit, -til, -ty |
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Encore s’y peut on seruir de quelques pluriers des noms en tif (…) Il n’est pas bon de tous indifferemment. Il faudra auoir le iugement de choisir ceux qui pour estre plus vulgaires sont plus receus en ceste terminaison qui leur est baillées de plusieurs. |
-amps & -emps |
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-ans |
NS : Icy riment fort bien les terminaisons en ancs, celle en ands, celle en angs, celle en amps & celles en ants et ents. AMPS & EMPS : Au reste le p ne s’y prononçant point, ils rimeront fort bien à la terminaison en ans, & à toutes celles qui s’y apparient. ANTS & ENTS : On y rimera la termminaison en ans & ens & toutes celles qui s’y apparient. |
-geans |
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pluriels de -geant |
-ancs, -ands, -angs, -ants |
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-fans |
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pluriels de -fant |
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-gans |
gands |
pluriels de -gant |
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-ians |
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pluriels de -iant |
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-flans |
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pluriels de -an, -anc, -and, -ant |
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-ens & -ents |
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pluriels de -ent |
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-gens |
temps, passetemps |
pluriels de -gent |
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-oins |
oings |
pluriels de -oint |
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-vins |
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pluriels de -in et -int |
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Item ceux en Aints et Eints |
-ons |
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pluriels de -ont |
-onds, -onts |
BONS : On y pourra rimer Bonds et Vagabonds. |
-plons |
monts (T), ramonts(T) |
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Et Ploms plur. de Plom |
-rons |
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pluriels de -ront |
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On y pourra rimer ronds de rond, & la terminaison en omps qui n’ont autre prononciation que celle cy. |
-rrons |
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pluriels de -ron |
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-aps (pas chez Tabourot) |
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-aqs, -acs, -ats, -as |
Au reste, Draps peut bien laisser son p en la prononciation & rimer auec ceux en as a l’accent long. |
-eps |
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-ecs, -ets |
Le p ne s’y exprime point & pourtant se peuuent apparier à ceux en es par e comme la diphtongue ai. |
-oups |
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Lesquelz on pouimer à ceux en ous à l’accent long d’autant que le p n’y est point exprimé, et se dit Cous au lieu de Coups. |
-os |
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pluriels de -ot et -oc |
-ocs, osts, ots |
On a accoustumé d’apparier à ceste terminaison les mots terminez en ots qui sont pluriers de ceux en ot. Or est-il qu’ils ont un accent brief que ceux cy ont long. Parquoy qui se pourroit garder de les confondre ne feroit que bien. Car encor que la dissonance semble petite, si ne l’est elle pas quand on les veut prononcer naisvement & sans contrainte, comme il appert icy Il souspira maints sanglots // Tandis qu’il y fut enclos. Mais il aura bien meilleure grace de les apparier ainsi à leur semblable. Il a ietté maints sanglots // Ains qu’estre eschappé des flots. Item Depuis qu’il y fust enclos // Il s’en est trouvé forclos. Qui en voudra vser autrement le doit faire le moins qu’il pourra, la necessité n’a point de loy. |
-ars |
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pluriels de -art et -ard |
-arcs, -ards, -arts |
On y pourra fort bien rimer la terminaison en ards & celle en arts qui se prononcent entierement comme celle -cy, sans exprimer ni le d ni le t. Item ceux en arcs où le c ne se prononce point. ARTS : On peut rimer à ceux en ars. |
-ers et -airs |
clercs (T), serfs (T) |
pluriels de -ert |
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ERS : Item celle en erts laquelle se prononce sans l’expression du t. Et le plurier de Clerc, qui se lit aussi comme s’il estoit escrit Clers ou clairs, au lieu de Clercs. ERTS : Qu’on rimera à la terminaison en ers par e comme la diphthongue ai & aux autres qui s’y apparient. |
-ords et -orts |
alors (T) , hors(T), ors (T) |
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-ors, cf. -ords et -orts |
ORS : on y pourra rimer ceux en ords & ceux en orts où le d & le t ne se prononce point. Le plur. de porc s’y peut aussi apparier n’en exprimant point le c. ORTS : Ausquelz on rimera ceux en ors tous ceux qui s’y aparient. |
-ours |
bourgs (T), courts (T), lourds (T) |
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-ourds |
OURS : Auxquels on pourra rimer ceux en ourds. Item courts adiectif plur. de court. OURTS : Qu’on apariera à ceux en ours. |
-ats, -e(t)s, i(t)s, -ots, -uts, -euts |
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pluriels de -at, -et, -it, -ot, -ut, -eut -as, -es, -is, -os, -us |
-ets Voy -eteu (?) et -és |
TS : Il faut noter que le t en cette terminaison ne se prononce point : la coustume l’entretient seulement en l’orthographe, auec peu de raison, comme plusieurs autres choses.
ATS : Au reste ils ont l’accent brief, & se doiuent rimer auec ceux de la terminaison en as qui l’ont tel. |
-asts |
|
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-ats, as |
Les plur. Des noms en ast adioustant vne s : Degast, degasts. Ausquels on pourra rimer ceux en as à l’accent long & toutes les terminaisons qui s’y apparient. |
-ests |
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-és |
Ausquels on poura rimer la terminaison en es par e comme le diphtongue ai et les autres qui s’y apparient. |
-aus & -auts |
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-auts |
On pourra icy fort bien rimer la terminaizon en Auds Celle en Auts & celle en Osts. Lesquelles nonobstant la difference de l’orthographe ont toutesfois la mesme prononciation. Item avec celle en Os auec laquelle s’il y a de quelque dissimilitude de prononciation, elle est si petite qu’à peine s’aperçoit elle, au moins est-il facile de la deguizer. |
-eus & -eux |
beufs (T) |
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Bœus : On l’escrit Bœufs, mais il se prononce sans f, comme il est icy. |
-ous |
boucs (T), Iougs(T), tu cous (T), coups (T) |
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-ousts, -outs |
OUS à l’accent brief : Item la terminaison en outs … lesquels ont la mesme prononciation de ceux-cy, veu que le t ne s’y prononce point. Qui les voudroit escrire aussi sans luy, il ne se trouueroit estrange. Quant à les apparier à la terminaison suiuante qui a l’acent long, de raison on s’en deuroit abstenir, car les prononçant comme on doit si y a de la dissonance ainsi qu’il se peut ici iuger Vn oreiller est plus doux // De plume que de cailloux Mais comme l’vsage a gaigné qu’ils s’accommodent assez bien à receuoir l’accent long, on en pourra vser, sçachant toutesfois que quand on les appariera chacun a son semblable, la rime en sera beaucoup plus riche & plus douce, laquelle ne peut que perdre beaucoup de naisveté, estant astrainte à vn autre accent que le sien naturel |
-at |
|
-ast |
-ast |
T : La terminaison en D prend la pononciation du T, c’est pourquoy elles riment bien ensemble. Ce qu’on notera ici, d’autant qu’au renuois qui s’y feront cy apres on ne s’y amusera à aduertir de leur conformité. |
-et, -ect, -est |
|
|
-ect Voy -et & -ait |
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-pit, -rit ?, -vid ? |
Jesu Christ (T), vid (T) |
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-it Voy -ist |
|
-glant |
gland (T) |
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-and, -ent, -end |
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-pant |
pend (T) |
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||
-quant |
quand (T) |
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||
-fent |
defend, fend (T) |
|
||
-tent |
attend, entend, pretend (T) |
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||
-vent |
vend (T) |
|
||
-ont |
tirefond, profond (T) |
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|
|
-art |
|
-ard |
-ard |
|
-ert |
Perd (T) |
|
-erd |
|
-ast, -aist & -est, -ist, -ost, -ust |
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-at, -ait, -aist, -et, -it, -ot, -ut |
-est Voy -aist, -oist & -ait |
|
-aut & -aud |
|
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|
|
-out |
aoust (T), goust (T) |
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-oult, -oup*, -oust |
|
-ou |
sou pour saoul (L) |
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-az, -ez, -iz, -oz, -uz |
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-as, -es, -is, -os, -us |
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Z : tous ceux à qui on le baille sont à la terminaison en s. |
Tableau 2. Dictionnaires de rimes et consonnes finales
La première colonne énumère les catégories de rimes de La Noue qui présentent, chez Tabourot ou Le Gaygnard, une caractéristique intéressante ; la deuxième signale d’éventuels mots remarquables ou discordants dans les listes de Tabourot ou La Noue. La troisième mentionne les catégories que Tabourot associe à celle citée en première colonne, entre parenthèses lorsqu’il ne les admet que par licence (hardiment, si tu es forcé…) ; la quatrième indique les catégories que Le Gaygnard associe à celle citée en première colonne, également entre parenthèses s’il y a restriction ; enfin, la cinquième recense les éventuelles remarques de La Noue. Les écarts aux règles de la rime « stricte » (dus essentiellement à Tabourot et Le Gaygnard) sont signalés par un astérisque.
Il ne faut pas exagérer les divergences qui apparaissent entre ces dictionnaires. Tous trois présentent un système dans lequel, fondamentalement, la consonne finale est déterminante pour la rime. Seulement, Tabourot, pour certaines catégories peu fournies, admet par licence des équivalences approximatives que La Noue rejette : tout bien pesé, le fait qu’il soit permis ou non de rimer plomb avec melon ou Iuillet avec Iulep n’est pas en lui-même de nature à changer la face de l’art poétique… Quant à Le Gaygnard, il est prêt à admettre n’importe quelle licence, pour peu qu’il l’ait rencontrée chez Ronsard ou Jodelle. Comment expliquer le laxisme relatif de Tabourot ou Le Gaygnard et la rigueur de La Noue ? Par le « quartier de France où on se tient », comme le suggère La Noue dans une de ses premières piques à Tabourot ?
Ainsi que le relève Morin (Footnote: Morin, La rime d’après le Dictionnaire des rimes de La Noue.), Tabourot, bourguignon « lieur », était probablement moins enclin que La Noue, originaire de l’Ouest et « tronqueur », à prononcer et à entendre les consonnes finales à la rime, simplement parce que ce dernier en avait maintenu davantage dans son parler naturel. L’explication est pertinente mais, si elle était suffisante, Le Gaygnard, tout aussi occidental que La Noue, devrait être aussi strict que lui : on a vu qu’il était parfois plus laxiste que Tabourot. D’autre part, on est loin de retrouver, chez les poètes d’extraction bourguignonne, la tendance de Tabourot à négliger certaines consonnes finales. Un seul exemple, mais non des moindres : Théodore de Bèze, « natif de Vezelay en Bourgongne », écrit en 1550 une brève tragédie intitulée Abraham sacrifiant qui est représentée à la cérémonie des Promotions de l’Académie de Lausanne. Tant l’origine du poète que le contexte de « spectacle scolaire » pourraient avoir fait que Bèze, par ailleurs très habile et très pragmatique « linguiste », cède à son parler « naïf » et s’autorise l’une ou l’autre des licences de son compatriote Tabourot : il n’en est rien. Il s’agit d’une tragédie, la première en langue française, et le système de rimes utilisé ici n’est pas moins strict que celui qui prévaudra dans les grandes tragédies du siècle suivant.
En fait, tant Tabourot que La Noue, même si leur parler naturel est susceptible de transparaître quelque peu de leurs dictionnaires respectifs, ne sont pas, et de loin, des locuteurs naïfs qui se seraient piqués, un beau jour, de constituer à partir de rien, chacun dans son « quartier » et sur la base de ses usages propres, un système de versification personnel. Tous les deux ont a gérer un héritage dont le poids est à même de reléguer au second plan leur appartenance régionale. Quant à la langue de Le Gaygnard, elle est comme engloutie par le flot de licences dont hérite son système.
Avocat facétieux et volontiers grivois, mais aussi amateur de « bonne » poésie, Estienne Tabourot n’est pas à proprement parler l’auteur de son dictionnaire. Comme il le reconnaît dans sa préface, il est l’exécuteur testamentaire de son oncle Jean Lefèvre, chanoine touche-à-tout et autodidacte, féru d’horlogerie et de combinatoire mais au demeurant, et comme le laisse entendre Tabourot malgré l’affection et l’admiration qu’il éprouve pour lui, piètre poète. Il a mis à profit son goût de l’exhaustivité pour accumuler les « pierres & materiaux » que Tabourot, en bon « maçon », a utilisés pour dresser « l’architecture & bastiment d’iceux ». Lefèvre est plus un rimeur d’occasion qu’un poète et Tabourot, en publiant son dictionnaire, vise donc plus à domestiquer les « poëtastres » qu’à intéresser les « doctes poëtes », la Muse de ceux-ci les dispensant du recours à un outil si trivial. Il sait fort bien que l’immense majorité des productions qui naîtront de la consultation de ses pages finiront chez les beurriers, apothicaires et libraires pour faire des « pacquets de cartons » et, en tout les cas, ne franchiront jamais le seuil d’une imprimerie. Détail piquant : Tabourot n’a pas osé livrer tels quels à l’imprimeur les modestes vers de son oncle et de quelques-uns de ses amis qui précèdent le dictionnaire proprement dit. Il dit avoir « adoucy beaucoup de mots, & agencé les frases & formes de parler d’alors, qui eussent esté trop dures à supporter aux aureilles delicates de nostre siecle ». On constate en tout cas qu’ils ne sont entachés d’aucune des licences touchant aux consonnes qu’autorise pourtant le dictionnaire.
Tout autre est l’héritage que doit gérer Odet de la Noue (Footnote: Son dictionnaire n’est pas signé, mais il lui a été attribué d’assez bonne heure, soit au xviie siècle. Cette attribution semble avoir été remise en question au xixe siècle au profit d’un certain Pierre de La Noue dont on sait fort peu de choses. A priori, je ne vois pas au nom de quoi il faudrait remettre en question l’attribution la plus ancienne.). Gentilhomme huguenot dont le père, François, est né à Nantes, emprisonné durant les guerres de religion et nommément rétabli dans l’Edit de Nantes en 1598, il se retrouve quelques années plus tard parmi les « exécuteurs testamentaires » de la plus grande figure de l’humanisme musical en France : Claude Le Jeune. Ses initiales figurent en effet, à côté de celle d’Agrippa d’Aubigné, au bas des quelques vers qu’il insère dans plusieurs volumes de l’édition posthume parue chez Ballard. Si l’on en croit Mersenne (Footnote: Mersenne, Quaestiones celeberrimae in Genesim, p. 93. « Alios versus Gallicos, & latinos musicè redditos vide apud Claudinum Iunium, qui quidem sunt à Baifio compositi, sed ab haeretico de la Nouë partim immutati, quapropter caue ». Mersenne pourrait tenir ses informations du compositeur Jacques Mauduit, ami de Claude Lejeune. Voir aussi Lamothe, Claude Le Jeune : les Pseaumes en vers mesurés.), c’est à Odet de La Noue qu’il faut imputer le remaniement en profondeur des psaumes en vers mesurés de Jean-Antoine de Baïf mis en musique par Le Jeune auquel cette édition a donné lieu (Footnote: Claude Le Jeune, Pseaumes en vers mezurez. Une édition rétablissant le texte original de Baïf est disponible. ). L’une des particularités de ce remaniement est qu’il introduit des rimes au sein d’un modèle de versification qui, à l’origine, les rejette. Ainsi donc, celui-là même qui fait montre, dans son dictionnaire de 1596, d’une précision quasi miraculeuse en matière de quantité des syllabes, se retrouve gérant de l’héritage de Baïf et de son système de vers mesurés, avec la mission parfaitement impossible d’adapter les productions de l’académie de poésie et de musique de 1570 aux goûts du public cultivé des années 1600. Ce n’est donc pas en vain que La Noue, dans l’une de ses piques à Tabourot, peut invoquer « l’authorité de plus d’vn bon poëte ». Il est évident que son dictionnaire se place à un autre niveau que celui de son devancier bourguignon.
Quant à Le Gaygnard, qui s’adresse à « ceux et celles qui promptement vouldront passer le temps à compozer quelque choze en l’art de Poëzie » (Footnote: Le Gaygnard, Promptuaire, deuxième page de la préface.), loin de mettre en avant ses origines poitevines pour défendre un système de rimes strictes, il se réclame plutôt d’une avant-garde parisienne, celle de la Pléiade qu’il prétend avoir fréquentée durant sa jeunesse, pour en encourager les licences — alors que La Noue restait foncièrement méfiant à leur égard — afin de rendre la tâche plus facile à ses lecteurs, quitte à reléguer la question de la prononciation au second plan. Tout en se réclamant des mêmes bons poètes que La Noue, il parvient donc paradoxalement, et parce qu’il régularise des licences qui ont, chez eux, un caractère exceptionnel, à un système qui est proche de celui de Tabourot : comme, probablement, il ne reconnaît pas sa langue naturelle dans la pratique des principaux poètes de la Pléiade, il tend déjà à développer une vision abstraite de la rime. Ainsi avertit-il, dans sa préface :
AP. se peut vnisoner à AT. & y peut auoir son Renuoy comme ie diray ci apres.
Tu trouueras soubs les mots en AR. vn renuoy à ARD. & à ART. pour les chercher à ta necessité seullement ne pouuant parmi les en AR. trouuer aucun mot que tu puisses mettre elegamment à la fin des Vers, que tu veux fraternizer au premier sans brouiller, & dificiller ta Sentence, & perdre la douceur de ce Vers. Et ayant choizi soubs l’vn de ces deux Tiltres vn mot propre, & à propos : tu luy retrencheras le D, ou le T, final par figure, & licence Poëtique, pour rendre ton Vers plus, & mieux vni-sonant. Et parce quil ny à encores nul qui aye parlé en François des figures & licences vni-sonaires : lesquelles il fault, que le nouueau Poëte sache, & entende, comme choze necessaire. (Footnote: Le Gaygnard, Promptuaire, Préface, 21e page.)
Ces licences — comprises non pas comme des exceptions qu’il faudrait tolérer tout en les maintenant à l’extérieur d’un système de règles, mais comme des « figures unisonaires » à intégrer pleinement au jeu de la rime — on ne sait jamais, en lisant Le Gaygnard, si elles portent sur la graphie, sur la phonie ou sur les deux. Dans unisoner, qu’il emploie à la place de rimer, il y a bel et bien « son », mais -ap ne peut logiquement « unisoner à » -at qu’en ne sonnant pas la consonne finale. Et si l’on « retranche » la dernière consonne de -ard ou de -art, s’agit-il d’un tour de passe-passe graphique qui supprimerait une lettre de toute façon muette, ou alors d’une réelle harmonisation phonique de la rime -ar : -ard ? Le fait que la réponse à cette question soit susceptible de varier d’un locuteur à l’autre explique peut-être que Le Gaygnard ne prenne pas position. Le doute subsiste du reste lorsqu’il donne des exemples des diverses figures possibles. Si Ronsard, par « epentheze », ajoute un i à sache, que Le Gaygnard considère comme la forme régulière, pour assurer la rime saiche : fleche, ou s’il ajoute un u à choze pour faire passer chouze : espouze, on comprend bien que cet ajout a pour Le Gaygnard une signification phonétique. Mais si, par « syncope », le même Ronsard enlève l’f de neufve pour assurer la rime Fleuve : neuve, peut-il s’agir d’autre chose que d’un pur artifice graphique ?
Mieux probablement que leurs origines respectives, le fait que la tenue littéraire de La Noue dépasse de beaucoup celle de Tabourot (et probablement aussi celle de Le Gaygnard) peut donc à son tour expliquer certaines de leurs divergences concernant les consonnes finales. En dépit du fait que ces pièces en style moins élevé sont aussi moins susceptibles d’être consignées sur parchemin ou, plus tard, imprimées, on en trouve quelques traces à la marge de la production littéraire, par exemple dans certaines chansons du xve siècle (Footnote: Dans la collection publiée par Gaston Paris, on trouve par exemple (les numéros renvoient aux pages) doux : amours : tour (3), quis : luy (4), aussy : il (5), desir : ici (6), esconduit : cuillir (7), dy : respondit (7), saison : donc : long (9), amours : vous (11), dormir : amy (13) etc.) qui présentent des licences bien plus importantes que celles qu’autorisera Tabourot. Toujours au xve siècle, un auteur comme Jean Molinet, natif de Normandie, devrait, selon une logique dialectale, être plutôt conservateur en matière de consonnes finales. Alors qu’il est en général ni plus ni moins strict que ses collègues rhétoriqueurs, il se laisse aller, dans une pièce célébrant les vins, qu’on imagine récitée dans un banquet et à une heure où l’élocution ne s’arrête plus à de si petits détails, à rimer Paris avec esperit, issit avec cy et procès avec c’est (Footnote: Jean Molinet, Les faictz et dictz, I, p. 32 et sq.). Au xvie siècle, les noëls (Footnote: Voir La Grand Bible des Noelz, ouvrage moult fois édité dans les lieux les plus divers. J’y note, au passage et entre autres, (les numéros renvoient aux folios) pasteurs : gracieux (1 v°), orient : Bethleem, jour : nous (2 r°), assavoir : vray (4 v°), dict : suis, faict : Noel (5 r°), ainsi que trop : trot (12 r°).) constituent une source intéressante de rimes atypiques.
Si l’on essaie maintenant de classer les systèmes de rimes, théoriques ou pratiques, présents au xvie siècle en fonction de leur degré de tolérance, on obtient, par ordre décroissant :
Le système de La Noue, de loin le plus strict. Il présente notamment des contraintes fort subtiles en matière de quantité qui font qu’on aura beaucoup de peine à trouver, que ce soit avant ou après son auteur (et même parmi les vers qu’il a lui-même composés), un corpus poétique qui lui soit conforme. Par exemple, des rimes du type trépas : états, qui pullulent pourtant chez Corneille et Racine, feraient hoqueter un détecteur de rimes fautives réglé sur « La Noue ».
Le système des poètes « littéraires » qui est proche de celui de La Noue, à condition qu’on passe sur un certain nombre de licences et qu’on ne soit pas trop délicat en matière de quantité syllabique.
Le système de Tabourot-Le Gaygnard, qui n’est guère éloigné de celui des poètes « littéraires », à la nuance près qu’il accepte sans guère de retenue les licences que ceux-ci ne tolèrent que ponctuellement : un détecteur de rimes fautives réglé sur « Tabourot » pourrait donc digérer sans broncher la totalité de la production poétique dite « classique ».
Le système des « poétâtres », rimeurs familiers et burlesques, sans prétention littéraire, dont la liberté (ou l’ignorance des règles) est variable, mais potentiellement illimitée, et qu’il vaut mieux ne soumettre à aucun détecteur de rimes fautives.
Tout en restant soumis à un système de rimes strictes, les airs de cour qui sont publiés dans les premières décennies du xviie siècle révèlent quelques entorses, portant essentiellement sur l’s final, et en particulier celui de la deuxième personne (Footnote: tu me prive : plaintive (Bataille I, p. 62 v°), volage : tu m’outrage (Bataille V, p. 66 v°), fontaine : ses veine (Boyer II, p. 11), Latone : tu t’adonne, tu pourchasse : ta place (Boyer II, p. 17).). On appréciera ces deux strophes d’un air de Jean Boyer, qui mélangent allégrement singulier et pluriel (on note aussi au passage qu’il faut élider la dernière syllabe de trouvent pour que le dernier vers soit un octosyllabe) :
Et ce qui peut rendre loüable
Leurs desseins pleins d’ambition,
Leurs femmes qui sont secourables
Ayant semblables passion
Belles ne trouvés point estrange
Si ces desseins sont si mondains :
Car vos beautés font que les anges
Se trouvent au nombre des humains. (Footnote: Boyer II, p. 6-7.)
En débit de leur caractère licencieux, ces exemples montrent que, sous Louis XIII, les chanteurs ne se sentaient manifestement pas tenus d’articuler tous les s finaux.
Le Nouveau Dictionnaire de Rimes, paru en 1648 et attribué à Fremont d’Ablancourt, marque une étape intermédiaire entre La Noue et Richelet, qui se fondera sur lui pour établir son propre dictionnaire.
Catégorie |
Exemple ou commentaire |
-b |
Plomb voy lon, parce que le B ne se prononce point |
-ec |
Respec, Aspec il s’escriuent auec vn T, mais il ne se prononce point |
-anc & -ang |
|
-onc |
Long, oblong (-ong renvoie aussi à -onc) |
-erc |
Voy Er Rude parce que le C ne se prononce point |
-ouc ou -ouq |
Ioug le G se prononce comme vn C |
-ed |
Bled le D ne se prononce point |
-ied |
Pied […] de plein Pied plus voy ïé car le D ne se prononce point |
-id |
Nid Voy ni ou nit, car le D ne se prononce point |
-aid |
Laid voy lait |
-oid voy -oit |
|
-and & -end |
Nonchalant il se met auec vn T |
-aind & -eind |
Voy Aint & Eint |
-oind |
Poind A l’imperatif le D ne se prononce point & à la troisiesme personne du present il se prononce comme vu T. Voy oin & oint |
-ond |
Comme le D ne se prononce point ou se prononce comme vn T, tu peux voir les rimes en on & en ont |
-ard & -art |
Parce qu’outre qu’ils riment de mesme, la pluspart s’escriuent indifferemment |
-erd |
Voy ert |
-ort |
Voy ort |
-ud |
Nud Crud Sud Voy les rimes en V car le D ne se prononce qu’à sud |
-aud |
Voy aut |
-œud |
Nœud voy Oeu, car le D ne se prononce point |
-oud |
Voy out |
-ef |
Couuvre-Chef Clef l’F ne se prononce point à ces deux mots |
-erf |
Ces mots, excepté Serf, se peuuent rimer auec ceux en ER rude |
-ang |
Plus voy anc, car il se prononce de mesme |
-ing |
Voy in, car le G ne se prononce pas |
-oing |
Voy oin, car le G ne se prononce pas |
-ourg |
Plus voy our, car il se prononce de mesme |
-gri |
Vn Gril l’L ne se prononce point |
-ti |
Aprentif. Mestif l’F ne se prononce point |
-oy |
Tournoy l’S ne se prononce pas |
-il dont l’L mouille |
L’L ne se prononce point à la plus-part de ces mots. Babil, Sourcil, Mil graine, Conil, Beril pierre precieuse, peril, barril, nombril, gril, auril, outil, persil, Bresil, gresil, fusil, gentil |
-ol |
Vne partie de ces mots se trouueront en ou, car ils se prononcent de mesme |
-ul |
Cul ce mot, & ses composez, se trouueront en CV, car L ne se prononce point |
-amp |
Voy -ant |
-ar |
Mar à peser, le C ne se prononce pas |
-oir |
En la plus part de ces mots l’R finale ne se prononce point |
-s,x, & z |
Ces trois lettres se prononcent de mesme à la fin des mots, exceptez quelques mots que i’ay mis à part |
-ds |
Le D se prononçant comme vn T, voy Ts |
-ls |
Il n’y a point de mots qui gardent la prononciation de l’L à la fin desm ots, si ce ne sont des pluriels pour lesquels ie te renuoye au singulier en L, comme naturels Soleils, &c. |
-amps & -emps |
Le P ne se prononçant point, & l’M ne sonnant que comme vn N, on peut les rimer auec les mots en tens, contents |
-omps |
Voy diuers temps & pers. Du verbe rompre, & ses composez, romps. Le P ne se prononçant point, on les peut rimer auec les rimes en rons |
-oups |
Le P ne se prononçant point on le peut rimer auec les pluriels des noms en ou, hiboux |
-ors & -orps |
Car le P ne se prononce pas |
-ts & -ds |
Car ils se prononcent de mesme |
-eus |
Plus on en peut faire de la plus-part des verbes qui s’écriuent veritablement auec vn R, mais elle ne se prononce pas, comme Ramoneur, baiseur, on dit Ramoneus, baiseus |
-ous |
Soubs le B ne se prononce pas |
Tableau 3. Consonnes finales et rimes chez Fremont d’Ablancourt
Comme le montre le relevé des annotations concernant les consonnes finales (tableau 3), ce dictionnaire mentionne un certain nombre de mots dont la consonne finale ne se prononce pas. Outre des cas déjà bien connus, notamment depuis La Noue, comme plom(b), cler(c), ble(d), pie(d), respec(t), on en trouve certains que le même La Noue n’aurait probablement pas acceptés : nid, tournois, cul mais on reste jusqu’ici dans les mots isolés, et dans la confrontation d’un usage particulier (celui de La Noue) avec un autre usage particulier (celui de Fremont). Plus significative, l’affirmation que tous les mots ou presque d’une catégorie, comme ceux en « -il dont l’l mouille » ou en -oir se prononcent sans leur consonne finale. Est-ce à dire qu’ils s’en passent aussi pour rimer ? On sait par contre que les mots en -erf (serf excepté) « peuuent rimer auec ceux en R rude » et qu’il en est de même pour -ing, -oing, -ourg et -in, -oin, -our puisque les uns renvoient aux autres. Il en va de même de -amp qui renvoie à -ant.
Il y a, chez Fremont, des consonnes finales qui, dans l’absolu, ne se prononcent pas, et d’autres qui « se prononcent de même » ou l’une « comme » l’autre, c’est-à-dire qu’elles se prononcent « relativement ». Par contre, jamais cet auteur ne prendra position pour affirmer qu’une consonne finale, dans l’absolu, se prononce. Tout au plus précise-t-il que, dans -ast, c’est-à-dire dans une situation ou -t final suit une voyelle longue, « le T ne se sent guêre » (on est tenté de traduire par « pas du tout »). On a donc passé d’une vision encore très concrète, comme celle de La Noue qui peut cultiver l’illusion que sa prononciation explique la rime, à une vision beaucoup plus abstraite : selon les mêmes règles, les mêmes mots continuent à rimer ou à ne pas rimer, mais l’ancrage phonétique de ces règles s’est comme estompé. En fait, alors que la théorie grammaticale glisse de la logique de la troncation à celle de la liaison, la théorie de la rime glisse irrémédiablement vers l’abstraction, la convention et la fiction. Le terme même de prononcer a du reste, chez Fremont, pris un sens abstrait : dans les terminaisons -ts et -ds, il ne viendrait à l’idée de personne de faire entendre le d ou le t. Et pourtant, elles riment ensemble parce que d et t se « prononcent » de même : ce qui se « prononce de même » est donc susceptible de ne pas se prononcer du tout. Et, lorsque ce même Fremont s’excuse, dans sa préface, d’avoir inclus les formes verbales du passé simple en -ismes (prismes, punismes), qui « ne se prononcent point sans S » (Il n’a pas écrit : « dont l’s se prononce toujours »), dans la catégorie -isme (abisme, disme), c’est probablement plus pour rappeler que lesdites formes verbales n’existent pas sans leur -s final graphique que pour exiger qu’on le face entendre en toute circonstance, ce qui serait peu conforme avec le bon usage du temps. Ici aussi, se prononcer prend un sens abstrait. De la même manière, semailles, funerailles, represailles figurent dans la catégorie -aille bien qu’ils « ne se disent qu’au pluriel » (ce qui n’implique rien de précis quand à l’éventuelle prononciation de leur s final). La conclusion qu’il faut en tirer est que, à partir de Fremont, les dictionnaires de rimes ne peuvent plus être assimilés à des « dictionnaires de prononciation » : s’agissant des consonnes finales, le divorce, qui s’annonce déjà chez Tabourot ou Le Gaygnard, entre la prononciation réelle et la convention de la rime, est désormais consommé.
Plus tard, on trouve en abondance des rimes laxistes jusque chez La Fontaine, notamment dans les contes (Footnote: Quelques exemples tirés des Contes de La Fontaine (les numéros renvoient au volume et à la page) : bon : second, répond : donc ( I, 10), court : cour (I, 18), sert : enfer (I, 31), encor : effort (I, 36, 254), encor : abord (I, 68, 87), tour : court (I, 71, 94, 284), camp : galant (I, 86), jour : court (I, 91), fort : encor (I, 94 ; II, 8, 24), court : amour (I, 104, 156, 241, 249), atour : court (I, 105), eschec : aspect, encor : tort (I, 121), Gulphar : soudar : part (I, 137), tort : essor (I, 156), jour : court (I, 176), lourd : amour (I, 209), gré : pied (I, 220), encor : accord (I, 225, 265), blanc : galant (I, 231), suffragant : vulcan (I, 236), sort : encor (I, 282), répond : don (I, 292), teton : donc, encor : port (II, 4), selon : long (II, 22), champ : an (II, 26), sert : air(II, 43), d’abord : encor (II, 61), Alibech : suspect, desert : enfer (II, 65), encor : tort (II, 66), franc : grand (II, 73), sorti : petit (II, 79), on : long (II, 81), coup : licou, court : tour (II, 82), répon : rompt (II, 83), présent : dam (II, 94), d’abord : tresor (II, 104), bourg : cour, bords :trésors (II, 113), encor : sort (II, 121), trafiquant : rang (II, 146), dard : Amilcar (II, 216), encor : mort (II, 247, 248, 254), franc : torrent (II, 254), artisan : présent (II, 260).) et un théoricien comme Mourgues (Footnote: Mourgues, Traité de la poésie françoise (1724), p. 72.) n’aura aucune peine à les admettre dans le style « familier ou burlesque ».
En somme, il faut répéter que moins un système est contraignant pour le poète, plus il l’est pour son lecteur. En effet, s’il veut sauver une rime « laxiste » comme trot : galop, un lecteur sera contraint de laisser tomber les consonnes finales, même en opposition complète avec son parler naturel. Par contre, une rime « stricte » comme trop : galop sera bonne avec ou sans consonnes finales. Le lecteur devra simplement faire attention à prononcer les deux p ou à n’en prononcer aucun quitte à adapter, pour l’un des deux termes, son parler naturel si, par aventure, il a l’habitude de prononcer [trOp] mais [galO]. On comprend donc que, indépendamment de toute considération géographique, les poètes qui visaient une audience large aient de tout temps jeté leur dévolu sur un système plutôt strict : les parlers naturels de leurs lecteurs potentiels étant susceptibles de variations non prévisibles, ils misent, plutôt que de privilégier un usage particulier, sur la sécurité d’une tradition de plusieurs siècles, avec le le double avantage de rester conformes à l’autorité rassurante de leurs devanciers et de contraindre le moins possible leurs lecteurs les plus sourcilleux. Autrement dit, les poètes (tous les poètes et pas seulement les poètes de l’Ouest) font comme si eux, et avec eux tous leurs lecteurs (même les lecteurs bourguignons ou parisiens), prononçaient toujours toutes les consonnes finales à la rime. Comme chez Cornulier (Footnote: Cornulier, Art poëtique, p. 216.), le « comme si » traduit la fiction : ce qui distingue la fiction du xvie de celle du xixe siècle est que, dans celle-ci, le poète sait pertinemment que son lecteur prononcera [trO] et [galO] alors que, dans celle-là, il demeure dans le doute ; dans un doute qui, tout bien pesé, ressemble fort à celui de l’observateur du xxie siècle. Notre poète renaissant se trouve, de manière diffuse, dans la situation d’un poète romantique qui aurait voulu rimer sur but, fait, distinct, distillat, aspic, ananas, yahourt, cassis ou legs, tous mots pour lesquels le statut phonique des consonnes finales n’a toujours pas été définitivement fixé par l’usage (Footnote: Si l’on en croit le témoignage du Dictionnaire de la prononciation française dans son usage réel.).
Comme on l’a vu, un récitant recherchant le compromis entre le régime de la troncation et celui de la liaison devait être incité à ne faire aucune pause à l’intérieur du vers (ou, s’il y a lieu, du sous-vers), et donc d’en enchaîner toutes les syllabes, attitude qui semble bien avoir été la règle depuis de nombreux siècles et qui survit dans l’enseignement de ceux qui, aujourd’hui, prescrivent de « faire toutes les liaisons » à l’intérieur des vers. Cette attitude, avec la resyllabation systématique qu’elle implique, a pour effet de rendre particulièrement bien audibles les consonnes finales devant voyelle. Lorsque la pause ne peut pas être différée, soit à la fin du vers (ou éventuellement du sous-vers), un esprit de compromis analogue devrait logiquement avoir un effet complètement différent sur ledit récitant : l’inciter a « camoufler » quelque peu les consonnes finales dans le double but que ceux qui les prononcent (les « tronqueurs ») ne soient pas choqués par leur absence et que ceux qui ne les entendent pas (les « lieurs ») ne soient pas offensés par leur présence.
En tous les cas, et avant que les grammairiens ne viennent apporter leur éclairage propre sur la question des consonnes finales à la pause, il faut se souvenir qu’un « système de rimes strict » n’appelle pas automatiquement une « prononciation stricte ». Dans un système de rimes strict, une diction qui ferait sonner de manière franche et systématique toutes les consonnes finales à la rime est toujours techniquement possible, mais elle n’est pas forcément la plus vraisemblable.
En 1531, Dubois reconnaît, à la fin de certains mots, un s̍ « sibilo truncato », littéralement « sans sifflement » et signalé par un petit trait vertical qu’on peut aussi trouver sur r et t. Il donne ensuite la règle générale : à la fin des mots, les consonnes écrites ne sont pas pleinement prononcées, à moins qu’il ne suive une voyelle, ou qu’il n’y ait une pause. Dans la phrase, « Les̍ femmes̍ sont̍ bones », l’s de les est « sans sifflement » et, ce qui semble revenir au même, celui de femmes ainsi que le t de sont ne sont « pas prononcés ». La règle comme l’exemple illustrent parfaitement le régime de la troncation mais, dans un autre exemple, Dubois écrit « les̍ bones̍ bèstes̍. » avec, devant un point, l’s de bestes noté « sans sifflement », ce qui pourrait indiquer qu’il n’applique pas systématiquement sa propre règle (Footnote: Dubois, Isagoge, p. 0 et 7. « In fine quoque dictionis nec illam [la consonne s] nec caeteras consonantes eadem de causa ad plenum sonamus, scribimus tantum : nisi aut vocalis sequatur, aut finis sit clausulae, vt fœminae sunt bonas, Les̍ femmes̍ sont̍ bones, scribimus, sed pronuntiamus, Les̍ truncato sibilo, femme sine s, son sine t, bones. »). Par ailleurs, il semble considérer comme synonymes des mots comme sain et cinq, üis (l’huis), hüi (aujourd’hui) et üict (huit), ce qui ne serait pas possible s’il articulait franchement toutes les consonnes finales quand il profère lesdits mots isolément (Footnote: Dubois, Isagoge, p. 85.).
Palsgrave, en 1530, confirme cette prééminence du régime de la troncation en prescrivant, en prose devant les marques de ponctuation ainsi qu’à la fin des vers, de prononcer les consonnes finales mais, selon les cas, « distinctely or remissely », ce qui laisse entendre que la prononciation de certaines d’entre elles pourrait être atténuée (Footnote: Palsgrave, éd. Génin, p. 39.). On retrouve, toujours à la même période, cette notion d’atténuation des consonnes finales chez Érasme (1528) critiquant la prononciation latine des Français (le latin offre d’intéressants points de comparaisons entre les diverses prononciations nationales) qui, au mot dominus, tendent à laisser l’s final se noyer dans un u prononcé au triple de sa longueur (Footnote: Érasme, De recta latini graecique sermonis pronuntiatione dialogus. « Quid mihi narras Ennios, quasi non idem hodie faciant in oratione soluta Galli, quod Ennius fecit in carmine, prorsus elidentes s, quum incidit inter vocalem et consonantem ; in fine vero sic obscurantes porrecta in immensum vocali, vt vix sentias, velut in est et dominus, in quorum priore eliso s sonant geminum aut triplex potius eee, in posteriore v trium vocalium habet spatium. »).
Dès les premiers écrits de grammairiens, il apparaît en tout cas comme unanimement admis que les consonnes finales tombent devant consonne initiale. Ainsi, Meigret, en 1542, n’y fait-il que brièvement allusion, par exemple lorsqu’il décrit la prononciation de la conjonction et, en affirmant que, vu que le t final ne s’entend pas devant voyelle, « Or est il qu’encores moins sonne il deuant les consonantes » (Footnote: Meigret, Traite, f° F iv v°.). Il remarque aussi que, dans grand cheval, on n’entend que « gran’ cheval » (Footnote: Meigret, Grammere, p. 32 v°.). De la même manière, il préconise, devant consonne, de remplacer par des apostrophes les s finaux de les, des, es puisque ces mots :
perdent s, quant le vocable ensuyuant commence par consonante, comme quant nous disons lęs compaignons de guerre ęs quelz lęs Capitaines ont faict dęs dons sont lęs mieux aguerriz, Nous deuons escrire, lé compaignons de guerre ę’ quelz l’ę́ [sic] capitaines ont faict de dons sont lę mieux, agguerriz : Car si nous prononçons s en ces monosyllabes, la prononciation sera vicieuse. (Footnote: Meigret, Traite, f° G iv v°.)
L’apostrophe ne se justifierait pas « la ou il entreuient quelque point autant de virgule, que de fin de clause », autrement dit à la pause. On voit donc que Meigret raisonne aussi selon la logique de la troncation, ce qu’il confirmera en décrivant des mots comme « troęs » (trois), « beaos » (beaux), proférés isolément, comme des syllabes composées par cinq « voix », la dernière ne pouvant être que l’s final non amuï (Footnote: Meigret, Grammere, p. 16 r°.).
C’est là qu’intervient une première difficulté, qui est de prévoir, étant donné un texte écrit, où le lecteur fera ses pauses. En effet, si Meigret peut se permettre d’« apostropher » les s finaux de clitiques comme les ou des, c’est parce qu’il sait qu’aucun lecteur ne fera jamais à bon escient une pause entre eux et le mot qu’ils déterminent. Il existe par contre de nombreux autres cas où tout est ouvert, plusieurs lecteurs pouvant adopter des débits ou des rythmes différents, ce qui les amènera à faire plus ou moins de pauses, et pas forcément au même endroit. En 1550, Meigret se bornera à rappeler qu’on laisse tomber s final « en beaucoup de lieus » (Footnote: Meigret, Grammere, p. 32 v°.), mais sans préciser exactement lesquels. De même, lorsque il mettra en pratique ses principes de 1542, on verra qu’il a bel et bien recours à l’apostrophe, mais dans une mesure minime :
Combien qe d’une pouure consideraçíon la plusgran’ partíe de no’ Françoęs soęt ęn fantazíe que la poursuyte d’une grammęre soęt trop difficil’ ę prę’q’impossibl’ ęn nostre lange : je n’ęn n’ey pas pourtant si dezesperé qe je n’aye fęt qelqe dilijęnçe d’ęn çherçher qelqes moyens, ę ręgles. Çe qe je ne pęnse point auoęr fęt san’ propos, ne d’outrecuydance : vu q’il ęt impossibl’ a toute naçíon du monde de contracter par parolles, lęs vns auęq lęs aotres, diuizer dę’ rèzons dęs ars ę sięnçes : doner noms propres aus çhozes, distinguer lę’ tęms ęntre eus, lęs substançes dęs acçidęns, ę lęs acçíons dę’ passíons : ne de finablemęnt conferer ęnsęmble dę’ proprietés de toutes çhozes, soęt par le discours de l’aothorité de la sapiençe diuine, ou par çeluy de la rę́zon humeine, qe la proprieté n’y soęt obsęruée, auęq vn assęmblemęnt fęt de si bon ordre, q’vne intellijęnçe s’ęn ęnsuyue tęlle, qe notre affecçíon la veut exprimer suyuant la conçepçíon de l’ęntęndemęnt. (Footnote: Meigret, Grammere, p. 2 r°.)
Comme le révèle le début de la préface de la Grammère de 1550, et comme le confirme un survol de l’ouvrage, l’écrasante majorité des apostrophes — il n’est bien sûr pas question ici de celles qui signalent l’élision d’un e féminin — concernent des s finaux et se trouvent entre des déterminants monosyllabiques (les, des, aux, nos, nous, ils, leurs, etc.) et le mot qu’ils déterminent. Dans ce cas, l’apostrophe n’est pas loin d’être systématique : les exceptions pourraient à la rigueur traduire une inadvertance du grammairien ou de son imprimeur.
Plus occasionnellement, on trouve de telles apostrophes après des prépositions monosyllabiques (principalement « san’ » et « e’ », mis pour sans et es) et des numéraux comme « deu’, troę’, si’ » (Footnote: Meigret, Grammere, ff° 4 v°, 13 v°, 38 r°.), ou encore après « tou’, toute’ » ou « plu’ ». En général, Meigret n’apostrophe pas les consonnes finales des mots lexicaux, à deux exceptions près : dans certains cas d’adjectifs antéposés, comme « gran’, chao’ » (dans « chao’ mal » pour chaud-mal) (Footnote: Meigret, Grammere, p. 8 r°, 10 r°.) ; pour certaines formes verbales, lorsque le pronom personnel est postposé (« nous sauveron’ nous, trouvé’ vous ») (Footnote: Meigret, Grammere, p. 3 r°, 3 v°.) ou, dans les formes négatives, si le verbe est directement suivi de pas ou point (« Ne pęnsé’ pas, nou’ ne dizon’ point ») (Footnote: Meigret, Grammere, ff° 5 r°.). Dans tous ces cas, la pratique de Meigret reste très inconstante, trop inconstante pour qu’on puisse en induire une règle générale.
Techniquement parlant, on aurait certainement beaucoup de peine à lire l’extrait de préface ci-dessus en prononçant toutes les consonnes finales que Meigret n’a pas apostrophées : chez lui, la persistance graphique d’une consonne finale ne saurait signifier que cette consonne « doive » être automatiquement prononcée par le lecteur. Au contraire, celui-ci ne la prononcera éventuellement que s’il décide de faire une pause à cet endroit, les apostrophes se bornant à signaler des lieux où la pause n’est, selon Meigret, pas possible.
Partant probablement du constat qu’il serait fastidieux d’apostropher toutes les consonnes finales non prononcées, Peletier fait le choix de n’en apostropher aucune : il ne prend pas position sur la localisation des pauses. Car, explique-t-il, où plutôt le fait-il dire à Théodore de Bèze, celui des protagonistes de son dialogue qui défend la graphie traditionnelle :
Commɇ quand nous disons, Les Françoęs sont g’ans bien hardiz : la ou si vous prononcèz l’oręson continuɇ : chacun sèt quɇ les dęrnierɇs lettrɇs dɇ tous les moz nɇ sonnɇt point, fors cęle du dęrnier. (Footnote: Peletier, Dialogue, p. 58.)
On est donc bien, comme chez Meigret, dans un système fondamentalement régi par la troncation, et dans lequel l’orateur est libre de choisir où il fera ses pauses (on lui fait suffisamment confiance pour admettre qu’il n’ira pas justement les faire là où Meigret notait une apostrophe). Dans l’exemple cité, il peut, par exemple, choisir de différer toute pause jusqu’après le mot hardiz, mais rien n’exclut qu’il fasse d’autres choix. Et Peletier, ou plutôt le personnage Bèze, continue en introduisant une nuance nouvelle :
Mę́mɇs a la fin d’aucuns moz, qui sɇ prononcɇt a part, la lętrɇ s, nɇ sɇ sonnɇ point, quɇ par unɇ manierɇ d’alongɇmant e produccion dɇ voęs : nommémant apręs la lętrɇ r : Commɇ an keurs, durs, obscurs. E toutefoęs dɇ nɇ la i ecrirɇ point, cɇ sɇroę̀t moquɇriɇ. (Footnote: Peletier, Dialogue, p. 58.)
Dans la mesure où ces s finaux, qui tendent à disparaître à la pause, réapparaissent devant voyelle, ce dont on n’a pas de raison de douter, on tend assez nettement vers le régime de la liaison. Quelques pages plus haut, le même ne disait-il pas déjà :
Combien dɇ tęrminęsons auons nous qui nɇ sɇ sauroę́t exprimer par lętrɇ ni figurɇ, sinon par proximite e rɇssamblance ? si bien quɇ pour les randrɇ, nous ampruntons l’oficɇ d’unɇ lętrɇ : non pour nous dɇmontrer lɇ naturęl dɇ la voęs, męs l’ombrɇ seulɇmant. (Footnote: Peletier, Dialogue, p. 48.)
Peut-être faut-il rapprocher ces remarques de celle de Ronsard qui, dans son Art poëtique, voudrait bien qu’on assouplisse la dictature de la graphie touchant certaines consonnes finales précédées par r, en autorisant des rimes fort : or ou fard : char, les t finaux que, vraisemblablement, il ne prononçait pas étant apostrophés (for’, far’) (Footnote: Ronsard, Art poëtique, in Œuvres complètes, XIV, p. 21.). On a vu que, dans son Promptuaire, Le Gaygnard avait largement suivi ce vœu et régularisé sans restriction ce type de rime (Footnote: Le Gaygnard, Promptuaire, préface (19e page).).
Toujours en 1550, Pillot formule également la règle de la troncation, en donnant comme exemple la phrase suivante :
Es derniers iours aduiendront des temps perilleux. Car les hommes seront s’aymans euxmesmes, auaricieux, vanteurs, orguillleux, diffamateurs, desobeissans, ingrats, contempteurs de Dieu, sans affection naturelle, sans loyaulté, imposeurs de crimes, sans attrempance, cruels, haissans le bien.
dans laquelle il laisse tomber un certain nombre d’s finaux devant consonne, mais ni devant voyelle ni à la pause :
E dernier iours auiendront tem perilleux. Car les homme seron s’aymans eumesmes, auaricieux, vanteurs, orgueilleux, diffamateurs, desobeissans, ingrats, contempteurs de Dieu, sans affection naturelle, san loyauté imposeur de crime, sans attrempance, cruels, hayssan le bien. (Footnote: Pillot, Gallicae Linguae Institutio, p. 44-45.)
On note toutefois qu’il « oublie » de prononcer, à la pause, l’s final de crimes.
En 1562, Ramus reprend le principe de l’apostrophe tel que l’avait instauré Meigret :
Sęcondęment troe’ consonęs s, r, t sont apostrofeęs suivant autrę consonę : comę, Le’ fame’ dęziręt ale’ dęhors, aussi fon’ les omęs. Celcęfoes unę silabę e’ toluę par apostrofę : comę, A’ vous, s’avous, m’avous, n’avous, pour ave’ vous, save’ vous, m’ave’ vous, n’ave’ vous. En coe nou’ pouvons estimer, cę nostrę langę (comę j’e auparavan’ note par autrę preuvę dę la douseur fransoezę) obeit fort au plezi’ dę l’orełę en planisant einsi se’ letrę’ jerseęs e comę entrę-bałeęs, e c’en sęla el’ e’ plu’ riçę cę la langę latinę, ci e’ souvent empeçeę par telę jersurę, partant c’en proz’ elę n’a poin’ d’apostrofę. (Footnote: Ramus, Gramere, p. 38-39.)
Une fois de plus, on est clairement dans le régime de la troncation. Mais, cette fois-ci, pour ce qui est en tout cas des s et t finaux (l’r apostrophé reste exceptionnel), il est fait un large usage de l’apostrophe à la fin des mots lexicaux. Contrairement à celle de Meigret, la pratique graphique de Ramus cerne probablement d’assez près sa pratique orale : il devient possible de lire son texte à haute voix en prononçant, avant de faire une pause, les s et t finaux qu’il n’apostrophe pas. Il apparaît en effet qu’il ne fait que peu de pauses, et que son « oraison continue » englobe parfois plus de vingt syllabes consécutives. Mais, en la menant à terme, il s’est probablement rendu compte de la difficulté de l’entreprise consistant à apostropher de manière complète et, surtout, à imposer cette pratique à un imprimeur. Pas tout à fait satisfait du résultat, il ajoute en effet, dans son erratum : « Coriję les apostrofęs sęlon la reglę. » (Footnote: Ramus, Gramere, p. 127.) La conséquence logique de cette remarque sera de ne plus apostropher du tout, mais de renvoyer une fois pour toutes le lecteur à la règle, et c’est bien la pratique qu’il retiendra pour sa seconde grammaire, celle de 1572, rejoignant donc finalement Peletier :
D. Qui sont les consonnes subjectes a lapostrophe ? P. Ce sont S et T, quand vne consonne commence le mot suiuant, comme le’ Philosophe’ fon’ tou’ par raison. R & L, sont quelquefois apostrophees. (Footnote: Ramus, Grammaire, p. 47.)
Exemple rare chez les grammairiens, Ramus appliquera sa graphie à une épigramme de Marot :
Enfans, oeies une lęson,
Notr’ lang’ a setę fason,
Cę lę termę ci va dęvant,
Volontier reji’ lę suivant.
Le’ vieus exemplę’ ję suivre
Pour lę mieus : car a dirę vre
La çanson fu’ bien ordoneę
Ci dit, m’amour vous e doneę
E du bateau et etone,
Ci dit, m’amour vous e done.
Voela la forsę cę posedę
Lę femęnin cant il presedę.
Or prouvęre par bon’ temoins
Ce tou’ pluriers n’en fon’ pa’ moins.
Il faut dir’ en termę’ parfes
Dieu en sę mondę nous a fes
Faut dir’ en parolę’ parfetęs,
Dieu en sę mondę les a fetęs,
E nę fau’ point dir’ en efet,
Dieu en sę mondę les a fet,
Nę nous a fet parełęment,
Me’ nous a fes, tou’ rondęment.
L’Italien (don’ la facondę
Pasę le’ vulgerę’ du mondę)
Son langaj’ a einsi bati,
En dizant, Dio Noi a fati.
Parcoe can’ me suis avize,
Ou me’ jujęs on’ mal vize,
Ou en sęla n’on’ gran’ siensę,
Ou ilz ont durę consiensę. (Footnote: Ramus, Gramere, p. 104-105.)
Contrairement à l’exemple donné par Palsgrave, sa pratique de l’apostrophe fait soupçonner quelques pauses, notamment aux vv. 6 (mieus), 8 et 10 (dit), 19 (point), 21 (fet), 22 (fes), 26 (dizant), 30 (ont). Certains s et t non-apostrophés pourraient probablement être « corrigés selon la règle » : il est douteux que Ramus attende vraiment une pause après point (v. 19) ou ont (v. 30), ou peut-être considère-t-il qu’il n’est pas utile d’apostropher une dentale finale devant une dentale initiale, puisqu’il serait de toute façon impossible d’en prononcer deux de suite. D’autres tiennent à la particularité de ce poème, qui énonce une règle de grammaire : on risquerait de ne pas comprendre, à l’oreille, la différence entre fet et fes si leur consonne finale n’était pas prononcée, et on perdrait donc le sens du poème. Le fait de les prononcer n’implique donc pas qu’il y ait pause. Restent toutefois quatre pauses incontestables, après mieus (v. 6), ou avant un discours direct (vv. 8, 10 et 26). On se demandera toutefois si Ramus lit « à la façon d’un Poëme bien prononcé », ou seulement « à la façon d’une missive » (Footnote: Ronsard, Préface de la Franciade, Œuvres complètes, XVI, p. 12.), c’est-à-dire comme un précepteur lirait une règle de grammaire à son disciple. L’apostrophe du e féminin de Notre, qui transforme le deuxième vers en heptasyllabe, donne en tout cas a penser que sa diction n’est particulièrement poétique.
Avec Cauchie (1570), on tient peut-être bien le premier grammairien qui soit ouvertement « lieur » : partant de la phrase « ie vous veux mener parmi les bois », il prononce « je vous veu mené parmi lé boi », n’articulant donc pas le dernier s malgré la pause et se bornant à signaler que l’r (on présume qu’il s’agit de celui de mener) « peut être entendu doucement sans faute » (Footnote: Cauchie, Grammaire, p. 9 v° ; « nihil ergò mirum si concursus linguam moretur & idcircò non proferantur ante alias nulla intercedente distinctione actu uel potentia ie vous veux mener parmi les bois lege je vou veu mené parmi lé boi. Ubi r sine vitio leniter audiri potest ».). Il n’est peut-être pas exagéré d’en déduire qu’il serait faux de faire entendre l’s de bois, même doucement, et que l’r de mener serait gênant s’il résonnait fortement. Par ailleurs, évoquant t final, il signale qu’on ne l’entend jamais dans le mot et, et que, dans les autres cas, la voyelle qui le précède doit sonner clairement, mais que le t lui-même est « presque tu ou du moins rendu très chétivement, de sorte qu’il pénètre à peine les oreilles » (Footnote: Cauchie, Grammaire, p. 7 v° ; « Numquam in copula & audiri t debet. Vocalis uerò t finali praefixa clarè efferenda est, ipsum autem t ferè subticetur, aut certè tenuissimè redditur ut vix autres subintret ».). Il est donc, en dépit de ce que prescrivent les grammairiens antérieurs, plus que réticent à faire sonner ses t finaux. Il n’est pas exclu que les origines picardes de Cauchie l’aient fait pencher vers la liaison. En 1558, Meurier, un autre Picard, allait déjà plus loin en écrivant :
T final es dictions pollysillabes est mute, comme vertueusement vigoreusement, sogneusement, hardiment. In monosillabis non, comme net, pet, fait, guet, &c. (Footnote: Meurier, Breve instruction, p. 30 v°.)
En 1582, Henri Estienne, dans ses Hypomneses, tente une remise à l’ordre. D’une part, il se veut le défenseur de la mémoire et de la grammaire de son propre père Roger, que ne respecteraient pas certains traités ultérieurs, notamment celui de Cauchie. Deuxièmement, il tient à élever le niveau : rejetant la prononciation de « la lie du peuple », voire du « peuple tout entier » qui « fait disparaître non seulement les mêmes lettres que tout le monde, mais aussi d’autres fort nécessaires, comme r et l en fin de mot » (Footnote: Estienne, Hypomneses, p. 2 ; « Ipsa enim plebis faex, ac (penè dixerim) tota plebs », non eas solùm supprimit literas quas & caeteri, verùm alias etiam quae sunt valde necessariae, vt R & L in fine vocabulorum ». A noter l’usage du mot plebs et non de celui de populus.). Dans un passage célèbre, Estienne rappelle donc une fois de plus la règle de la troncation :
En ce qui concerne l’autre amuïssement de lettres, celui dont j’ai dit qu’il n’est pas du tout naturel (Footnote: Estienne considère comme « naturellement » muettes des consonnes intérieures comme l’s de nostre, vostre, apostre et comme « muettes par accident » les consonnes finales qui tombent devant consonne initiale. Hypomneses, p. 79.), […] il ne peut être défini par des termes déterminés, je vous proposerai de l’apprendre par la lecture d’une phrase en français […]. Donc considérez cette phrase :
Vous me dites tousiours que vostre pays est plus grand de beaucoup et plus abondant que le nostre, et que maintenant vous pourriez bien y viure à meilleur marché que nous ne viuons depuis trois mois en ceste ville : mais tous ceux qui en viennent, parlent bien vn autre langage : ne vous desplaise.
Vous la prononcerez en ne donnant aucun son aux lettres qui doivent s’amuïr dans la prononciation correcte et la moins affectée :
Vou me dite toujours que votre pays est plu grand de beaucoup et plus abondan que le notre, e que maintenan vou pourrie bien y viure à meilleur marché que nou ne viuon depui troi mois en cete ville : mai tou ceux qui en viennet, parlet bien vn autre langage : ne vou deplaise.
Considérez qu’ici dans le petit mot plu la première fois la lettre s est muette, parce qu’elle est suivie d’une consonne, mais la seconde fois non, car elle est suivie d’une voyelle. De même le d ne s’amuïrait pas dans grand, ni le s dans plu si l’on disposait les mots ainsi : est plu grand et plus abondan que le notre.
Remarquez aussi que dans tousiours je maintiens la lettre s bien qu’elle soit suivie d’une consonne ; c’est parce que ce mot est précédé de quelques autres contigus dans lesquels le s s’amuït, et ils se prononcent l’un après l’autre si vite qu’ils semblent presque former un vocable unique, tandis que après touiours celui qui parle marque un petit temps d’arrêt. C’est ce fait même à lui seul qui explique parfois pourquoi nous ne privons pas cette lettre ou une autre de sa sonorité, mais surtout là où il faut marquer un temps d’arrêt encore un peu plus long qu’ici. Comme quand on dit : C’est un propos qu’on tient tousiours, quand on ne sçait que respondre, ou C’est un propos qu’on tient souuent, quand etc. Car on prononcera : C’est vn propo qu’on tien toujours, quand on ne sçait que repondre, ou qu’on tien souuent, en donnant une sonorité au s ou au t. Et même il y en a qui prononcent propos sans amuïr le s ; ils n’ont pas tort certes parce qu’ici aussi on marque un temps d’arrêt, bien qu’il soit plus bref qu’après touiours ou souuent. Je ne parle pas ici du vulgaire incompétent, car il ne tient aucun compte de ce fait ; au contraire ce n’est pas une seule lettre finale, mais deux qu’il prive de leur sonorité dans cet adverbe, en prononçant touiou.
Je vous avertis encore de ceci : le vulgaire prononce vienne et parle sans t dans ces passages : mai tou ceux qui en viennet, parlet bien vn autre langage : alors que ceux qui s’appliquent avec compétence à une prononciation correcte laissent une sonorité non pas tout à fait nulle, mais faible à cette lettre qui est dans les mots entiers viennent et parlent. Et d’ailleurs cette prononciation est d’autant plus en accord avec la raison que sans elle on prononcerait des singuliers au lieu de pluriels. Car vienne et parle sont du nombre singulier.
Observez dans la première phrase d’autres exemples d’une autre lettre amuïe dont on a parlé auparavant. Car dans touiours, dans votre, notre, dans deplaise la lettre s (Footnote: Il s’agit des s de touSiours, voStre, noStre et deSplaise.) s’amuït non point par accident, mais selon l’usage qui lui est propre (même chose pour repondre dans la seconde phrase). Mais à la fin de l’adverbe depuis je dis qu’elle s’amuït par accident, puis qu’elle garderait sa sonorité si elle était suivie d’une voyelle. Car on dirait Depuis un mois, Depuis onze mois, et non pas Depui un mois, Depui onze mois. De même encore dans cette phrase C’est un propos qu’on tien touiours, si on veut changer l’adverbe touiours en l’adverbe ordinairement qui commence par une voyelle, le t ne s’amuïra pas. On prononcera en effet C’est un propos qu’on tient ordinairement.
Mais il faut savoir aussi en ce qui concerne la suppression des lettres que les mêmes gens lorsqu’ils parlent plus lentement ne suppriment pas à certaines places des lettres qu’ils supprimeraient s’ils parlaient vite. Il vaut mieux le plus souvent pécher dans le premier sens que dans le second. (Footnote: Estienne, Hypomneses, p. 94-96 ; « Ad alteram autem literarum obmutescentiam quod attinet, quam minimè naturalem esse sed potius per accidens fieri dixi,quum minus etiam quàm praecedens certis terminis possit, eam ex orationis Gallicae lectione lectione descendam tibi proponam […]. Considera igitur hanc orationem, Vous me dites tousiours que vostre pays est plus grand de beaucoup & plus abondant que le nostre, & que maintenant vous pourriez bien y viure à meilleur marché que nous ne viuons depuis trois mois en ceste ville : mais tous ceux qui en viennent, parlent bien vn autre langage : ne vous desplaise. Eam sic pronuntiabis, nullum illis dans literis sonum quae obmutescere in recta & minimè affectata pronuntiatione debent, Vou me dite touiours que votre pays est plu gran de beaucoup & plus abondan que le notre, e que maintenan vou pourrie bien y viure à meilleur marché que nou ne viuon depui troi mois en cete ville : mai tou ceux qui en viennet, parlet bien vn autre langage : ne vou deplaise. Considera hîc, in vocula plu priore quidem loco mutam esse literam s, quòd sequatur consonans : at in posteriore nequaquam, quoniam sequitur vocalis. Sic etiam in grand non obmutesceret d, neque in plus, si vocabula ita collocares, est plu grand & plus abondan que le notre. Animaduerte item, me in tousiours retinere literam s, quanuis sequatur consonans : quòd praecedant aliquot aliae voces contiguae, in quibus illa obmutescit, & illae quidem tam citò vna post alteram pronuntientur vt propemodum efficere vnicum vocabulum videantour : at verò post touiours aliquantulum interquiescat qui loquitur. Quae res, vel sola, in causa est interdum cur hanc literam aut aliam sonon suo non priuemus : praesertim tamen vbi paulo etiam plus quàm hîc interquiescendum est. Veluti quum dicitur, C’est vn propos qu’on tient tousiours, quand on ne sçait que respondre. Vel, C’est vn propos qu’on tient souuent, quand &c. Ita enim proferes, C’est vn propo qu’on tien touiours, quand on ne sçait que repondre. Vel, qu’on tien souuent, dando sonum literae s, aut literae t. Atque adeo sunt etiam qui propos pronuntiarent, non obmutescente litera s : nec male certè, quòd hîc quoque aliquantulum interquiescatur, licet minus quàm post illud touiours, vel illud souuent. Neque verò hîc de imperito vulgo loquor. Id énim nullam huius rei rationem habet : imò verò non vnicam literam finalem, sed duas, in illo aduerbio sono suo priuat, proferens toujou. De hoc quoque te praemoneo, vulgus sonare vienne& parle, absque t, in locis illis mai tou ceux qui en viennet, parlet bien vn autre langage : quum ij qui rectae pronuntiationis & studiosi & periti sunt, non omnino nullum sed tenuem quendam sonum relinquant huic literae, quae est in integris viennent & parent. Atque adeo haec pronuntiatio eo magis consentanea rationi est, quòd alioqui pro pluralibus singularia pronuntientur. Singularis enim numeri sunt vienne & parle. Obserua autem in illa priori oratione, alia obmutescentiae alterius exempla de qua dictum antea fuit. Nam in touiours & in votre, notre, & in deplaise, litera s non per accidens, sed more suo, obmutescit (itidémque in repondre in illa posteriori oratione.) At verò in fine aduerbij depui eam per accidens dico obmutescere, quoniam suum sonum haberet, si vocalis sequeretur. Diceres enim, Depuis vn mois, Depuis onze mois : non autem, Depui vn mois, Depui onze mois. Sic etiam in illa oratione, C’est vn propos qu’on tien touiours, si mutare velis aduerbium touiours, in aduerbium ordinairement, quod à volali initium habet, non obmutescet t. pronuntiabis enim, C’est vn propos qu’on tient ordinairement. Verum & hoc sciendum est, quod ad literarum suppressionem attinet, etiam ab iisdem lentius loquentibus non supprimi alicubi esas ipsas quas supprimerent si celeriter loquerentur. Satius autem plerunque est in illam quàm in hanc partem peccare. »)
Mais la valeur principale du témoignage d’Estienne ne réside pas tant dans la réaffirmation de ce principe bien connu que dans l’éclairage social qu’il introduit, en concédant que l’usage le plus spontané l’a déjà largement abandonné. Il restera à délimiter précisément l’élite de « ceux qui ont une bonne prononciation ». Dépasse-t-elle le club très restreint des grammairiens et précepteurs de français ? Jusqu’à quel point est-elle susceptible d’englober ceux qui déclamaient des vers ou chantaient des airs ? On notera en tout cas que le grammairien Estienne condamne fermement ceux qui diraient « Puisqu’i t’a pleu » pour « Puis qu’il t’a pleu », et que cette prononciation « venue du vulgaire incompétent » (Footnote: Estienne, Hypomneses, p. 344.) est couramment demandée par le poète Baïf dans ses vers mesurés. Ailleurs, il se fait l’avocat d’une prononciation d’r final en toute situation (y compris devant consonne), fustigeant le vulgaire qui dit « Il faut parle bas » ([parle]) au lieu de « Il faut parler bas » ([parleɾ]), mais il concède que « même cette erreur du vulgaire est imitée par des gens qui ne lui appartiennent pas », qui prononcent « Apres disné, Apres souppé » ([dine], [supe]) (Footnote: Estienne, Hypomneses, p. 68 ; « Hanc literam in fine vocabulorum ita praetermittit idem vulgus […] Eodémque in infinitiuis peccat modo, quum verbum in r desinens à consonante excipitur. vt, Il faut parle bas, pro Il faut parler bas. Sic, Il faut disne de bonne heure, vel, Il faut souppé de bonne heure : pro Disner & Soupper. Atque adeo hunc vulgi errorem sequentes ij etiam qui in vulgo minimè sunt numerandi, proferunt, Apres disné, Apres souppé, pro Apres Disner, Apres soupper. »). Il fait une remarque analogue à propos de l final (Footnote: Estienne, Hypomneses, p. 63-64.).
Par rapport au personnage qui le représente dans le Dialogue de Peletier, le « vrai » Bèze de 1584 apporte un élément nouveau en donnant, comme règle générale, que c, q, l et r finaux se prononcent en toute situation, c’est-à-dire même devant consonne initiale (Footnote: Bèze, De Francicae linguae recta pronuntiatione, p. 65 ; « Finiens autem dictionem hace litera, quaecunque vel vocalis vel consonans sequature, integra pronunciatur, vt in his vicibus broc, froc, sec, suc, & similibus », p. 70 « De Q & R. « Hae literae nunquam quiescunt », p. 69 « Sed finiens dictionem haec litera, quaecunque consonans sequentem vocem inchoet, sonum suum seruat ».). On croit comprendre aussi que m et n finaux s’entendent à la fin des mots, mais d’une manière « imparfaite » qui pourrait correspondre à un vestige consonantique persistant après la voyelle nasale (Footnote: Bèze, De Francicae linguae recta pronuntiatione, p. 69 ; « M nunquam quiescit, sed vt suo loco diximus, finiens syllabam vel dictionem, non aliter pronunciatur quàm m [il faut probablement lire n, cf. p. 30], illo de quo diximus sono imperfecto ».). Cette mention de consonnes finales « obligatoires » est importante, car elle sonne le glas d’un régime « idéal », qui a peut-être existé au Moyen Âge, et dans lequel le mécanisme de la troncation pouvait s’appliquer de manière uniforme, indépendamment de la consonne finale. Si l’usage de Bèze explore d’autres mécanismes à la frontière des mots, il est permis de supposer que ce même usage, ou alors celui d’autres locuteurs, a fait la place, pour d’autres consonnes, au mécanisme de la liaison.
En 1586, Bosquet, pourtant aussi picard que Cauchie, reste fidèle au principe de la troncation en paraphrasant de manière presque littérale le Bèze de Peletier (Footnote: Bosquet, Elemens, p. 37-42.), ce qui pourrait laisser penser qu’il s’appuie plus sur l’autorité de ses prédécesseur que sur son propre usage. Il reprend aussi la règle de Bèze concernant la prononciation systématique de c, l, r, m, n, en fin de mot, et il l’étend à f final.
Autant, à première vue, la juxtaposition des doctrines de ces grammairiens donne une impression d’unité, autant la façade de cette unité se lézarde lorsqu’on y regarde de plus près. À l’arrivée, tout un pan du mur des consonnes finales échappe à la logique de la troncation (c/q, f, l, r, m, n) et les seules qui résistent sont s/z/x et d/t. Concernant d/t finaux, on apprend de la bouche du plus conservateur parmi les grammairiens troncateurs que même ceux qui les prononcent à la pause tentent à leur donner une sonorité presque nulle. Quant à s/z/x finaux, il est des situations où, à la pause, ils ne s’expriment que par un certain allongement de la voyelle précédente. Et ce ne sont pas les témoignages plus périphériques qui voleront au secours de la troncation, puisqu’en 1528 déjà, Tory écrivait :
Les Dames de Paris pour la plusgrande partie obseruent bien ceste figure poetique [l’apostrophe], en laissant le S. finalle de beaucoup de dictions : quant en lieu de dire, Nous auons disne en vng Iardin / & y auons menge des Prunes blanches et noires, des Amendes doulces & ameres, des Figues molles, des Pomes, des Poires, & des Gruselles. Elles disent & pronuncent. Nous auon disne en vn Iardin : & y avon menge des prune blanche & noire, des amende doulce & amere, des figue molle, des pome, des poyre, & des gruselle. Ce vice leur seroit excusable, se nestoit quil vient de femme a homme, & quil se y treuue entier abus de parfaictement pronuncer en parlant. (Footnote: Tory, Champfleury, f° lvii r°.)
L’usage qui est critiqué ici, manifestement fondé sur la liaison, ressemble comme deux gouttes d’eau à celui s’est finalement imposé, et qu’on trouvera dans le « bon usage », ou discours familier, au xviie siècle aussi bien que de nos jours : devant les fréquentes pauses, aucun s n’est articulé et, devant voyelle, les liaisons n’ont lieu qu’au sein de groupes très restreints (nous-avons, des-amendes) (Footnote: J’admets bien sûr qu’il n’est pas question de prononcer l’s du déterminant des devant prune, figue, pomme, poire et gruselle.). Tory a donc bien raison de craindre que ce « vice » ne passe « de femme à homme ». Reste à tenter de comprendre qui sont ces « Dames de Paris ». Au xvie siècle, « dame » n’était probablement pas aussi générique qu’aujourd’hui : il désignait une femme jouissant d’une certaine élévation sociale. Robert Estienne, par exemple, donne en 1539 « Dame ou Maistresse, Domina » avec comme seul exemple « Grandes dames, de grand renom ». En 1549, il ajoute « Mal gracieux aux dames » et « Estre seigneur ou dame de soy, en usant de ses droicts » (Footnote: Estienne, Dictionnaire françois-latin.). En 1606, Nicot complètera :
Signifie proprement celle qui a droit autorité & commandement sur quelque chose, Domina, Selon ce on dit Dame de tel lieu, la Dame du logis, & le mari appelle sa femme la Dame de nos biens, ou la Dame de ceans. […] Dame […] est aussi vsurpé pour vn simple titre d’honneur, sans importance de tel droict & authorité que dit est, quand par courtoisie on le donne à vne femme de moyen estat, parlant à elle ou d’elle, comme, Dame Iane irez vous-là ? Dame Marie a dit cela. (Footnote: Nicot, Thresor.)
Rien, dans ces définitions, ne semble donc recouper ce que Henri Estienne appelait « la lie du peuple » (Footnote: A moins que Tory, par ironie, ne désigne par « Dames de Paris » les femmes de mauvaise vie, ce qui est somme toute assez peu vraisemblable.). Le sens premier du terme désigne plutôt l’aristocratie ; par extension, il pourrait probablement englober la moyenne ou petite bourgeoisie, gouverner une maison restant toutefois le minimum requis pour mériter, fût-ce par « usurpation », le titre de « Dame ». Mais si la pratique de la liaison, telle que la décrit Tory, ne correspond pas à un usage populaire, comment alors expliquer que les grammairiens en recommandent un autre ? On trouve un élément de réponse chez Meigret, pour qui « L’escriture des femmes de france [est] meilleur[e] que celle des hommes » : il est question ici d’adéquation de la graphie à la prononciation, et notamment de l’incohérence de l’usage de la lettre c qui se prononce tantôt [k] tantôt [s]. Meigret propose de résoudre le problème en réservant c pour [k] et en utilisant ç pour [s], et il ajoute :
non pas que ie vueille dire que S, ne s’y puisse bien mettre, quoy que les homes de france se moquent des dames le faisant ainsi, des quelles, si nous recherchos la façon d’escrire nous la trouuerons beaucop plus raysonnable, & mieux poursuyuie selon l’Alphabeth, que celle des plus sauans homes des notres : Brief s’il est demouré quelque reste de raysonnable escriture, & formée selon que les puissances des letres le requierent, il leur en fault donner l’honneur. (Footnote: Meigret, Traite, f° E iii v°, E iv r°.)
En résumé, les femmes, qui ne sont pas latinisées au berceau, échappent aux « sophisteries » et aux « faulses doctrines » dont sont victimes les « plus savans hommes » et, par conséquent, elles savent, mieux que leurs semblables masculins, reconnaître les « vrays principes ». S’il était possible d’appliquer, par analogie, à leur prononciation des s finaux, le jugement positif de Meigret sur la graphie des dames, on conclurait que, dans le Paris du xvie siècle, la troncation régit l’usage en partie artificiel et peut-être pédant des lettrés latinisants, alors que tout un pan de la société, moins docte mais qui n’est peut-être pas aussi bassement populaire que le voudrait Estienne, a déjà adopté le régime de la liaison. Tabourot, en tout cas, témoigne aussi de ces deux usages, lui qui se moque des « vulgaires » qu’on qualifierait aujourd’hui de snobs : « pour sembler bon François, & montrer qu’ils parlent proprement, ils prononcent à tort & à trauers, au bout de chaque mot, vne s. Et diront, Monsieurs ie me recommandes à vous de tous mons cœurs, &c. Auec tel son qu’il semble qu’ils sifflent en l’air à chasque s » (Footnote: Tabourot, Bigarrures, p. 90-91.). On imagine bien l’effet désastreux que pouvait produire une telle prononciation dans la bonne société : il est donc certain que, pour ceux qui n’étaient plus des tronqueurs natifs (Footnote: Tabourot est dijonnais, mais il n’y a pas de raison de penser qu’il décrive un usage limité à sa région.), il fallait savoir lire et écrire pour pouvoir se soumettre aux règles données par les grammairiens.
Le même Tabourot devait être relativement peu zélé lorsqu’il s’agissait de prononcer certaines consonnes finales en fin de vers, lui qui doit se résigner à interdire contre son gré des rimes du type blasment : Dame ou blasment : Dames « combien qu’il y ait peu de difference quant à la prononciation » (Footnote: Tabourot, Dictionnaire, p. 203 v°. Lorsque La Noue, Dictionnaire, entrée « ES par e feminin », dit, à propos de mots comme premices, graces, indulgences, qu’ils « ne sont que pluriers, & partant en la signification qu’ils ont icy ne se peuuent prononcer sans s », entend-il que leur s se prononce toujours ou que ces mots ne peuvent (globalement) être prononcés que dans un contexte rimique requérant -es ?). Autant dire qu’il n’en marquait aucune et qu’il laissait allègrement tomber, à la rime, -s et -(n)t dans les syllabes féminines. En 1598, Laudun fera du reste le pas en admettant que les « féminines » riment avec les « pucelles » (c’est-à-dire les syllabes féminines « plurielles », terminées par -s et -nt) (Footnote: Laudun Daigaliers, L’Art poetique, p. 18.).
D’une manière générale, les ouvrages traitant spécifiquement d’art poétique n’abordent guère la question des consonnes en fin de vers. Tout au plus trouve-t-on chez Sebillet une condamnation de l’s dit « analogique » (on ne le trouve pas dans l’étymon latin) de la première personne, réclamant qu’on écrive et qu’on prononce Ie rendy, je voy et ajoutant :
Que si tu rencontres en I Marot ou autres cecy non obserué, lisant : ie veys, ie dys, ie feis, ie metz, je prometz, & autres auec, s, en premiere personne singuliere : si c’est en fin de vers, appelle cela licence Poëtique s’estendant iusques à improprieté, afin de servir à la ryme. Si ailleurs, dy que c’est faute d’impression : ou l’attribue à l’iniure du temps, qui n’auoit encor mis cette verité en lumiere. (Footnote: Sebillet, Art poetique, p. 37 v° et 38 r°.)
Pour le reste, il semble bien que les spécialistes du vers n’aient jamais surenchéri sur le discours des grammairiens en faveur de la troncation.
Il devrait maintenant être possible de dégager, pour le xvie siècle, quelques points de synthèse :
Certaines consonnes finales sont clairement déclarées « obligatoires » : elles se prononcent dans tous les cas, indépendamment du contexte et donc aussi devant consonne initiale. C’est le cas, schématiquement, de c, f, l et r. Mais, déjà, les infinitifs en -r et le pronom il apparaissent comme des cas particuliers, dont la consonne finale, probablement muette dans le discours spontané, tend à se prononcer dans tous les contextes lorsque le registre se fait plus soutenu.
Pour les autres consonnes finales, qu’on peut appeler « facultatives » ou « variables », le régime de la troncation est loin d’avoir complètement disparu en France. Il a au contraire pu subsister dans le parler spontané et populaire de plusieurs régions, comme cela a été le cas jusqu’au xxe siècle dans le Marais vendéen (Footnote: Morin, Liaison et enchaînement, p. 302.).
Parallèlement, et en d’autres lieux, dont probablement le Marais parisien et bon nombre de villes du Nord de la Loire, et peut être sous l’influence des « Dames », on a largement cessé de prononcer les voyelles finales à la pause, glissant donc vers le régime de la liaison.
Le principe de la troncation est assez unanimement défendu par les grammairiens, principalement pour s et t finaux. Il est possible que cela ait constitué un usage spontané pour certains des premiers grammairiens, voire des « pré-grammairiens » comme Tory ou Palsgrave. Il est probable aussi que certains d’entre eux aient fait preuve de conservatisme en défendant des usages qui étaient déjà en voie de disparition, même dans l’aristocratie. Il est donc difficile de déterminer jusqu’à quel degré la prononciation, par exemple, de s finaux à la pause est une marque de « bon usage », et à partir duquel elle pourrait devenir un archaïsme ou un pédantisme.
On sait, par ceux mêmes qui prescrivent la troncation, que l’articulation des consonnes finales à la pause peut être atténuée (dans le cas du t), ou alors être plus ou moins remplacée (dans le cas de l’s) par un allongement de la voyelle précédente.
Il n’existe pas de raison de penser que, à cette époque, la prononciation des consonnes finales à la rime ait été plus nette et plus systématique qu’elle ne l’était à la pause dans la conversation soignée. Si ceux qui disaient des vers étaient soucieux de trouver des compromis entre les lieurs et les tronqueurs, ils devaient au contraire être amenés à n’articuler qu’une partie des consonnes finales requises par les grammairiens, et à le faire avec une discrétion toute particulière, comme « à regret ». D’autre part, les meilleurs poètes se laissaient aller, à l’occasion, à des licences qui donnent à penser qu’ils ne tenaient pas autant que les grammairiens à ce qu’on articule systématiquement les consonnes finales.
Ce sont les Anglais qui, les premiers, attirent l’attention sur la propension des Français à enchaîner sans interruption de longues suites de syllabes, pratique qui les frappe parce qu’elle leur est très peu naturelle. Ainsi, Palsgrave :
First : the seconde line is writen alatreháutoeeuzsellántomajestédeprinsos, without any maner distinction betwene worde and worde, wherby I declare the brefnesse that the frenche tong useth in soundyng of theyr wordes, whiche in redynge and spekynge never cesse or pause, tyl they come at suche worde where the poynt shulde be. (Footnote: Palsgrave, éd. Génin, p. 58.)
Un peu plus haut, il avait été plus précis encore :
And here upon it ryseth why the frenche tong semeth unto other nations so short and sodayne in pronounsyng ; for after they have taken away the consonantes, as wel from the particular wordes by them selfe as from theyr last endes by reason of the wordes folowyng, they joyne the vowels of the wordes that go before to the consonantes of the wordes folowynge in redyng and spekyng without any pausyng, save only by kepyng of the accent : as though fyve or syx wordes or somtyme mo made but one worde : vhiche thyng, though it make that tong more hard to be atteyned, yet it maketh it more pleasant to the eare : for they put avay all maner consonantes, as often as they shulde make any harshe sounde, or let theyr sentences to flowe and be full in soundyng : (Footnote: Palsgrave, éd. Génin, p. 40.)
Cette volubilité, qui rend le français difficile à saisir, mais si plaisant à ouïr, repose donc bien, pour Palsgrave déjà, sur des mécanismes de resyllabation à grande échelle. Une description analogue sera donnée par Sainliens, pour qui les mot doivent être « connectés » les uns aux autres, la phrase entière devant « couler » comme un seul mot (Footnote: Sainliens, De pronuntiatione, p. 80 et 81). Les exemples donnés sont particulièrement éloquents (le circonflexe souscrit indique les consonnes que Sainliens ne prononce pas) : car il en es̭t h̭eure devient ca ri len nes̭ teure, ou même carilannes̭teure ; nous avons assez̭ mangé devient nou zavon zassez̭ mangé ; avisez y devient avizé zy ; enfin, tout ainsi que tu fais aux autres devient tou tin si ke tu fai zau zautres. On trouve donc ici aussi bien la resyllabation que le voisement d’s final devant voyelle initiale. Le tout s’inscrit dans un régime général qui est, clairement, celui de la troncation.
Face à des témoignages si limpides, les grammairiens indigènes sont souvent moins explicites, car ils ne perçoivent pas cette spécificité de leur langue comme particulièrement remarquable. Lorsque Meigret s’efforce de théoriser la syllabe française, on sent bien qu’il favorise une syllabation ouverte, mais il est bien moins clair que les Anglais. II écrit notamment :
Ę combien q’on ecriue souuęnt grand auęq d, si ęsse q’il reqiert vn t, quant le mot subseqęnt comęnçe par voyęlle : come grant artiste, ę non pas grand artiste. (Footnote: Meigret, Grammere, p. 18 r°.)
Le dévoisement de d final devant voyelle initiale ne se limite pas au cas de l’adjectif antéposé puisqu’on le trouve aussi dans « truant a çheval » où « nous oyons euidęmmęnt le t, se joindr’ ao’ voyęlles subseqęntes », ce qui signe donc la resyllabation (Footnote: Meigret, Grammere, p. 32 r°.).
Cauchie relève que le français a « des mouvements de langue aisés et que les mots coulent comme en un seul cours vers la pause ou vers la fin », ce qui est dû au fait que « la consonne finale de l’adjectif semble sonner avec la voyelle suivante comme c’est un bon enfant, […] nos ieux nostri oculi, nos offenses qui se disent bo nenfant, no sieus, no soffenses, à moins que tu ne préfères géminer ainsi bon nenfant, nos sieus etc… » (Footnote: Cauchie, Grammaire, p. 9 v° ; « obseruabunt discentes nostro sermoni expeditos lingue motus esse, & uoces uno tanquam agmine fluere ad distinctionem seu finem : quae causa est, ut adiectiui consonans finalis uideatur cum sequente uocali sonare, ut c’est un bon enfant, […] nos ieus nostri oculi, nos offenses q. d. bo nenfant, no sieus, no soffenses. Nisi malis geminare sic bon nenfant, nos sieus etc.). On ne sait pas si l’option « géminée » consiste à conserver la nasalisation et à ne pas voiser l’s, ou si la différence n’est que graphique.
Bèze évoque à son tour la resyllabation lorsqu’il relève que t final se joint à la voyelle initiale du mot suivant, comme dans ils sont à moi, resyllabé i son ta moi (Footnote: Bèze, p. 73. « Sed videndum imprimis vt si sequens dictio icipiat à vocali coniungatur, quasi ad illam dictionem sequentem pertinens, vt ils sont à moi, quod pronuntiandum est quasi scriptum sit i son ta moi. »). Plus haut, il étendait à s final la règle du voisement entre deux voyelles, comme dans les ames, les asnes etc. (Footnote: Bèze, De Francicae linguae recta pronuntiatione, p. 35 ; « idque vsque adeò perpetuum est, vt etiam hace litera dictionem finiens, & inter duas vocales deprehensa similiter pronuntietur vt les ames, les asnes, les engins, les instrumens, les ordures, les usages, acsi scriberetur lez ames, lez asnes, lez engins, lez instrumens, lez ordures, lez usages. »)
Le Gaygnard, enfin, considère comme une « figure d’unison », qu’il appelle « Prothese », la resyllabation à la rime, produisant des rimes comme honneur : bon heur, venteux : devant eux, courtizans : noz ans, dont les seconds termes sont resyllabés bo-nheur, devan-teux, no-zans (Footnote: Le Gaygnard, Promptuaire, préface, 20e page.).
L’unité, ici, n’est pas que de façade. Il semble bien que, dès les premiers témoignages disponibles, la pratique de la resyllabation soit considérées comme une propriété intrinsèque de la langue française, dont rien ne donne à penser qu’elle soit d’apparition récente.
Avec le tournant du xviie siècle, le discours des grammairiens s’infléchit : l’articulation des consonnes finales à la pause n’y est plus présentée comme une règle fondamentale ou nécessaire, mais plutôt comme une simple option. En 1604, Duval semble encore, en théorie, fidèle à la règle de la troncation, puisqu’il dit, à propos d’s, que « ceste consonante est de celles qui à la fin des mots semblent se perdre, lors qu’vne autre consonante suit » (Footnote: Du Val, L’Eschole françoise, p. 42.). Mais, pour Plusieurs bons Roys nous laissent des biens suffisamment, il écrit Plusieur bon Roy nou laise de bien sufisamen, laissant visiblement tomber le t à la pause. Il ajoute, de manière un peu sibylline, que t « perd la moitié de soy » devant une autre consonne, ce qu’il transcrit comme une absence de t : c’estoi tou promtemen fai de luy, généralisant ensuite cette règle à toute consonne devant consonne, « liquides » exceptées (Footnote: Du Val, L’Eschole françoise, p. 47-8.). En 1606, Masset rappelle qu’une consonne finale se prononce devant voyelle mais pas devant consonne ; il laisse dans l’ombre le cas des consonnes finales à la pause, comme s’il n’osait plus défendre expressément le principe de la troncation (Footnote: Masset, Acheminement, p. 4.).
Dès 1607, Maupas écrit :
Quelques consones à la fin des mots, ne se prononcent que peu ou point, assavoir, b, d, g, m, n, s, t, x, z. Et ne sont pourtant du tout oisives, car elles servent à prolonger la syllabe. Quelques autres s’y doivent prononcer pour le mieux, comme c, l, f, q, p, r. Toutesfois il est bien seant d’exprimer assez clairement, toute consonne finissant la periode, comme aussi au milieu des periodes en fil d’oraison, si le mot suivant commence par voyelle ou h muette, la consonne finale se doit lier & conjoindre avec la voyelle commençant le mot suyvant, comme si elle luy apartenoit. (Footnote: Maupas, Grammaire 1618, p. 2 v°.)
Si la prononciation de la consonne finale à la pause est encore mentionnée, c’est avec deux bémols importants. Premièrement, il n’est que « bienséant » d’exprimer une consonne à la pause, alors même qu’on « doit » faire la liaison devant voyelle. Deuxièmement, le terme période réfère en général à une pause importante, comme un « point final », et ne saurait s’appliquer à un simple membre de phrase, ponctué par exemple au moyen d’une virgule. Et Maupas ajoute, à propos d’s final :
Prononcer l’s, au bout des mots, n’est point à reprendre, pourveu que foiblement. Et quand bien on la voudra supprimer, si faut-il tenir la syllabe un peu plus longuette. (Footnote: Maupas, Grammaire 1618, p. 12 r° et v°.)
La seconde phrase semble être un ajout de 1618 (Footnote: Brunot, Histoire de la langue française, II, p. 270. Contrairement à ce qu’a cru Brunot, elle n’est pas due à Maupas fils (1638) mais figure déjà dans la deuxième édition qui remonte à 1618.), comme si l’auteur avait, dans l’intervalle, gagné l’assurance qui lui permette de contester une règle reprise de ses prédécesseurs, mais dans laquelle il ne se reconnaissait pas. Pour Garnier, qui publie pour la première fois en 1607 également, « on peut prononcer la consonne finale à la fin d’une phrase si l’on veut » (Footnote: Garnier, Praecepta gallici sermonis, p. 10, cité par Thurot II, p. 15. « In fine periodi pronunciare licet, si velimus ».).
Pour van der Aa (1622), qui s’adresse aux Flamands, il n’est indispensable de prononcer les consonnes finales des monosyllabes que si le sens le requiert. Pour le reste, on peut certes, ad libitum, faire entendre des consonnes à la pause, mais il y plus de grâce à ne le faire que rarement, à moins qu’on ne veuille marquer une emphase particulière (Footnote: van der Aa, Grammatica gallica, cité par Thurot II, p. 14-15. « Nota lois, mais, multaque monosyllaba, praecipuè si sensus requirat, semper efferre suum s, preterea omnes casus plurales, immo ubicumque loquendo sistimus, sive hoc puncto vel comate fiat, pro libitu ultimas consonas efferri, sed quo rariùs, eu gratiùs, nisi summa emphasis verborumque vis exprimeretur ».). Cette remarque est intéressante car les gramairiens, jusqu’ici, n’ont jamais fait expressément de la prononciation de consonnes finales une marque d’emphase.
Les traités de rhétorique partent généralement du principe que la « grammaire », dont fait partie la manière de « parler correctement », est l’affaire des grammairiens, raison pour laquelle ils sont avares en conseils de prononciation. C’est tout à la fin de son traité, alors qu’il aborde le « coulant de la Harangue » que Wapy, en 1625, livre des informations fragmentaires sur les consonnes finales. Il demande en premier qu’on évite ce qui est par trop rude ou raboteux « parmy le fil du discours », et donc « la rencontre de deux mots, dont l’vne finisse par vne lettre qui soit de mauuais accord auec le commencement de l’autre, & qui rendent un son fascheux à l’oreille » (Footnote: Wapy, Adresse, p. 389.), règle qui doit faire éviter autant l’hiatus que le choc de consonnes qu’on trouve dans Phenix caché. Traitant des pauses (elles correspondent chez lui à ce que d’autres appellent « périodes »), il fait une allusion à la prononciation des mots rang, marchand, mauuais, defaut, « où la derniere syllable se prononce és deux premiers comme si l’n n’estoit suiuie d’aucune consonante, & és deux derniers comme s’il n’y auoit rien au bout des diphtongues finales » (Footnote: Wapy, Adresse, p. 398 et sq.). Il laisse donc tomber, lors de pauses importantes, au moins certaines consonnes finales. Lors de pauses de moindre importance, il voudrait qu’on prononce l’s final des mots comme passions, jugemens (s’agirait-il de cas de liaison ?). Cette règle ne s’appliquerait pas aux « s d’aprés l’e feminin » de paroles ou d’escalades. Le tout n’est pas très clair.
D’une manière générale, on a l’impression que, contrairement à leurs prédécesseurs du xvie siècle, les grammairiens du premier xviie siècle ne font plus guère d’effort pour réclamer la prononciation des consonnes finales à la pause. Certes, ils la tolèrent, mais il semble surtout qu’ils se rangent au choix de l’usage dominant, qui n’est autre que celui des « Dames de Paris » déjà rapporté par Tory presque un siècle auparavant ; autrement dit, dans l’usage des grammairiens, le principe de la troncation cède devant celui de la liaison et ceux-ci cessent de lutter contre cette évolution, qui était déjà en marche au siècle précédent mais dont ils ne rendaient alors compte qu’à leur corps défendant.
Selon Bellanger qui fut, au xixe siècle, l’un des premiers à tenter une synthèse historique, « Maupas ne parle que de la prose », et de renvoyer au Dictionnaire de La Noue, dans lequel « nous devons chercher la prononciation des consonnes qui terminent les vers » (Footnote: Bellanger, Etudes historiques, p. 188.). Mais rien n’indique que les prononciations que décrit La Noue aient pu lui survivre dans la pratique générale de la déclamation. En effet, il convient de bien distinguer, d’une part le système de rimes dont il rend compte et qui consiste en des équivalences conventionnelles entre mots ou groupes de mots, et d’autre part sa prononciation personnelle qui, effectivement, faisait entendre bon nombre de syllabes à la pause mais que, déjà, ne partageaient certainement pas tous ses contemporains, à commencer par son rival Tabourot. Si l’on a continué à utiliser son dictionnaire au xviie siècle, et si Lancelot, en 1663, peut encore le considérer comme « le plus exact en Rimes de tous ceux qui en ont écrit » (Footnote: Lancelot, Regles de la poesie françoise, Quatre traitez de poësies, p. 65.), ce n’est pas parce que Lancelot et ses contemporains prononcent comme La Noue, mais plutôt parce que le caractère « exact », c’est-à-dire strict de son système de rimes cadre encore fort bien avec l’art poétique « classique » du xviie siècle qui n’est, lui non plus, pas particulièrement porté sur la licence.
Le premier grand art poétique du xviie siècle est celui de Deimier (1610), qui n’accorde que peu d’attention à la prononciaton. De trois longs chapitres consacré à contester certaines licences de la génération précédente (Footnote: Deimier, L’Academie, p. 99-208, et en particulier p. 116, 183.), on retire l’impression diffuse qu’il prononce tout ou partie des s finaux, ce qui cadrerait bien avec ses origines méridionales. Par ailleurs, il critique la vieille prononciation ell’alloient, mais il est prêt à accepter qu’on écrive (et prononce) tu pense, tu donne, tu parle, liberté que s’octroient en tout cas les compositeurs d’airs de ce temps (Footnote: Deimier, L’Academie, p. 135, 181.). On sait aussi qu’il n’hésite pas à resyllaber par dessus la césure. Il lit en effet ce vers de du Bartas, « Dieu tout en tout estoit, & tout estoit en Dieu » exactement comme l’aurait fait Malherbe : tou, ten, tou, té, toi, té, tou, té, toi, ten (Footnote: Deimier, L’Academie, p. 353.).
Dix ans plus tard, du Gardin fait plusieurs remarques intéressantes :
Il distingue deux types de syllabes féminines, les féminines proprement dites et les « pucelles », qui ne sont autres que les féminines « plurielles » en -es et -ent, baptisées ainsi parce que « voilées de (s) ou de (nt) ne sont point violées ni mangées, à l’occurrence d’une voyelle suiuante, ainsi qu’est la pure feminine » (Footnote: du Gardin, Les premieres addresses, p. 23.). Autrement dit, la différence principale, sinon la seule, vient de ce que les consonnes finales empêchent l’élision. Voilà qui laisse planer un sérieux doute quant à leur éventuelle prononciation à la pause ou à la rime.
Dans une règle intitulée De la Recitation du Vers, il renvoie ainsi dos à dos deux caricatures : celle du « VValon », d’une part, qui tend à supprimer bon nombre de syllabes féminines et transforme un alexandrin correctement formé, Tournoye vire uolte & plus roide s’enuole, en un énéasyllabe, Tournoy’ viruolt’ & plus roid s’enuol, et à qui il faut un vers de dix-sept syllabes prononçables, Muses en vostre Parnasse à ceste heure ie desire naistre pour produire un alexandrin, Mus’ en vostre Parnas’asteur ie desir naistre, voire un vers encore plus court, Mus’ en vot Parnas asteur ie desir nait ; d’autre part, celle des « galans qui ont l’aureille si delicate, qu’ils ne peuuent ouir la concurrence de diuerses consonnantes en mots diuers » qui, manifestement, s’efforcent de prononcer un maximum de consonnes finales, mais pensent les « adoucir » en ajoutant des e intercalaires, transformant L’eau qui ne court nous rend son odeur fort malsaine en L’eaue qui ne courte nous rende son odeure forte male saine (Footnote: du Gardin, Les premieres addresses, p. 42 et sq.). On comprend que la « bonne » récitation doit faire entendre distinctement toutes les syllabes du vers, sans en retrancher ni en ajouter, ce qui, d’une part, oblige à ne pas élider les syllabes muettes et, d’autre part, empêche de faire sonner de manière trop appuyée les consonnes finales.
Il admet la rime herbus : tissus quoiqu’elle ne soit pas conduite par la même consonne, arguant du fait que l’s final supplée quelque peu au défaut qu’aurait la rime herbu : tissu. Mais, en même temps, il exige que les rimes en -is et -és, catégories beaucoup plus fournies, soient conduites par la même consonne car, dit-il, s « est de fort douce prononciation en la fin dans l’oreille du François, comme aussi est le r en la fin du mot hormis l’(er) en lucifer & consors ». Ainsi, on comprend qu’il admettrait lucifer : jupiter parce que l’r « rude » final excuserait la non-correspondance de f et t. Par contre, il rejetterait chauffer : acheter, ou chauffés : achetés, car l’r et l’s « doux », peu voire pas audibles en fin de vers, ne suffiraient pas à cet office.
Dans une autre règle, du Gardin doit rappeler que les terminaisons masculines, les féminines et les pucelles ne riment qu’entre elles et jamais les unes contre les autres. Ainsi doit-il expressément condamner des rimes comme venue : parvenu (fém./masc.), sages : courage (puc./fém.), s’approche : reprochent (fém./puc.) (Footnote: du Gardin, Les premieres addresses, p. 95.). Il n’aurait certainement pas à le faire s’il se référait à une manière de parler qui fasse entendre de manière très nette les différences graphiques.
Il admet, à la suite de Ronsard, que des terminaisons « extraordinaires », c’est-à-dire rares, puissent être « heteroclitement contrerymées » : Turc : Amurcq : furt, drap : craçat, douillet : Iulep, champ : tranchant, loup : trop : trot : bout, cocq : sot, temps : contant, temps : meschans. Et il ajoute que douillet et iulep se prononceraient alors douillé, Iulé et que temps « se prononce tan, ou p & s sont muettes » (Footnote: Du Gardin, Les premieres addresses, p. 110.).
Proposant une nouvelle manière de produire des vers mesurés, il donne l’exemple Dictes nous bien voz raisons, qu’il prononce « comme s’il estoit escrit » Dite nou bien vo resons, ce qui fait penser qu’il pourrait prononcer l’s final « doux ». Par contre, il donne aussi le vers La mort tue en peu de temps, plusieurs gens du monde grand, qu’il prononce La mor tu en peu de tan, plusieur gen du monde gran, laissant incontestablement tomber la consonne finale tant à la césure qu’à la rime (Footnote: du Gardin, Les premieres addresses, p. 276.).
Ce traité exclusivement consacré au vers et à sa récitation ne s’écarte guère des prescriptions des grammairiens du temps : l’articulation des consonnes finales à la pause semble bien en effet y être décrite comme une pratique possible, mais ni obligatoire ni très systématique.
En 1632, le grammairien Oudin donne comme règle générale que « quand vn mot finit par vne consonne qui se prononce, & que le suiuant commence par vne voyelle, on les attache ordinairement ensemble, par exemple, amour est vn enfant, il faut lire, amourestunenfant, & ainsi des autres ». On croit comprendre qu’il y a des consonnes finales qui ne se prononcent pas du tout, par exemple, comme l’ajoute le même Oudin en 1640, le d final de bled (pour blé). Il étend la règle au cas de vers eux, qui devrait se prononcer ver eux. De plus, c se prononce en principe à la fin des mots sauf en banc, espic (pour épi), bec-jaune et clerc (ces deux derniers mots ne sont mentionnés qu’en 1640) où il ne se prononce jamais. Mais dans blanc, franc, il ne se prononce pas, « si ce n’est deuant vne voyelle » : il s’agit bien, au sens strict, de liaisons. Enfin, les r finaux de plaisir, desir et souvenir sont « indifférents », ce qui veut probablement dire qu’on peut les prononcer ou pas. Dans Monsieur et Messieurs, r « se prononce selon le choix & la volonté, il est pourtant plus doux de ne la pas prononcer » (Footnote: Oudin, Grammaire françoise 1632, p. 11 et sq, 1640, p. 13 et sq.).
La même année, selon Martin, qui enseigne aux Allemands, toute consonne finale, excepté c, f, l, m, n, r (règle de Bèze), est muette quand le mot est suivi d’un point qui interrompt le cours de la parole (Footnote: Martin, Grammatica gallica, p. 37 ; « Omnis consonans (praeter C, F, L, M, N, R, ) in fine dictionis quiescit, si subsequatur dictio à consonante vel spiritu aspero incipiens, vel punctum loquelae fluxum interrumpens : ut, tant plus savant, tant plus meschant, Je gelehrter / je verkehrter / lege Tan plu savan, tan plus meschan. Tant moins hardi, tant plus tard meurtri, lege tan moin hardi, tan plu tar meurtri. »). Il ne pratique pas différemment lorsqu’il transcrit phonétiquement des prières en vers (Footnote: Martin, Grammatica gallica, p. 39 et sq.). On trouve en particulier, à la rime, devossiö pour devotieux (mais siös pour cieux) ; vivifian, mundifian pour vivifiant, mondifiant ; por, mor pour port, mort, etc. Il mentionne aussi l’élision (elle ne serait pas tolérée par les « doctes »), chez certains poètes, du s de la seconde personne, comme dans ce vers (Desportes, ps. 36) :
Si tu cherche où fut sa demeure (Footnote: Martin, Grammatica gallica, p. 38.)
Les proverbes (en prose) qu’il transcrit ensuite finissent de persuader le lecteur qu’il ne prononce pas les s et t finaux, ni après e féminin ni après voyelle sonore.
Quelques années plus tard, Duez, qui s’adresse aussi aux Allemands, donne comme règle générale qu’il faut laisser tomber les consonnes finales non seulement lorsque le mot suivant commence par une consonne, mais aussi à la pause (Footnote: Duez, Le vray et parfait guidon, p. 41-42 ; « Es wird ein jeder consonans an dem ende eines worts aussgelassen / nicht allein wann das folgende wort mit einem consonante anfangt / sondern auch wann gar nichts mehr in der rede nachfolget. Dafern aber ein wort darauff folget / welches mit einem vocal oder mit einem stummen H anfangt / so wird solcher lezte consonans aussgesprochen »). Il mentionne bien sûr aussi l’exception de c, f, l, m, n, r finaux.
Vaugelas, dont les Remarques remontent à 1647, a peu écrit sur la prononciation, et encore moins sur celle des consonnes finales, mais il laisse ici ou là transparaître son usage. Dans les Nouvelles Remarques, ouvrage posthume publié en 1690 mais consistant avant tout en une compilation de remarques inédites antérieures à 1647, à la question de savoir s’il faut dire Grace à Dieu ou Grâces à Dieu, il opte en faveur du pluriel, pour des raisons de traduction du latin (Gratiae), mais il reconnaît que le pluriel se prononce comme le singulier « parce qu’en nostre Langue on mange souvent des consonantes à la fin des mots, et sur tout l’s ». Et d’ajouter qu’« on mange bien aussi nt à la fin des troisièmes personnes plurielles des Verbes, et l’on prononce aiment autant comme s’il y avoit escrit aime autant. ». Si les locuteurs concernés « mangent » ces consonnes devant voyelle, à plus forte raison ne les prononceront-ils pas à la pause.
Dans les Remarques de 1647, lorsqu’il se demande « S’il faut mettre une s, en la seconde personne du singulier de l’imperatif », il constate « Que l’on en met tousjours en ceux qui terminent en aus, eus, ous, ans, ens, ats, ers, eurs, ets, ors, & ours, où l’s, neantmoins bien souuent ne se prononce pas, tellement qu’à les oüir prononcer, on ne peut pas discerner s’ils ont vne s, ou non. » Il ne s’exprimerait certainement pas ainsi s’il les entendait à la pause : ce qu’il veut probablement dire est que, même devant voyelle initiale, ils restent le plus souvent muets. Plus loin, il reconnaît aussi que « vn faux tesmoin & les faux tesmoins, se prononcent tous deux egalement sans s » (Footnote: Vaugelas, Nouvelles Remarques, p. 184-185 ; Remarques, p. 189 et 564.).
L’usage qu’il promeut a donc tourné le dos au régime de la troncation et relève bien de celui de la liaison, celle-ci étant même devenue facultative. Il va de soi que renoncer à la liaison après graces ou aiment ne conviendrait pas à la poésie. D’une part, le fait de « manger » ces consonnes finales a pour effet de diminuer le compte des syllabes, d’autre part, comme le relève le commentateur posthume de cette remarque, « Desportes dit toûjours rendre grace au singulier toutes les fois qu’il en a besoin pour mesurer un vers ». Le poète doit indiquer graphiquement s’il utilise le singulier ou le pluriel et, dans ce dernier cas, la liaison est obligatoire. On sait par ailleurs que Vaugelas laisse très peu de marge au discours soutenu : il ne supporte pas qu’on use d’emphase dans la conversation ordinaire. On se souvient aussi de sa diatribe sur la prononciation des -r finaux des infinitifs, qu’il considère comme absolument muets, fustigeant les « Dames » qui, lorsqu’elles lisent un livre imprimé, font fortement entendre ces consonnes finales (réputées moins instruites que les hommes, les femmes seront plus enclines à syllaber en prononçant toutes les lettres), mais aussi les orateurs en chaire ou au barreau, « comme si les paroles prononcées en public demandoient vne autre prononciation, que celle qu’elles ont en particulier, & dans le commerce du monde ».
En 1650 paraît un curieux ouvrage signé Antoine Dobert et intitulé Recreations Literales et Mysterieuses ou sont curieusement estalez les Principes & l’importance de la nouuelle Orthographe : avec vn acheminement a la connoissance de la Poësie, & des Anagrames. Ce Minime dauphinois, empêché par une santé défaillante d’assurer son ministère, a passé les dernières années de sa vie à mettre par écrit ses idées sur l’orthographe et la prononciation. Pour des raisons pédagogiques, cet auteur n’introduit sa « nouvelle orthographe », à visée phonétique, qu’insensiblement, prétendant y habituer peu à peu son lecteur : les premiers chapitres sont rédigés dans une graphie d’usage plutôt traditionnelle et ce n’est qu’en fin d’ouvrage que se déploient toutes les nouveautés (l’imprimeur prévient du reste que l’auteur est « trespassé » avant d’avoir pu corriger l’impression et qu’il n’a peut-être pas bien suivi son dessein). Mais l’intérêt majeur de cet ouvrage inclassable est qu’il constitue une lecture critique de La Noue, et en particulier de l’Orthographe françoise, imprimée à la suite de son Dictionnaire des rimes. Loin d’y exposer de manière méthodique les principes d’une grammaire, l’auteur, qui n’est du reste pas grammairien mais plutôt prédicateur et donc, contrairement aux grammairiens, orateur, y procède avant tout par allusions, anagrammes, digressions et symboles, mêlant traits d’esprit, génuflexions, et réminiscences de Tory, Tabourot ou Mersenne. Toujours est-il qu’incidemment, il s’exprime à plusieurs reprises sur la prononciation des consonnes finales.
Il doit, tout d’abord, s’accommoder des préceptes de La Noue (dont il ignore le nom et qu’il appelle le « cavalier inconnu »), par exemple celui qui veut que d final se prononce comme t final (Footnote: Dobert, Recreations literales, p. 80.), mais, tout comme son modèle, il passe outre en admettant la rime plomb : fond, puisque la consonne finale n’est pas prononcée (Footnote: Dobert, Recreations literales, p. 411.). Et lorsque, dans sa récapitulation finale, il a toute liberté de prendre ses distances d’avec La Noue, il atteste que l’ -r finale des infinitifs en -ir et en -er ne se prononce souvent pas, ou alors :
Il ne faut pas ausi la prononser trop distinctemant non plus Ke d’autres Consones finales, é voęre toutes, ou Kazi toutes, à cauze k’il samble ke l’on i fase suivre l’e feminin einsi : diner e, souper e, aler e, venir e, mortel e, Michel e, Gabriel e, Raphael e, Ioab e, Oreb e, nef e, drap e, & samblables finales du vers ou de la fraze ki se prononse toute d’une halęne, comme aussi du mot au milieu ; si se n’ęt k’une Voyęle suive, le propre des Voyęles étant de fęre bien retantir les Consones qui les presędet, é mieus ke sęles ki suivet. (Footnote: Dobert, Recreations literales, p. 545.)
Néanmoins, il ne fait guère de difficulté à admettre la rime « normande », car les infinitifs peuvent sans difficulté adapter leur prononciation (Footnote: Dobert, Recreations literales, p. 511.). Concernant s et t finaux, Dobert ne laisse pas autant de choix. À propos d’s, il écrit qu’on « ne la prononse point du tout la pluspart du tans à la fin du vers ou de la fraze, ny jamęs par le milieu, sinon kand une Voyęle suit », étendant ensuite cette remarque au t. Plus précisément, s’il tolère qu’on prononce la consonne finale du mot Elisabet, quoique « pas trop distinctemant », il ne veut « du tout point » entendre celui de glorieusement à la fin du vers ou de la phrase (Footnote: Dobert, Recreations literales, p. 545-547.). En plus d’être clairement un lieur, Dobert assimile systématiquement la fin du vers à n’importe quelle fin de phrase : là où il ne prononce pas une consonne à la pause, il ne voit aucune raison de la prononcer à la rime. Et de prendre l’exemple de sa diction d’un de ses poèmes, consacré à l’asthme et à la toux, dont il donne (ci-dessous en romain) une version en graphie encore relativement usuelle et (ci-dessous en italique) une version beaucoup plus phonétisante, qui se révèle très éloquente en matière de non-prononciation des consonnes finales (on note au passage l’allongement des syllabes finales, noté par un accent circonflexe, survenant lorsqu’un s final n’est pas prononcé) (Footnote: Dobert, Recreations literales, p. 421, 548.) :
Toy qui loge dans mes poumons,
Toe Ki loje dans mę poumôn
Qui me défans daler aus mons,
Ki me défan d’aler o môn,
Et qui rans courte mon halęne :
E ki ran courte mon halęne :
Annemy de tous mes plésirs,
Enemi de tous mę plezîr,
Iniurieus à mes desirs,
Injurieus à męs dézîr,
Tu ne me permęs ke la plęne.
Tu ne me permę Ke la plęne.
Ancore faut-il que mes pas
Ancore fôt i Ke mę pâ
Soêt mezurés par le compas
Soê mezuré par le compâ
De la pezanteur Espagnole,
De la pezanteur Espagnole
Et que je marche gravemant
E ke je marche graveman,
Bien éloigné du mouvemant
Bien élongné du mouveman
Des Postillons du grand Eole.
Des Posti’lôn du grand Eole.
Il faut ancore que le tans
I fôt ancore ke le tân
Soęt tanperê, Ke les Autans
Soę tamperé, ke les Autân,
Les Aquilons é les Borées,
Les Akilons, é lę Borée,
Et toutes ses Postes de l’air
E toute sę poste de l’ęr
Qui vont vîte comme l’éclair
Ki von vite comme l’éclęr
An leur loge soêt retirées.
An leur loje soê retirée.
Sy le bel œil de l’univers
Si le bel eu’l de l’univêr
Ne me regarde de travers,
Ne me regarde de travêr,
Et qu’il soit an son apogée,
E k’il soęt an son apojée
Dardant ses eüillades à plom
Dardan ses eu’lades à plon
Tot apręs mon serveau se fon,
Tot aprę mon servô se fon,
Et la Tous fęt de l’anragée.
E la Toû fę de l’anrajée.
L’Incommodité de la Tous
L’importunité de la Toû
Qui ne s’aproche point de vous
Ki ne s’aproche point de voû
Par une faveur singuliére,
Par une faveur singuliére,
Doęt parętre dedans mes Vers
Doę parętre dedan mę vêr
Parmy sét ouvraje divers,
Parmy sét ouvrage divêr,
Puis k’ęle m’et si familiére.
Puis k’ęle m’ę si familiére.
Le chef sét humide vesseau
Le chéf sét humide vesseo
Ne voulant servir de berseau
Ne voulan servi de berseo
A ses humeurs dont il abonde,
A ses humeûr dont il abonde,
Par un défaut de charité,
Par un défo de charité,
Comme s’il étęt irrité,
Comme s’il étęt irrité,
Sur les plus foibles il debonde.
Sur lę plus foębles i débonde.
O Toux ! que tous n’eymerêt pas,
O toû ke toû n’eymerê pâ,
D’autant que tu n’as point d’apas
Dautan ke tu n’â point d’apâ
Pour te fęre cherir é suivre
Pour te fęre cherir é suivre
Tu diminues mon flambeau,
Tu diminuë mon flambo
Et m’avoęzinant du tombeau
Et m’avoęzinan du tombo
Tu me rans annuyé de vivre.
Tu me rans annuyé de vivre.
Trouble-repas, trouble-repos,
[Tr]ouble repâ, trouble-repô,
Tu me surprans à tout propos,
Tu me surprans à tou propô
Tu antrecoupe mes pansées ;
Tu antrecoupe, &c.
Avec Chifflet (1659) on retrouve un grammairien méthodique :
La premiere regle generale. A la fin des periodes : ou quand on finit le cours des paroles, pour reprendre son haleine ; les consones qui finissent le dernier mot, ne sont jamais prononcées. Par exemple. Ne donnez pas tout. Prononcez tou, sans faire sonner le t. (Footnote: Chifflet, Essay d’une parfaicte grammaire, p. 200.)
On se trouve donc sous le régime de la liaison, ce d’autant plus que Chifflet est l’un des premiers auteurs à formaliser la règle dite du « mot régi » :
La derniere consonne d’vn mot s’vunit par la prononciation, en vne mesme syllabe, auec la voyelle qui commence le mot suiuant : comme : Loüer vn excellent homme. Prononcez. Loüé-runnexcellent-tomme. Voilà la Regle generale, telle que les Grammairiens ont coutvme de le conceuoir. Mais pour mieux entendre son vsage, & ses restrictions, il faut que j’y ajoute vne observation importante qui découurira vne merueilleuse proprieté de nostre langue, & donnera vne grande lumiere à toute la prononciation des consones finales deuant les voyelles qui commencent les mots suiuants. La voicy. Les consones finales, principalement l’n, le t, & le d prononcé comme vn t ; ont coutume de se faire entendre & de sonner clairement deuant les voyelles des mots suiuants, quand ces mos suiuans sont regis par le precedent, qui finit en consone : autrement non. Ainsi le nom adjectif deuant son substantif ; la preposition deuant ses cas ; le verbe deuant le cas qui en est regi ; l’aduerbe on, ou l’on, deuant son verbe impersonnel, font sonner leurs consonnes finales : comme en ces exemples ; Peti-t’enfant. Bon-n’homme. Grand-t’orateur. Deuant-t’hier. Il alloit-t’à la ville. Allant-t’à la ville. On-n’aime. L’on-n’a aimé &c. Autrement vous ne prononceriez pas ces consones, disant ; Peti & joli. Bon & beau. Gran & gros. Devan & derriere. Il alloi & venoit. Allan & venant. Veut-on aller là, &c. (Footnote: Chifflet, Essay d’une parfaicte grammaire, p. 204-5.)
Une telle règle n’aurait aucun sens dans un système ou prévaudrait la troncation : devant voyelle, toutes les consonnes finales s’y prononceraient pour la seule raison qu’elles ne sont pas suivies d’une consonne. À propos d’s final, qu’il ne mentionne pas expressément dans la règle du mot régi, Chifflet critique ceux qui prononceraient Fait’ encore et Les Ang’ et les hommes pour Faites encore et Les Anges & les hommes, exigeant une prononciation plus soutenue : lay-zange-zé lay-zommes. Car, dit-il « cette mauuaise prononciation destruiroit beaucoup de vers dans la poësie » (Footnote: Chifflet, Essay d’une parfaicte grammaire, p. 208.). On remarque que, si Chifflet exige certaines liaisons pour satisfaire à l’esthétique du vers, il ne fait pas de remarque analogue en ce qui concerne les consonnes finales à la rime dont on imagine, jusqu’à preuve du contraire, qu’il les traite de la même manière que des consonnes de fin de période. Il est clair aussi que cette règle de la liaison n’est pas aussi générale que le voudrait Chifflet, ce qui l’amène à énumérer un certain nombre d’exceptions : ainsi, la plupart des -c, -f, -l (à l’exception de certains -l mouillés) se font-ils entendre dans tous les contextes, ainsi que certains -r. D’autres -r, notamment ceux des infinitifs en -er et -ir, ne s’entendent pas devant consonne (ni, probablement, à la pause) et se lient en obéissant à la règle « générale ». La règle de la liaison s’applique donc avant tout aux -s et -t, à certains -r, et aussi aux rares -p présents en français.
La Breve instruction sur les regles de la poësie françoise, annexée au Traité de La poësie latine et publiée en 1663 dans un recueil groupant Quatre traitez de poësies est un traité qui, quoique succinct, a fait longtemps autorité. Lancelot n’y traite de prononciation que marginalement, lorsque la structure du vers est impliquée. Il précise notamment que « beaucoup de personnes se trompent […] prononçant, par exemples, les Princes ont Dieu pour Iuge, comme si c’estoit la moitié d’vn vers, & qu’il y eust, Les Princ’ ont Dieu pour Iuge comme il faut dire au Singulier, Le Prince a Dieu pour Iuge » (Footnote: Lancelot, Regles de la poesie françoise, Quatre traitez de poësies, p. 52-3.). Il est évident que, si ces nombreux locuteurs tendent à élider ce que certains devanciers appelaient une syllabe « pucelle », c’est que l’s concerné est pour eux une consonne facultative de liaison au sens strict du terme, et qu’ils ne la prononcent par conséquent pas à la pause. De même, on apprend que, pour éviter l’hiatus, il faut, quoiqu’on ne le fasse souvent pas en prose, prononcer les -r des infinitifs devant voyelle initiale (Footnote: Lancelot, Regles de la poesie françoise, Quatre traitez de poësies, p. 57.) : ici aussi, il s’agit de liaisons au sens strict. De plus, dans une rime comme cher : chercher (étymologiquement parlant, elle ne pose pas de problème car elle associe deux e provenant d’un a latin suivis d’un r « faible »), le fait que l’r de l’adjectif se prononce ordinairement contraint à prononcer aussi l’r final de l’infinitif, contrairement au bon usage de Vaugelas. Lancelot admet cette rime, probablement parce qu’il y entend deux e fermés. Il condamne par contre les rimes « normandes » dans lesquelles e ouvert – r « fort » rime avec e fermé – r « faible » (ou amuï), comme enfer : philosopher, mais c’est avant tout en raison de la discordance des voyelles.
Plus généralement, il affirme que « la Rime consiste dans le son, & non pas dans l’écriture », citant plusieurs exemples à l’appui de cette thèse. Par là, il veut dire que certaines rimes qui sont graphiquement irréprochables (comme, justement, la rime « normande ») peuvent être délicates à rendre phoniquement et que, à l’inverse, des graphies différentes (comme -in et -ain) peuvent donner lieu à des rimes parfaitement acceptables. Il n’entend certainement pas, en revanche, que tout ce qui s’écrit (et en particulier les consonnes finales) doive forcément se prononcer (Footnote: Lancelot, Regles de la poesie françoise, Quatre traitez de poësies, p. 62-64.). C’est en fait lorsqu’il discute de ce qui suffit ou ne suffit pas pour la rime qu’il se montre le plus ambigu :
Quand le son est fort plein, comme dans les diphthongues qui ont vn grand son ; comme EAU, IEU, flambeau, fardeau ; Dieu, lieu ; EU & OY sur tout quand il suit vne consonne, comme grandeur, honneur : heureux, paresseux Roys, loys. Et en d’autres syllabes fort remplies, comme ARS, ERS ; boulevars, rampars, vnivers, enfers ; On se contente de l’vniformité du son depuis la derniere voyelle, sans se mettre trop en peine de la consonne précédente. (Footnote: Lancelot, Regles de la poesie françoise, Quatre traitez de poësies, p. 62.)
On pourrait être tenté d’en déduire que les consonnes finales de heureux, Roys, par exemple, se prononcent. Mais il faut garder à l’esprit que Lancelot cherche ici à justifier des conventions anciennes dont il hérite et non à prescrire une prononciation donnée. Le doute reste donc entier.
Blegny, qui publie en 1667 une Ortografe françoise, fait des remarques sur la fin des mots qui montrent que, même s’il n’aborde pas expressément la question de la liaison, il n’a plus rien d’un tronqueur :
Les noms prononcez en a bref s’écriuent par at, comme : Avocat, état, ingrat, Legat, Magistrat, &c. & jamais par a seul. Ceux prononcez en a long s’écriuent par as, comme gras, coutelas, échalas, matelas, verglas, &c. (Footnote: Blegny, L’ortografe françoise, p. 94.)
La consonne finale est donc devenue une marque graphique à laquelle on reconnaît le rôle d’indiquer la longueur de la voyelle qui précède. On trouvera la même distinction pour -it qui marque l’i bref et pour -is qui marque l’i long, ainsi que pour -ot (bref) / -os, -ost, -au, -aud, aux (longs), -ut (bref) / -us (long), -oi (bref) / -ois (long) (Footnote: Blegny, L’ortografe françoise, p. 96-99, 118-119.).
Quand les noms sont prononcez en e ouuert, ils s’écriuent ou par la diphtongue ai, comme, balai, delai, essai, geai, Mai, quai, vrai, &c. ou par ait, comme font les composez de ces deux mots fait & trait, qui sont, attrait, extrait, portrait, retrait, contrefait, defait, imparfait, mefait, refait, ou bien par et, comme, brochet, crochet, mollet, poignet, poulet, &c. (Footnote: Blegny, L’ortografe françoise, p. 95.)
Ici, la consonne finale ne sert plus qu’à indiquer l’aperture de l’e précédent, l’s final de dais, frais, marais, etc. ou de decés, excés, progrés, etc. ne signale rien de plus qu’un e « prononcé d’vne bouche fort ouuerte » (Footnote: Blegny, L’ortografe françoise, p. 95-96.). Blegny prononce par contre en général -l final et -r final — il ne cite pas d’exemples d’infinitifs en -er mais cite benir, ouïr parmi les mots terminés, et donc très probablement prononcés, en -ir et il est probable qu’il prononce l’r final des mots comme Armurier, barbier, cordonnier, etc. et des mots en -oir, -eur, -ur (Footnote: Blegny, L’ortografe françoise, p. 112-118.). Il prononce aussi en général le -c final, ainsi ceux de sac, bissac, cotignac, bec, Grec, sec, croc, accroc, soc, roc, duc, musc, suc et le -f final de cerf, fief, relief (Footnote: Blegny, L’ortografe françoise, p. 119.).
Les Principes Infaillibles et les Regles asurées de la juste Prononciation de Notre Langue, publiées par Lartigaut en 1670 sont une tentative de réformer l’orthographe, qui fait le grand écart entre une volonté de phonétiser et le souci de maintenir une graphie grammaticale :
danz ces noms -
eureus, cours, facheus, secours, divêrs, &c.
au singulier l’-s finale doit être otée ; principalemant danz les adjectifs, afin de distinguer le nombre : come aussi la plupar des autres noms qui ont une autre consonne devant l’-s, doivent rézerver l’-s, pour le pluriel […] c’et aussi une choze qui et béle & nécésêre danz l’Ortografe, de distinguer le nonbre par la juste aplication de l’-s finale.
Les Poètes peuvent la retenir, pour alonger le mot d’une silabe, an colant l’-s, devant une voyèle ; ou pour égaler la rime : mês an proze, il faut éviter cête lisance. (Footnote: Lartigaut, Principes, p. 191.)
Il n’est pas question ici de prononciation, mais exclusivement de graphie. Lartigaut isole les cas où -s/-z/-x est, dans la graphie traditionnelle, présent aussi bien au singulier qu’au pluriel, mais ne se prononce pas plus au pluriel qu’au singulier (à l’exception d’une éventuelle liaison). Il se sert alors de ces consonnes sans valeur phonétique pour en faire des marques abstraites du nombre grammatical et il les « ôte » de la graphie du singulier : eureu (sing.) - eureus (plur.), cour (sing.) - cours (plur.). Et, fait très intéressant, les poètes conservent le droit de les « retenir » (on parle toujours graphie) pour maintenir le compte des syllabes (il s’agit bien sûr des cas de syllabes féminines « plurielles » devant voyelle initiale) ou pour « égaler » la rime : on croit comprendre qu’il s’agit d’égaliser graphiquement la rime dans le cas où, par exemple, peureux au singulier rimerait avec heureux au pluriel, deux mots qui, pour Lartigaut, sonneraient en [rø] mais qu’il écrirait, en prose et dans sa graphie, peureu et eureus. On voit que, même dans une graphie qui se veut utilitaire, il persiste le souci d’une congruence graphique des consonnes finales à la rime.
Le seul paragraphe qu’il consacre expressément à la prononciation nous livre une amusante peinture de mœurs :
L’on parlêt un jour danz une asanblée considérable de la manière de bien lire ; étant prié d’an dire mon santimant, je dis que c’étêt une chose asez RARE. un de la conpagnie qui n’avêt paz movêze opinion de sa persone, prit la parole ; & soit qu’il voulùt s’opozer à la sévérité de mon jugemant, soit qu’il voulùt fêre voir que ce n’étêt paz une choze rare à son égar : il tira un livre de sa poche, an lut deus ou trois pages tout haut ; puiz l’êyant fermé, il me demanda si c’étêt une choze si rare que de bien lire ? je lui répondis qu’ancor qu’il se treuve des persones qui lizent bien, la choze ne lêsêt paz d’être RARE. mês ancor (reprit-il) pouriez vous franchemant treuver queque choze à redire dans la lecture que je viens de fêre ? je lui dis avec beaucoup de civilité, que des persones de son mérite étêent à-couvêr de la sansure.
Quécun de l’asanblée fit changer notre antretien fort à propos : mês seulement pour un tams ; car peu aprez, une autre persone de la conpagnie tonbant insansiblemant sur le discour de l’Ortografe, se préparêt à me fêre quéque question : & come je voyês bien où il voulêt venir, je lui fis signe d’an intéroger un autre que je lui montrês ; afin que la choze ne parùt paz afectée : il se treuva que cête persone l’intêroja de toutes les fautes que notre lecteur avêt fêt auparavant : mês il le fit avec tant d’adrêse, & l’autre répondit si pertinamant, que tout le monde fut persuadé que c’étêt véritablement une CHOZE RARE que de BIEN LIRE.
Il n’an faut point douter ; c’et une choze trèz RARE, & même trez dificile danz l’Ortografe vulguêre : il ne faut que savoir ce qui s’apèle BIEN LIRE pour l’avouër, mês dans la véritable Ortografe, il n’y-a cazi point de dificulté.
La premiére choze qu’il faut observer, c’et de simaginer que l’on parle an public, ou que l’on et an conversacion sérieuze.
il ne faut point prononcer la consonne finale (j’antans – p, r, s, t, z) de chac mot, à moinz qu’il ne suive une voyéle sanz s’arêter […]
Je ne dis paz qu’il faut s’arêter aus poins & aus virgules ; ni les diverses infléxions de voi sanz chanter, & sans fêre le Prédicateur : cela et asez conu. (Footnote: Lartigaut, Principes, p. 217-220.)
On ne sait pas exactement dans quel milieu évolue le narrateur. Certainement pas dans un cercle d’érudits, ni vraisemblablement à la Cour, mais dans une société qui pourrait mêler bourgeoisie et petite aristocratie, composée d’individus qui, sans être illettrés, n’ont, en matière de belles-lettres, pas tout à fait les moyens de leurs ambitions. Le personnage qui tire un livre de sa poche, en tout cas, fait figure de « demi-instruit » : on imagine mal qu’un vrai érudit éprouve le besoin de faire le paon en public pour montrer qu’il pratique la lecture avec aisance. On se trouve donc dans un registre qui, sans être celui du théâtre ou de la chaire, n’est déjà plus tout à fait la conversation courante puisqu’il s’agit bien de lecture publique, et donc de discours soutenu. L’une des fautes qu’a commises le lecteur pourrait consister à faire entendre à mauvais escient des consonnes finales, en se laissant contaminer par la graphie. On constate en effet que, pour la lecture publique pas plus que pour la conversation ordinaire, Lartigaut n’est disposé à ce qu’on fasse entendre, en dehors du strict cadre des liaisons, les principales consonnes finales qui, communément, ne s’entendent pas à la pause. Des consonnes finales apparaissant, contre l’usage courant, à la pause ou devant consonne, pourraient donc faire remarquer le piètre lecteur.
En 1671, Pierre Richelet fait paraître un traité de versification plus ambitieux que l’abrégé de Lancelot. Il n’apporte rien de nouveau concernant la pratique de la liaison à l’intérieur du vers ; tout comme celui de Lancelot, son lecteur est exhorté à ne pas « manger » les syllabes féminines en -es et -ent devant voyelle : lorsqu’on s’y laisse aller, on « manque contre la prononciation ; & on fait les Vers trop courts d’une sillabe » (Footnote: Richelet, La Versification françoise, p. 20-21.). D’autres liaison sont obligatoires du fait de l’interdiction de la « rencontre des voyelles » (hiatus) (Footnote: Richelet, La Versification françoise, p. 110-114.).
En revanche, son approche de la rime est riche d’enseignements. Il consacre, pour commencer, une longue introduction historique à énumérer ceux qui, par le passé, ont pratiqué la rime. On constate qu’il connaît fort bien la Pléiade, qu’il a lu Marot et Saint-Gelais, et qu’il a même eu vent de certains poètes médiévaux dont il recommande la lecture. Il a aussi lu tous les théoriciens qui, avant lui, ont écrit sur le vers. Aux chapitres XXIX et XXX, il se demande si les Gaulois ont rimé, et si les Français ont rimé avant les Italiens, puis il passe le chapitre XXXI à recenser d’anciennes manières de rimer, comme la rime kyrielle, la batelée, la fraternisée, etc. Il rappelle donc l’importance de la tradition dans cette véritable institution qu’est la rime. Ce n’est qu’ensuite, aux chapitres XXXII à XXXIV qu’il peut en donner une définition phonique : « un mesme son à la fin des mots, comme corps, accords, champs, vivans, &c. car encore que ces mots s’écrivent diversement, ils se prononcent de mesme ; & en cas de rime, on s’arrête fort à la prononciation » (Footnote: Richelet, La Versification françoise, p. 186.). Pour être importante, la prononciation n’est donc pas le seul paramètre à prendre en compte. Il passe ensuite (chapitre XXXVI) à des considérations stylistiques : éviter les « chevilles », rimer richement, rechercher l’expression et le beau sens, varier les rimes, et éviter les rimes trop « communes ». Il énumère ensuite « Ce qu’on doit éviter en rimant » (chapitre XVII). Ainsi, « le simple ne rime point avec son composé. Ami & Ennemi, par exemple, ne s’accordent pas en matiere de rime » (Footnote: Richelet, La Versification françoise, p. 213.). Il n’est plus question ici de sonorité : de ce seul point de vue, Ami : Ennemi feraient une rime parfaitement acceptable, c’est donc leur proximité lexicale qui, seule, fait problème. De la même manière, « les singuliers ne riment point avec les pluriels ; comme Roi, Loix ; Ame, Dames, &c. » (Footnote: Richelet, La Versification françoise, p. 213.). L’interdit n’est pas motivé par la phonétique, mais bien par la morphologie : pourrait-on en conclure que Richelet, comme avant lui Martin et Dobert, ne fait pas entendre la marque du pluriel à la rime ? Il ne réclame en tout cas jamais explicitement qu’on prononce les marques du pluriel, pas plus qu’il n’appelle à la rescousse la quantité pour interdire la première de ces fausses rimes. Il trouve néanmoins quelques exceptions à la règle :
Car à l’égard des rimes masculines, il y a des singuliers qui se joignent avec des pluriels, à cause que les uns & les autres se terminent & se prononcent de mesme ; comme Mars, hazards ; fers, Vnivers. Et quant aux rimes feminines, il y a de certaines personnes du verbe qui, pour la mesme raison, riment au singulier avec des noms au pluriel, ainsi qu’il se verra par cet Exemple. Amour, petit Dieu qui disposes // Du reglement de toutes choses. (Footnote: Richelet, La Versification françoise, p. 213-214.)
Ainsi, c’est parce qu’elles se terminent (c’est-à-dire s’écrivent) et se prononcent de même que ces rimes sont acceptables en dépit de leur inadéquation grammaticale. Mais on ne sait toujours pas si Richelet aurait prononcé les s finaux, ou jusqu’à quel point il souhaite qu’un bon orateur les fasse entendre : la relation « se prononcer de même » n’équivaut pas à l’assertion « se prononcer » car elle reste vraie si aucun des deux -s ne se prononce. On postulera que, si Richelet rechigne tant à prendre position quant à l’articulation des -s finaux en fin de vers, c’est qu’elle ne fait pas (ou plus) l’objet d’une tradition suffisamment stable pour qu’on puisse l’invoquer. Cette hypothèse est confirmée dans la suite du chapitre par deux rimes licencieuses que Richelet a débusquées chez Quinault et Poisson, à savoir dans une tragédie lyrique et une comédie : vos plaintes : sans contrainte et me touchent : la bouche. Richelet déplore que, dans les deux cas, l’éditeur ait camouflé la « mauvaise rime » en ajoutant un -s à contrainte et en retranchant le -nt de touchent, ce qui qui montre bien que le problème est plus graphique et stylistique que phonique : de tels maquillages seraient intolérables si le public de ces pièces s’attendait à ce que les marques du pluriel se fassent entendre à la rime.
Richelet condamne vivement, comme Lancelot, les rimes qu’il qualifie lui-même de « Normandes, à cause que les Normans qui prononcent l’er ouvert comme l’er fermé, les ont introduites dans notre Poësie » (Footnote: Richelet, La Versification françoise, p. 193.), mais il ne dit pas au récitant comment il doit faire pour les rendre tolérables, et en particulier pas un mot de la prononciation de l’r final. Contrairement à Lancelot, il est choqué par la rime de l’adjectif cher avec l’infinitif prescher, ce qui semble indiquer qu’il considère l’e du premier comme ouvert (vraisemblablement, il en prononce l’r) et l’e du second comme fermé.
Un autre cas particulier est fourni par ce madrigal que Richelet attribue à Matthieu de Montreuil, poète galant alors très en vogue :
L’autre jour dans un Bal un Blondin me charma,
Mais il ne sçaura pas combien il m’a sçeu plaire.
Ces Blondins s’aiment d’ordinaire,
Et moi je voudrois qu’on m’aimast. (Footnote: Richelet, La Versification françoise, p. 194.)
Avant toute considération phonique, il faut remarquer que la rime charma : m’aimast est dangereusement licencieuse puisqu’elle contrevient au principe traditionnel de la rime « stricte » : jamais, en effet, dans un style un tant soit peu élevé, il ne serait toléré qu’on apparie une voyelle en finale absolue à une consonne finale graphique. On en conclut en tout cas que ni les délicates oreilles l’Abbé de Montreuil, ni celles, essentiellement féminines, de son public, n’étaient gravement choquées par cette licence et que, en prose comme en vers, ni l’un ni les autres n’auraient eu l’idée de prononcer le -t final du mot amast. Ce n’est pas non plus la consonne finale qui gêne ici Richelet (on postule qu’elle est tout aussi muette pour lui et qu’il en fait donc abstraction dans sa démonstration), mais bien l’opposition a bref – a long qu’il y perçoit : on sait que, depuis toujours, les poètes riment assez librement le bref contre le long, ce que ne manquent pas de leur reprocher les théoriciens (Footnote: Partant de l’idée que Richelet se sert ici de la quantité pour, de manière détournée, condamner la licence portant sur la consonne, Green, Le Lieu de la Déclamation, p. 288, veut voir dans cet exemple un argument à l’appui de sa thèse selon laquelle la « prononciation de la déclamation » exige qu’on prononce absolument toutes les consonnes finales à la rime, et donc en particulier le -t final du subjonctif imparfait.). Ayant affirmé que « les rimes masculines brèves ne se joignent pas avec les rimes masculines longues », il ajoute : « Ceux qui ont l’oreille délicate, reconnoistront cette faute », faute qu’il trouve du reste aussi dans plaist : fait, mots qui concordent en fait de consonne finale graphique. On se demande à ce propos si son usage personnel correspond à celui de Dobert, qui ne prononce en règle générale aucun t final, où s’il est plus proche de celui, ci-dessous, de Mourgues, auquel cas une rime plaist : fait, pourtant régulière au regard de la tradition, risquerait de lui apparaître doublement scabreuse puisque, dans sa prononciation naturelle, elle sonnerait [ɛː]-[ɛt] et nécessiterait donc un double ajustement, portant sur la quantité et sur la consonne finale, pour devenir acceptable.
L’Art de la poësie françoise, publié par Phérotée de La Croix en 1675, est largement repris du traité de Lancelot. On y retrouve la mise en garde sur l’importance de ne pas élider les syllabes pucelles. Cela serait « une grande faute » de prononcer « Les princes ayment les sages » comme « Le princ’ aime les sage » (Footnote: La Croix, L’Art de la poësie françoise, p. 6.). L’-r des infinitifs en -er et -ir, qui « ne se prononce point dans la prose, quand il suit vne consonne », se prononce par contre « toujours » dans le vers. Cette règle vaut donc autant devant voyelle (Pardonner à son crime est la perdre elle même) que devant consonne ou à la pause (Ie ne puis m’empécher de dire que je l’ayme). Pour La Croix, cher et rocher riment avec les infinitifs, mais il condamne, tout comme Lancelot, philosopher : enfer parce que les voyelles sont discordantes (Footnote: La Croix, L’Art de la poësie françoise, p. 16, 28.).
La plupart des intitulés des observations de Ménage (1675) sont construits sur le modèle « S’il faut dire A ou B ». Mais, sous ce chapeau invariable, on trouve aussi bien des conseils de prononciation que des remarques concernant l’usage écrit. Lorsque, par exemple, il se demande, après Vaugelas (Footnote: Vaugelas, Remarques, p. 563.), « S’il faut dire Je vous prens tous à témoin, ou à témoins » (Footnote: Ménage, Observations, p. 17.), il n’a nul égard à la prononciation. Ce qu’il place au premier plan est l’analyse grammaticale : faire valoir que cette façon de « parler » est, pour lui, « adverbiale », ce qui exclut que le mot témoin s’accorde. Il s’agit d’une pure remarque d’usage écrit, qui cite en particulier ce que l’Académie a « dit », c’est-à-dire bel et bien écrit dans un document de référence dont Ménage cite même le numéro de page. On ne saurait donc en déduire quoi que ce soit sur la prononciation de la consonne finale. De même, lorsqu’il se demande s’il faut « dire » Champs Élysées ou Champs Élysée (Footnote: Ménage, Observations, p. 35.), il se contente de recenser l’usage, forcément écrit, des anciens poètes. En revanche, dans l’observation intitulée « Des mots qui finissent par F », c’est bien de prononciation qu’il se préoccupe :
Des mots qui finissent par F, il y en a où l’F se fait sentir, non-seulement devant les voyeles & à la fin des vers ou des périodes, mais aussi devant les consones, Et tels sont, chef, nef, fief, francfief, grief, bref, vif, naïf, esquif, if, Iuif, motif, tarif, neuf, de novus, nominatif, génitif, indicatif, impératif, &c. Il y en a d’autres, où elles ne se fait sentir que devant les voyelles, & à la fin des vers ou des périodes : comme, bœuf, œuf &neuf, de novem. On dit un œu dur ; un œu frais : du bœu salé : neu soldats. Et il y en a, où elle ne se prononce point du tout, en quelque lieu qu’elle soit : comme cerf, clef, aprantif, Baillif. On prononce, cér, clé, apranti, Baili : & cest pourquoy plusieurs écrivent ces mots sans F. (Footnote: Ménage, Observations, p. 202.)
On sait depuis Bèze que f est, sauf dans quelques mots où il est complètement muet, une de ces consonnes finales qui se prononcent dans tous les contextes. C’est bien cette règle générale que reprend Ménage, mais son usage connaît un vestige de troncation pour quelques mots (bœuf, œuf, le numéral neuf) dont la consonne finale tombe devant consonne en se maintenant à la pause. Mais le plus important ici est que Ménage révèle qu’il prononce de la même manière à la fin des vers qu’à la fin des périodes (prose). Il pourrait subsister quelques autres vestiges de troncation chez lui : traitant du mot sirop, il est d’avis que, contre l’étymologie mais pour l’usage, on dise sirot comme en Anjou ou, mieux, sirô (un sirô épais). Il n’est pas exclu que la forme angevine subisse la loi de la troncation. Et il ajoute que, dans sirô rosat (il considère comme provinciale la forme rosar), « il faut prononcer l’at doucement » (Footnote: Ménage, Observations, p. 403.). On se trouve peut-être donc bien en présence d’un de ces -t maintenus à la pause après voyelle brève.
Il n’y a pas, chez Ménage, d’autres signes de troncation. À propos de l’r final des infinitif en -er et -ir, il nuance, à l’instar de Lancelot, l’oukase de Vaugelas en admettant que, si ces consonnes ne se prononcent pas en prose, il est néanmoins nécessaire de les faire entendre dans les vers, devant voyelle (pour éviter l’hiatus) et à la rime (pour rendre possible la rime normande ou éventuellement son équivalent en -ir) (Footnote: Ménage, Observations, p. 254.). Ici, il décrit donc une prononciation incontestablement artificielle que, contre l’avis de Vaugelas qui l’exclut complètement, mais plus restrictif que d’autres auteurs qui l’admettent dans tout discours soutenu, il voudrait réserver à la seule diction des vers.
Se demandant ailleurs « S’il faut dire aprês soupé, ou aprés souper : le disné, ou le disner : le demeslé, le procédé, ou le demesler, le procéder », il cite l’avis d’Henri Estienne qui exige les formes en -r et l’oppose à celui de Vaugelas qui exige les formes en -é. Et il ajoute :
Cette question n’est qu’une question d’orthographe : car pour la prononciation, tout le monde demeure d’accord qu’il faut dire aprês soupé. Pour moy j’écris tousjours aprés soupé. Mais quoyque j’écrive aprés soupé, j’écris neanmoins le disner, le souper : Le disner est prest : Le souper est prest ayant remarqué que l’R en ces mots se fait sentir en quelque façon, & qu’elle ne se fait point du tout sentir dans aprês soupé. (Footnote: Ménage, Observations, p. 369.)
Alors qu’Estienne, au siècle précédent, prêchait, probablement déjà dans le désert, en faveur de la troncation, les grammairiens du xviie siècle sont unanimes à ne plus prononcer ces -r à la pause. Ménage semble toutefois pratiquer la liaison dans certaines situations.
Le témoignage de René Bary est aussi laconique que sibyllin. Cet « Historiographe du Roy », par ailleurs connu pour un traité de rhétorique, publie en 1679 une Méthode pour bien prononcer un discours, et pour le bien animer. Il s’agit d’un traité consacré exclusivement à l’action (ou prononciation) rhétorique, que son auteur destine tout particulièrement aux prédicateurs et aux avocats. Il s’inscrit donc dans la ligne de celui de Wapy. À l’opposé des grammairiens et d’une revue systématique de la langue et des usages, Bary s’intéresse au « Pathetisme », c’est-à-dire à la manière de transmettre les passions au moyen de l’« accent » (les inflexions de la voix) et du geste. Isolé à la fin de l’ouvrage, on trouve un bref chapitre intitulé « Des lettres finissantes » qui mérite, parce que les témoignages centrés sur l’art oratoire sont rares, d’être cité in extenso :
L’on compte entre les lettres finissantes, les lettres fermes, les lettres traisnantes, les lettres bruyantes, & les lettres éclatantes.
Exemple des lettres fermes.
Allez fleaux de mon Dieu, allez, allez dans cette armée venger le mépris des Autels, la profanation des Temples, & le violement des Vierges.
Les mots qui finissent par un zede à l’imperatif, comme allez, veulent qu’on peze sur les dernieres lettres.
Exemple des lettres traisnantes.
Quoi il l’a aimée ? le croira-t-on ?
Les lettres traisnantes sont celles qui finissent par des e doubles comme aimée, armée, etc.
Il faut pezer sur les doubles e, & quand un le suit immediatement une e double, il faut que la prononciation de la double e soit finie avant que de prononcer ce le.
Quelles contorsions ? quels roidissements ?
Il faut pezer sur les ons & sur les ens, parce que les s finissantes & precedées d’un o ou d’une n, bruyent agreablement aux oreilles.
Ces lettres bruyantes prononcées d’un ton traisnant donnent lieu à la langue de prononcer plus vigoureusement les mots suivans, parce qu’elles soulagent la voix.
Autre Exemple.
Dieux ! qui eût bien creu qu’un Farfax eût usurpé l’authorité souveraine !
Le premier x veut une voix traisnante, parce qu’il exprime quelque chose de surprenant et de fascheux, & qu’il est, en cet endroit, contemplatif. [complaintif ?]
Autre Exemple de l’x complaintif.
Dieux ! où sont vos foudres ? Dieux ! où sont vos abysmes ? Ces deux x doivent estre prononcez d’une voix haute & traisnante, parce qu’ils sont comme vocatifs, qu’ils suposent le mot de Ciel, & qu’en cet endroit ils sous-entendent des actions execrables.
Exemple de l’x éclatant.
Il ne parloit point d’Achille, il ne parloit que d’Ajax.
L’x doit estre prononcé d’un ton éclatant, parce qu’il renferme une difference personnelle, & qu’il faut marquer fortement les differences, mais comme l’x est du nombre des lettres bruyantes, il faut dans la prononciation de l’x que le ton soit éclatant & traisnant.
Le x finissantes exigent un ton succinct & éclatant, lors qu’elles n’expriment pas un étonement, ou une surprise ; mais quand elles expriment l’un ou l’autre, elles veulent, comme j’ay déjà dit, une voix traisnante, parce que l’ame dans l’étonnement & dans la pluspart des surprises perd une partie de ses forces.
Exemple des lettres éclatantes.
Quel forfait ! quel étonnement ; quel attentat ;
Il faut pezer sur les ment, sur les ait,& sur les at, par ce qu’à moins d’y pezer l’on ne frapperoit pas agreablement l’oreille, & qu’on ne feroit pas du ment, du ait & du at, des repos d’haleines pour former plus fortement les mots suivans. (Footnote: Bary, Méthode pour bien prononcer un discours, p. 125-131.)
Une seule chose est claire : Bary décrit ici non des usages grammaticaux, dont la portée pourrait atteindre à une certaine généralité, mais des effets oratoires ponctuels, dont il orne avant tout les exclamations. Pour le reste, l’interprétation de ce passage est problématique. Qu’entend-il au juste par « lettres finissantes » ? Faut-il admettre qu’il s’agit à chaque fois de la seule dernière lettre (consonne ou voyelle) des mots désignés, ou alors de leur dernière syllabe prise globalement (ment, ait, etc.), ou même du mot, voire de l’exclamation entiers ? On se demande par exemple si, lorsqu’il évoque les dernières lettres des impératifs en -ez, il pense à leur seule consonne finale, ou, plus vraisemblablement, à leur dernière syllabe, tonique, qu’il semble assez logique d’appuyer davantage que celle, atone, des impératifs en -e ; si ce sont les s seuls, ou la syllabe composée de s précédés d’o ou de n (en gros, des voyelles nasales suivies d’une marque du pluriel) qui « bruyent agreablement ». À lui seul, un s pourrait-il être proféré « d’un ton traisnant » ? Comment un x ([s] ou [ks]) isolé pourrait-il être prononcé « d’une voix haute & traisnante ». Plus fondamentalement, comment un x, à lui seul, pourrait-il être « comme vocatif » ou sous-entendre « des actions execrables » ? Il faut admettre que c’est toute l’exclamation « Dieux ! », dont l’x n’est que le marqueur final, qui répondent à cette description. De même, est-ce le seul x de « Ajax », qui « renferme une difference personnelle », ou plutôt le prénom pris en entier ? Et, indépendamment du fait qu’un grammairien du temps aurait probablement insisté pour qu’on prononce [ks] cet x final, n’est-ce pas ce prénom dans son ensemble qui doit être, du point de vue de l’orateur, « prononcé d’un ton éclatant » ? Il est tout à fait possible que la pratique que tente d’expliciter Bary consiste à faire sonner, ponctuellement et contre l’usage, certaines consonnes finales, mais on ne saurait l’affirmer avec certitude.
En 1685, le père Mourgues expose de manière beaucoup plus technique que ses prédécesseurs les règles de la versification, et en particulier celles de la rime. Ayant connu un grand succès, son traité sera remanié en 1724 par le père Brumoy. La nouvelle édition diffère sur certains points (rôle de la quantité syllabique, oppositions de timbres de la voyelle e) de la doctrine originale. Elle en demeure très proche en ce qui concerne les consonnes finales (Footnote: Dans Bettens, Consonnes finales à la pause ou devant voyelle, je me suis appuyé uniquement sur l’édition de 1724, la seule qui soit aisément accessible. Ce n’est que plus récemment que j’ai pu consulter la première édition de ce traité.). Toutefois, la version de 1685 fait apparaître un vestige de troncation qu’on ne retrouvera plus en 1724 :
La lettre t à la fin des mots se fait entendre, ou devient muette, selon que la voyelle [qui] precede, est ou bréve, ou longue. J’ajoûte que regulierment les cinq voyelles placées devant cette consonne, sont bréves, & que le t y a un son assez fort, comme dans combat, secret, dépit, mot, salut. Il y a pourtant dans quelques-unes de ces cinq terminaisons un petit nombre de mots qui ont la voyelle longue par accident, & sur tout pour marquer le retranchement d’une s qu’ils avoient dans leur premier formation. Tels sont dans la premiere terminaison mât de vaisseau, appât, & dans la quatriéme éclôt, impôt, rost, tôt, tantôt, Prévôt. Puis donc que le t ne se fait point entendre dans ces derniers [car on dit un mât élevé, un appât inévitable, comme si on lisoit un mâ élevé, un appâ inévitable,] on doit éviter de joindre en une rime les voyelles bréves avec les longues de la même terminaison. (Footnote: Mourgues, Traité 1685, p. 38-39.)
Ce témoignage sur la persistance des t finaux après voyelle brève n’est pas isolé — on le retrouvera notamment chez le grammairien Milleran — mais sa présence dans un traité de versification est particulièrement révélatrice : partant d’un usage particulier, qui n’est pas universellement prescrit mais qui pourrait fort bien correspondre au sien propre, Mourgues induit une règle de versification qu’il voudrait universelle : réticent à modifier son usage personnel pour dire des vers, il préfère donc qu’on évite les rimes du type combat : appât. Eviterait-il aussi un mât élevé à l’intérieur d’un vers, par peur d’un hiatus ?
C’est manifestement aussi au nom de l’usage courant qu’il voudrait rejeter la licence, pourtant traditionnellement pratiquée, que représente la « rime normande » :
L’ e ouvert suivi d’une r comme dans ces mots, fer, enfer, fier, leger, mer, amer, &c. ne rime point avec l’é fermé, tel qu’il est à l’infinitif des Verbes, & à la fin d’un grand nombre de noms de la même terminaison. Car outre les e differens, l’r se fait sentir même avec quelque rudesse aprés l’e ouvert, & elle devient quasi muette aprés l’é fermé. Ainsi l’oreille condamnera toûjours les Rimes suivantes. Fer : Triompher. Fier : Se fier. Leger : berger. Cher : Rocher. Mer : Abîmer. Hier : Sanglier. Jupiter : Eviter. Hyver : Trouver. L’air : Aller. Et cependant je dois avertir qu’on les trouve non seulement dans Malherbe, & dans ceux qui ont écrit avant luy, mais encore dans ceux qui écrivent de nos jours. Ce qui prouve qu’on peut traiter cela de Licence mais non pas de Faute. (Footnote: Mourgues, Traité 1685, p. 35-36.)
L’édition de 1685 se borne à relever son caractère problématique et ce n’est qu’en 1724 que sera énoncée la solution souvent choisie par les déclamateurs, qui consiste à ouvrir l’e et à prononcer fortement l’r des infinitifs de manière à harmoniser artificiellement la rime.
Conformément à la prononciation courante, Mourgues admet que les versificateurs puissent ne pas tenir compte de certaines consonnes finales muettes, quitte à les retrancher de la graphie :
On retranche quelquefois certaines lettres, qui ne servent que pour marquer l’étimologie, comme le d dans pied & dans bled pour avoir les deux Rimes suivantes, Pié : Estropié, Blé : Troublé. (Footnote: Mourgues, Traité 1685, p. 40-43)
Un tel retranchement ne vaut que pour l’œil : qu’elles soient ou non écrites, personne ne prononcerait ces consonnes « fictives » à la fin d’un vers. L’s analogique des premières personnes, dont l’apparition est récente, figure aussi au nombre de ces consonnes qu’on peut, ad libitum, écrire ou non. D’autres « retranchements » sont plus licencieux, ainsi les rimes doigt : moy, Iean : blanc, méchant : champ que Mourgues trouve pourtant chez d’excellents auteurs. Sa réticence à les admettre n’est pas fondée sur la prononciation (lui-même ne prononcerait vraisemblablement aucune des consonnes finales concernées), mais sur le fait qu’ils « ne sont pas encore suffisamment receus ». Autrement dit, ils n’ont pas encore été définitivement sanctionnés par la tradition. De même, des licences courantes chez La Fontaine, comme Jupiter : desert, tant : camp, tour : accourt, ouvert : fer sont admissibles parce que « la Rime ne demande que les même sons, & non les mêmes lettres ». Ni Mourgues, ni probablement aucun de ses contemporains, ne prononcerait, à la pause et à la rime, les occlusives finales après r ou consonne nasale. Il est par contre beaucoup plus prudent s’agissant de consonnes de liaison :
En quatriéme lieu qu’il y a des lettres qui ne se font point entendre à la fin des mots quand on les prononce seuls & détachez, comme le p dans beaucoup ; lesquelles pourtant rendent quelque son suivies de quelque voyelle, comme si on dit, il a beaucoup à apprendre. Il semble pour cette raison qu’on doive être plus reservé à les supprimer. (Footnote: Mourgues, Traité 1685, p. 44.)
S’il tombait sur une rime beaucoup : coup, Mourgues suivrait l’usage le plus commun et ne prononcerait pas les p finaux à la rime. Pour justifier son rejet d’une rime comme beaucoup : cou qui, d’un point de vue strictement phonique, ne lui poserait pas de problème, il doit faire appel à une rationalisation qui n’est pas sans évoquer la soi-disant règle de la « liaison supposée » présente dans certains traités récents (Footnote: Michèle Aquiem, La Versification appliquée aux textes, p. 76, formule ainsi cette règle qui est censée rendre compte de la versification classique : elle « bannit la rime de deux mots si l’un se termine par une voyelle et l’autre par une consonne muette (type voilà / là-bas) ou si les deux se terminent par des consonnes qui ne feraient pas leur liaison par le même son (océan / néant) ». Le pouvoir explicatif d’une telle « règle » est nul : les conventions de la rime se sont cristallisées à une époque où la notion de liaison n’avait aucun sens ; c’est l’inertie de la tradition qui, seule, explique leur maintien jusqu’au xixe siècle et non des propriétés de la langue moderne.) : c’est parce qu’il pourrait prononcer ce -p dans un autre contexte, à savoir en liaison, qu’il se montre « réservé ». La même réserve s’applique aux -s finaux (et en particulier à ceux du pluriel), aux -r des infinitifs et aux -t des participes présents :
Cinquiémement, lorsque le mot n’est terminé que par une seule consonne, quand même elle y seroit toûjours muette, comme l’x et l’s dans doux et gras, & l’r dans les Infinitifs, où quelques-uns prétendent qu’il faut toûjours lire, doû & grâ, & aymé avec ardeur pour aymer avec ardeur : alors même on ne doit point retrancher cette consonne finale : non plus que l’s ou le z qui distingue les deux nombre, ny le t des Participes. Ainsi ce seroient des Rimes vicieuses incontestablement, que de joindre desert avec ouverts, ou disant avec Artisan. (Footnote: Mourgues, Traité 1685, p. 44.)
L’édition de 1724 est encore plus explicite. On y apprend que :
la licence ne doit jamais aller jusqu’à faire rimer le Singulier avec le Plurier, sous prétexte que que l’s ou le z qui distinguent les deux Nombres ne se fait point entendre dans la prononciation, quand les mots terminez par ces deux lettres coupent ou finissent su sens ; comme font tous ceux qui sont placez à la fin du Vers, où celui qui lit ou qui recite est obligé de faire une pause,
ou encore que :
quelque muette que soit l’r des infinitifs en -er placez au bout du Vers, il n’est jamais permis de les faire rimer avec les Noms ou les Participes qui ne portent point d’r, étant terminez par un e fermé. (Footnote: Mourgues, Traité 1724, p. 72.)
On comprend bien que ce n’est pas la prononciation qui, ici, est en cause (ces consonnes « muettes » le restent manifestement à la rime) mais seulement la convention. Même si l’oreille n’y trouve rien à redire, une rime singulier-pluriel, ou infinitif-participe ne serait pas convenable.
Il est maintenant clair que la règle générale formulée par Mourgues sur les consonnes finales à la rime :
Les consonnes suivantes ont un même son à la fin des mots, & par consequent ne varient point la Rime. Le c convient avec le g, le d avec le t, l’m avac l’n, l’s avec le z, & l’x, excepté un petit nombre de mots Exemples. Flanc : sang, Regard : Repart, Parfum : Commun, Faim : Destin, Prix : Esprits. (Footnote: Mourgues, Traité 1685, p. 30.)
doit être comprise comme l’énoncé d’équivalences conventionnelles entre certaines consonnes et non comme une prescription visant à faire prononcer toutes les consonnes finales.
Jean Hindret est peut-être l’auteur du xviie siècle qui a le plus écrit sur les consonnes finales, dans son traité de 1687 puis, dans la version passablement remaniée et augmentée qu’il en donne en 1696 (Footnote: Pour un résumé plus détaillé de la doctrine de Hindret, voir Bettens, Consonnes finales à la pause ou devant voyelle.). Dans l’Instruction pour la maniere de prononcer les Consonnes finales (Footnote: Hindret, L’Art de bien prononcer, p. 198-240.) qui fait partie du traité de 1687, et bien qu’il passe sous silence la prononciation des consonnes finales à la pause, on déduit sans peine qu’il adopte la logique de la liaison et non celle de la troncation. En effet, il reprend à son compte la règle du « mot régi » et donne une longue liste de mots qui ne se lient que lorsqu’ils précèdent leur régime : déterminants, numéraux, prépositions, adverbes, adjectifs antéposés. Si, quand le mot suivant échappe à leur régime, leurs consonnes finales ne se prononcent pas devant voyelle, à plus forte raison ne se prononceront-elles pas à la pause. On apprend en plus que l’r des infinitifs en -er et de certains substantifs comme berger, rocher, gosier, panier (ce sont les mots en e fermé – r « faible », à l’exception de mer, cher, amer, leger…) ne se lient jamais dans le discours familier :
on dit commencé une affaire, passé une riviere, chastié un enfant, pour dire commencer une affaire, passer une riviere, chastier un enfant, &c. Mais en lisant ou en parlant en public, il faut suivre la Regle ; & mesme en lisant des vers on ne laisse pas de prononcer les r finales de ces verbes, quoy que ces mots suivants n’en soient pas regis, comme, Cours donc sans t’étonner, & vole en téméraire. Il y en a mesme qui les prononcent aussi devant des mots commencés par des consones, comme Ie sçauray dans l’instant pour un si beau dessein, Reveiller ton ardeur, & t’echauffer le sein. (Footnote: Hindret, L’Art de bien prononcer, p. 204-205. Il est probable que Hindret donne l’exemple de quelqu’un qui prononcerait les -r des deux infinitifs : la mise en évidence typographique du second a manifestement été déplacée sur le mot suivant.)
On a donc, pour ces mots, trois niveaux différents : le discours familier où l’r est muet dans tous les contextes, la prose soutenue où il ne se lie que lorsque l’infinitif précède son complément d’objet, enfin le vers où, non seulement l’infinitif se lie en toute circonstance, mais où certains le prononcent même devant consonne (et donc, probablement, aussi à la pause). Sur ce point, la position de Hindret aura légèrement évolué en 1696.
A côté des consonnes qui apparaissent en liaison, le Hindret de 1687 distingue, d’une part, celles qui se prononcent « toûjours » et, d’autre part, celles qui ne se prononcent « pas », c’est-à-dire dans aucun contexte. Parmi les premières, on note sans surprise des -c, des -f, des -l et des -r (les exemples donnés montrent que l’usage de Hindret est déjà très proche du français standard moderne). Parmi les secondes, on trouve la plupart des substantifs terminés par -d, et en particulier par -rd et -nd (bord, canard, gland, nid), par -g (dont rang et sang qui se lient par [k] dans des expressions figées), par -p (dont sirop, galop), les substantifs en -oir (l’r des infinitifs en -oir se prononce toujours), ainsi que les singuliers en -s (coutelas, matelas, brebis, rubis, mois, propos, repos, etc.). Quand aux substantifs en -eur, et en particulier ceux qui font leur féminin en -euse, ils se prononcent souvent en -eux, c’est-à-dire en faisant « sonner l’r finale, comme un x, ou un z muet » (Footnote: Hindret, L’Art de bien prononcer, p. 229.), règle qui comprend de subtiles exceptions. Il est possible que le discours soutenu préfère faire entendre l’r final, mais Hindret n’est pas très clair sur ce point. De même, le possessif leur, qu’il soit au singulier ou au pluriel (leurs) doit se prononcer comme s’il y avait leux : « on prononce leuz oncle; leuz enfans pour sauver leuz honneur ». Par contre, le pronom personnel leur, que les parisiens prononcent de même, devrait être prononcé leur, en faisant entendre l’r dans tous les contextes : la remarque vaut tout particulièrement pour le discours soutenu (Footnote: Hindret, L’Art de bien prononcer, p. 235.). L’l du pronom il est un l de liaison qui ne se prononce que devant un mot régi dont l’initiale est une voyelle, mais ce l se prononcera quel que soit le contexte dans le discours soutenu (Footnote: Hindret, L’Art de bien prononcer, p. 28.). Quant au l du pronom pluriel ils, il est muet dans tous les registres, et le mot, qui se lie par l dans le discours familier selon un usage que Hindret considère comme vieilli voire défectueux, se liera par z dans le discours soutenu (Footnote: Hindret L’Art de bien prononcer, p. 209-210. Hindret, L’Art de prononcer parfaitement, p. 784-785.).
Les seuls vestiges de troncation qu’on trouve chez Hindret touchent les numéraux de cinq à dix, ce qui correspond à un usage encore en vigueur, auxquels s’ajoutentront, en 1696, un, deux et trois « quand ils ne sont point suivis de substantifs » (Footnote: Hindret, L’Art de prononcer parfaitement, p. 745.).
Dans le traité de 1696, qui prend la forme d’un dialogue entre un maître, Philinte, et un disciple, Damon, Hindret, s’il ne change guère sa doctrine, se montre infiniment plus explicite. Ayant traité en détail la règle du « mot régi », il en exclut d’une manière extrêmement claire la diction des vers :
Damon. Comment faites-vous donc en recitant des Vers ; car je ne vois pas que vous puissiez vous dispenser de prononcer ces consones finales, soit que les mots où elles se trouvent gouvernent les mots qui les suivent, ou qu’ils ne le gouvernent pas, tant pour donner plus de force & plus d’harmonie à la prononciation, que pour remplir les pieds d’un Vers où les Poëtes ne trouveroient pas leur compte, si on prononçoit les mots de leurs Ouvrages comme nous prononçons nos mots dans la conversation ordinaire.
Philinte. Je conviens avec vous de tout ce que vous venez de dire ; & c’est la premiere objection que j’allois vous faire, en vous donnant les exemples des Vers qui suivent, où il faut de necessité prononcer toutes les consones finales devant ces mots commencez par des voyelles, soit que ces mots soient régis par les precedens, ou qu’ils ne le soient pas, comme vous pouvez remarquer par les consones finales que je marque d’un caractere different qui se doivent prononcer dans les mots de ces Vers suivans.
Les Nimphes d’alentour tremblantes éperduës, (Footnote: Aucune liaison n’est suggérée dans ce vers, mais la seule possible est entre tremblantes et éperduës.)
Vont porter leur frayeur aux rives inconnues,
Abandonnant ces lieux tristes & desolez, &c.
Son bras afoudroyez les monstres de l’Afrique, &c.
Par des traits éclattans faire mourir l’envie, &c.
Ie goutois la douceur des lieux où j’étois née, &c.
Mais des sanglans combats les ravages affreux, &c.
Desolent sans pitié ces rivages heureux, &c.
Ie creus à son abord voir la sœur d’Apollon,
Qui chassoit àl’écart dans le sacré valon, &c.
Et tantost à Versailles & tantost à Marly, &c. (Footnote: On relève que la syllabe féminine de Versailles s’élide malgré l’s final.)
Viendront à tes genoux adorer le vainqueur (Footnote: La liaison genoux-à n’est pas suggérée, mais il s’agit probablement d’un oubli.)
Vous voyez par la prononciation des consones finales qui se trouvent dans ces Vers qu’on n’a aucun égard à nos regles des mots regissans, qui sont pourtant si anciennes, si generales, & si bien établies en notre langue, qu’il n’y a presque point de François qui y manquent, pourveu que les mots regissans ne sortent point de leurs places, & particulierement dans les articles & Pronoms possessifs, où ces mots marchent toûjours avant leurs mots regis : mais comme il se fait souvent des transpositions de Pronoms personnels, & d’adjectifs dont on fait sonner les consonnes finales contre l’usage ordinaire de notre prononciation, il a été à propos de former cette regle de mots regissans & regis pour corriger les abus de ceux qui se donnent une prononciation ridicule en parlant dans le conversation ordinaire comme s’ils ètoient sur un Theatre à declamer des Vers. (Footnote: Hindret, L’Art de prononcer parfaitement, p. 708-711.)
Il était donc, déjà du temps d’Hindret, ridicule et inappropriés de faire trop de liaisons : on comprend bien en effet que, si la règle du « mot régi » n’a pas lieu d’être dans la diction des vers, elle reste valable, au moins partiellement, en prose, même soutenue. Cependant, le Hindret de 1696 se montre légèrement plus accueillant en matière de liaisons que celui de 1687. Il donne par exemple une liste de mots dont la consonne finale, qu’il ne prononce pas à la pause, est susceptible de se prononcer « bien souvent devant des mots commencés par des voyelles, quoi qu’ils ne soient pas régis des mots precedens » : quand, long, coup, galop, sirop, horloger, oranger, cocher, grenier, Janvier, danger, parloir, miroir, rubis, païs, avis, mois, propos, repos, reclus, abus, pus, ingrat, combat, éclat, sujet, bouquet, objet, contrit, conflet, complot, sanglot, but, jaloux, èpoux, jamais, pas (Footnote: Hindret, L’Art de prononcer parfaitement, p. 746-748, 769-770.). D’autre part, il concède que les infinitifs en -er et -ir se lient parfois à leur complément d’objet dans le discours familier. Concernant la prose soutenue, il admet qu’ils puissent se lier à tout complément (chasséravec un ami) ou à un adverbe (mentirimpunément), les vers exigeant bien sûr que ces -r, ainsi que ceux, ordinairement muets, de certains noms en -er, -ir et -oir se prononcent devant toute voyelle (Footnote: Hindret, L’Art de prononcer parfaitement, pp 728-730, 766-767.), et parfois même, pour les seuls -r des infinitifs, devant consonne :
[Philinte] Je dis plus : j’ai oui des gens qui parlent & prononcent fort bien, faire sonner quelquefois l’r finale de ces Infinitifs devant des mots régis commencés par une consonne, & qui recitoient ces Vers ainsi.
Je sçaurai dans l’instant pour un si beau dessein,
Reveiller ton ardeur, & t’èchauffer le sein, &c.
Puisse pour avancer sa perte toute entiere
Un sommeil éternel lui fermer la paupiere, (Footnote: L’r de fermer n’est pas mis en évidence.)
…. Et vient à vos genoux
Par de profonds respects fléchir votre courroux.
J’ai oui faire sonner touts les r que vous voyez marquées en des caracteres differents de celui dont ces mots sont composés, par des personnes qui parlent tres-bien, & je vous assure que cette prononciation ne laissoit pas d’avoir son agrément.
Dam. Quoi qu’elle soit contre les regles elle ne me déplairoit pas non plus qu’à vous ; j’y trouve même quelque chose de ferme & expressif qui ne convient pas mal à un homme qui parle en public ; mais je voudrois qu’on ne s’en s’ervist pas toûjours, & que ce fût avec beaucoup de moderation.
Phil. Je suis fort de votre goût, & je voudrois que celui qui prononce ces sortes d’r devant des consones, pour donner plus de fermeté à sa prononciation, ne fît qu’efleurer l’articulation de ces r, comme fait celui à qui je les ai entendu prononcer en recitant des Vers. (Footnote: Hindret, L’Art de prononcer parfaitement, p. 730-731)
Mais cette tolérance, limitée à la diction des vers, n’empêche pas Hindret, à la suite de Vaugelas, de condamner vertement ceux qui croient bon, dans leur discours ordinaire, de prononcer les infinitifs passer, aller comme s’il y avait passair, allair (c’est-à dire en [ɛr]) . En particulier, ceux qui prononcent certains de ces -r lorsqu’ils disent des vers doivent faire très attention de maintenir fermé l’e qui les précède (Footnote: Hindret, L’Art de prononcer parfaitement, pp 731-738.). Même en ce qui concerne le discours public, il n’admet qu’avec réticence la liaison de rang et de sang, qu’il trouve rude (du rancou je me vois, d’un sankému).
Il est aussi quelques liaison que Hindret peine à admettre dans les vers :
Quelques uns prononcent le p du mot de camp en recitant des vers, quand il est suivi d’un mot commencé par une voyelle ; comme, le campainemi, pour dire, le camp ennemi : cette prononciation n’est pas à imiter, elle est contre le bel usage. Quantité d’habiles gens ont trouvé à redire à cette maniere de prononcer dans une Comedie ; & elle leur a paru trop affectée, aussi-bien qu’à moi ; il faut dire, le cam ainemi. (Footnote: Hindret, L’Art de prononcer parfaitement, p. 765-766.)
Est-ce à dire que le p de liaison aurait à la rigueur été admissible dans une tragédie ? En tout les cas, il faut peut-être étendre la remarque de Hindret à d’autres cas de voyelles nasales suivie d’une consonne finale occlusive. Il semble aussi tolérer qu’on ne lie pas systématiquement à la césure, comme dans le vers « Et par des ressorts aussi nouveaux que grands » où l’on peut, à choix, se passer de prononcer l’s final de ressorts, ce qui ne serait pas possible à l’intérieur de l’hémistiche. Hindret serait-il aussi tolérant avec toute consonne finale à l’hémistiche, y compris lorsque leur non-prononciation ferait apparaître un hiatus ? (Footnote: Hindret, L’Art de prononcer parfaitement, p. 776-777.) En tout les cas, il demande que, en « lisant & en parlant en public », on lie par t de mots comme renard, l’art, le sort, d’abord (Footnote: Hindret, L’Art de bien prononcer, p. 238-239. Hindret, L’Art de prononcer parfaitement, p. 779-780.).
A propos des consonnes susceptibles de se lier, Hindret précise, en 1696, sa position de 1687 :
La premiere Regle que nous avons à donner touchant les consones finales qui ne se prononcent point, est que la derniere consonne des mots qui finissent une phrase ou une periode, ne se prononce ni dans le discours ordinaire, ni dans celui qui se fait en public. Prononcez donc, Il aitai le premié ; Araité vou ; Doné man dē plû bô ; Tout ce kil a de plû maichan pour dire, il ètoit le premier ; Arrètez vous ; Donnez m’en des plus beaux ; Tout ce qu’il y a de plus mèchant. (Footnote: Hindret L’Art de prononcer parfaitement, p. 743-744.)
Non seulement il confirme ici ce que l’on savait déjà, à savoir qu’il est essentiellement un lieur et non un tronqueur, mais il nous apprend que, dans le discours soutenu, les consonnes qui se lient sont tout aussi muettes à la pause que dans le discours familer. Il ne mentionne pas ici la déclamation des vers, mais on ne doute pas qu’il la soumette à la même règle : les nombreux exemples de vers en graphie phonétisante qui apparaissent dans la suite de la discussion montrent que, de manière générale, Hindret ne prononcerait pas plus à la rime des consonnes finales qu’il considère comme muettes à la pause, mais on remarque qu’il allonge, ce qu’il marque par un circonflexe ou un soulignement (Footnote: Dans l’original, il s’agit d’un surlignement.), la voyelle précédent un s final muet :
Mais Louis audessus des honneurs ordinaires. prononcez […] dézoneûrzordinaire. […]
Attachés à ses yeux, attentifs à sa voix. Prononcez atantîfa sa voî, & non pas atantîfza sa voix ; car cette derniere prononciation est rude & difficile. A la fin d’une phrase ou d’une periode, l’s ne se prononce pas : il n’y a que la consonne precedente qui sonne, qu’elle quelle soit, comme vous voyez par ces deux Vers.
Vous consentirez donc qu’elle se livre aux fers
D’un homme qui se croit le Dieu de l’uvnivers. (Footnote: Hindret, L’Art de prononcer parfaitement, p. 774.)
Parés de beaux vergers & de riches sillons, &c.
Prononcez donc, parés de bô vergézé de riche sillôn, tant en chantant qu’en lisant. (Footnote: Hindret, L’Art de prononcer parfaitement, p. 775.)
Prononcez donc
E’ sur le borzafreû, &c.
Où l’on voit an tou tan sou lē vairzorangē.
é que par dē ressôrzossi nouvô que grân.
Pour dire,
Et sur les bords affreux, &c.
Où l’on voit en tout temps sous les verds orangers, &c.
Et que par des ressorts aussi nouveaux que grands.
Le Chrètien gemissant dans ses cachots affreux, &c.
Prononcez dân sē cachozafreû : (Footnote: Hindret, L’Art de prononcer parfaitement, p. 776-779.)
Le Hindret de 1696 n’est pas plus tronqueur que celui de 1687, mais il a mieux observé les usages de ses contemporains. Ainsi note-t-il que certains d’entre eux ont l’habitude de faire entendre à la pause certaines consonnes finales qu’il considère comme normalement muettes :
La prononciation du p finale est souvent arbitraire en ces mots drap, galop, comme, voilà de bon drap, ou voilà de bon dra ; Son cheval est rude au galop, ou bien rude au galo : on dit aussi tout d’un coup, tout à coup, &tout d’un cou, outout à coup (Footnote: Il faut probablement lire « tout à cou ».). On prononce aussi quelquefois le t finale à la fin d’une phrase, comme, un bô bonet, pour dire, un beau bonnet, au lieu de dire, un bô bonnaî ; il est nuit, il pleut, est-ce tout, je ne sçai pas ce qu’il a fait, un grand pot, au lieu de dire, il aî nui, ipleu, aîssetou, je ne sé pâssekilafai, un gran po ; comme on devroit prononcer, si on s’attachoit à notre ancienne & idiotique maniere de prononcer, qui veut que les consones finales qui varient dans la prononciation devant des mots commencés par des voyelles, ne se prononcent point, quand leur mot fait la fin d’une phrase. (Footnote: Hindret, L’Art de prononcer parfaitement, p. 744-745.)
Dans cette dernière phrase, Hindret a précisément distingué le phénomène de la liaison, qu’il considère comme indigène et atavique, de celui de la troncation que, même s’il ne le condamne pas, il considère comme moins naturel et certainement moins justifiable : selon ses observations, ce dernier semble en effet limité à des -t, à des des -p, à quelques -c/-q comme ceux de croc, coq et, éventuellement donc et à quelques -f : Juif, suif (Footnote: Hindret, L’Art de prononcer parfaitement, p. 757, 759-751, 766.). Hindret ne signale par contre, chez ses contemporains, aucun vestige de troncation des s : les seuls -s finaux qu’il entend prononcer sont ceux des « noms d’hommes ou de femmes, de Dieux ou de Deesse, de montagnes, de rivieres ou de Villes, comme vous voyez en ces exemples, Vinceslas, Mecenas, Eurylas, Apelles, Xerxes, Adonis, Sisygambis, Tirsis, Cresus, Brutus, Porus, Mars Dieu de la guerre, Bacus, Momus, Ceres, Pallas, Venus, Atlas, Mançanares riviere en Espagne, Tunis, Cadis Villes. Exceptez aussi ces mots, Agnus, rebus sorte d’énigme, bolus, calus, virus. Prononcez donc tous ces mots comme s’ils finissoient par une double ss » (Footnote: Hindret, L’Art de prononcer parfaitement, p. 751.). Il ne le dit pas, mais il est clair qu’il prononcerait ces -s dans tous les contextes, et donc y compris devant consonne.
En résumé, voici les les particularités du discours soutenu retenues par Hindret dans ses deux traités :
Les -r finaux des infinitifs en -er et -ir, qui ne se prononcent presque jamais dans le discours familier, tendront à se lier en prose soutenue, surtout s’ils sont en lien syntaxique étroit avec ce qui les suit, et se prononceront devant toute voyelle dans la diction des vers. Toujours dans les vers, ils pourront se prononcer aussi, quoique de manière légère et inconstante, devant les consonnes initiales et, vraisemblablement, à la pause (césure ou rime).
L’l final du pronom il, qui fonctionne comme un simple l de liaison dans le discours familier, se prononce dans tous les contextes (y compris devant consonne initiale) et le pronom pluriel ils se lie par [z], mais sans prononcer l’l.
Les mots leur et leurs qui tendent, dans le discours familier, à se prononcer comme s’il y avait leux, c’est-à dire [lø(z)], avec un [z] de liaison, se comportent comme dans l’usage standard moderne. Il est possible que l’r final des mots en -eur dont le féminin est en -euse se prononce plus souvent que dans la conversation.
De manière générale, et à la réserve des cas particuliers ci-dessus, les consonnes finales muettes dans le discours familier le restent dans le discours soutenu, y compris à la rime lorsqu’on dit des vers.
Le -ent de la troisième personne du pluriel qui, dans le discours familier, s’élide sans donner lieu à une liaison, se lie par [t].
Les mots en -rd ou -rt, dont le t est complètement muet dans le discours familier, se lient par [t].
Plus généralement, il faut faire, dans les vers, toutes les liaisons possibles, ou presque. La prose soutenue tend à lier plus que le discours familier, mais il serait ridicule d’y lier autant que dans les vers.
Tout comme ses prédécesseurs, Andry, qui publie son premier volume de réflexions en 1689, critique vertement la rime « normande », qu’il reproche à Malherbe, et « dont il n’y a point d’oreille qui ne soit choquée ». Il s’étonne ensuite que les poètes modernes ne l’aient pas évitée, car « il est certain qu’à bien juger des choses, elle doit estre rejettée, non seulement comme n’estant pas riche, mais comme estant tout-à-fait vicieuse » (Footnote: Andry, Réflexions sur l’usage, p. 455-456.). Il croit savoir que les Normands prononcent mer, enfer, Jupiter avec un e fermé, comme celui des infinitifs, mais il ne dit pas comment les orateurs non normands doivent résoudre le problème. Son oreille, par contre, permet qu’on articule l’r final des infinitifs, mais pas à la manière du peuple de Paris, qui le fait « tres-mal & fort rudement ». Elle demande qu’on ne les supprime pas tout à fait, ce aussi bien devant voyelle que devant consonne (et donc très vraisemblablement aussi à la pause), mais qu’ils ne soient presque pas sensibles. D’autres -r finaux se prononcent chez lui dans tous les contextes, ainsi ceux de leger (en 1693, Andry persistera, contre Saint-Réal (Footnote: Saint-Réal, Œuvres, tome IV, p. 317.), qualifiant de lyonnaise, picarde et, en un mot, provinciale, la prononciation en -é qui, depuis, s’est imposée (Footnote: Andry, Suite des réflexions, p. 269.)), fer, enfer, qui ne semblent pas requérir la même délicatesse que ceux des infinitifs.
Dans celle de ses réflexions qu’il consacre, à la « prononciation des consonnes à la fin des mots » (Footnote: Andry, Réflexions sur l’usage, p. 457 et sq.), il embrasse sans conteste la logique de la liaison : « Il faut ordinairement faire sonner les consonnes à la fin des mots, lorsqu’il suit une voyelle », c’est-à-dire ni devant consonne, ni à la pause. On ne trouve chez lui que deux infimes vestiges de troncation : le t final de « & », lorsqu’on nomme le signe typographique, en disant, par exemple « la lettre & », en « appuyant sur le t sans mesme qu’il y ait de voyelle après », usage d’autant plus anecdotique que le t final de la conjonction « et » est l’un des seuls qu’on ne prononce jamais en français, dans quelque usage que ce soit ; l’s final du substantif sens, qui doit se prononcer « avec l’s, non seulement devant une voyelle, mais lors mesme qu’il ne suit rien après ; comme : c’est un homme qui a bon sens. Il n’est rien de si necessaire que le bon sens, en quoy ce mot est fort différent des autres de la mesme terminaison ; car quand on dit, par exemple, il fait beau temps, c’est un home qui a bon temps, on ne prononce point l’s comme le Gascon ; on ne la fait sonner que devant une voyelle, comme : le temps est plus précieux qu’on ne pense ». Il est probable qu’Andry ne prononcerait pas l’s de sens devant consonne : il s’agit donc d’un authentique troncation. Mais, ce cas particulier excepté, l’usage qui, s’agissant d’s final, dominait chez les grammairiens du xvie siècle, et qui relevait de manière diffuse de la troncation, a définitivement disparu.
La pratique de la liaison que décrit Andry relève clairement du registre de la prose, et s’avère assez proche d’un l’usage soigné moderne : si, par exemple, il lie très spontanément il est t’allé, il a fait t’une faute, aller r’à la chasse, on n’a dit, un bon n’homme, ils dînent t’ensemble, voit-il, entent’il, il refuse de lier les noms en -er comme acier, cuirassier, dans lesquels « la derniere consonne, sçavoir l’R, ne se prononce pas », et donc pas même devant voyelle. De la même manière, Andry refuse de lier les substantifs terminés par une voyelle nasale (maison à louer), y compris lorsque la voyelle nasale est suivie d’une consonne oclusive : il ne faut donc pas dire un affront t’étrange mais un affront étrange, sans consonne de liaison. La seule exception qu’il a notée est celle du mot sang, qui se lie dans l’expression figée suer sang & eau, rendue par san quet eau, mais pas dans le sang est nécessaire à la vie. En revanche, les participes présents en -ant se lient, comme allant t’à la Campagne, venant t’à Paris. Cela implique que, « excepté en Poësie », le substantif marchand ne se lie pas, mais bien le participe marchant. Andry est donc conscient que cette liaison, tout comme, probablement, une bonne partie de celles qu’il refuse de faire, est obligatoire en disant des vers. La plupart des mots en -r + occlusive (part, depart, lard, corps, toûjours et bien d’autres) se lient chez lui par l’r et non par l’occlusive (ma par, & la vôtre, et non ma part t’et la vôtre). Seul fait exception l’adverbe fort (fort t’illustre). On ne sait pas si sa diction des vers suit la même règle.
En 1694, le grammairien Milleran, natif de Saumur, donc de Touraine, publie sa Grammaire, qui est en fait un traité de prononciation. Cherchant, comme l’avaient tenté Meigret, Ramus ou Sainliens, à désigner précisément les consonnes finales qu’il ne prononce pas, il utilise à cet effet l’italique, ce qui lui permet de ne pas obscurcir la graphie par des apostrophes ou des marques supplémentaires. C’est avant tout pour des raisons pédagogiques qu’il se livre à ce marquage des consonnes finales, parce que, bien sûr, des étrangers ont besoin d’apprendre la prononciation française, mais aussi parce que certains Français doivent être « affermis » dans leur langue, en particulier les femmes qui, « outre la dificulté qu’elles ont à bien lire, prononcent le plûsouvent toutes les lettres qui se mangent, et c’est pour cela qu’elles n’entendent pas ce qu’elles lisent » (Footnote: Milleran, Les deux grammaires fransaizes, 4e page de la préface.). Ce témoignage selon lequel des lecteurs malhabiles, induits en erreur par la graphie traditionnelle, prononceraient à tort des consonnes graphiques au point de ne plus comprendre ce qu’ils lisent, rejoint celui de Lartigaut.
Dans sa thèse, Isabelle Crevier (Footnote: Isabelle Crevier, La liaison à la fin du xviie siècle.) s’est employée à décrire et à analyser de manière quantitative l’usage (ou les usages) de Milleran (tableau 4).
Cas général |
Contexte |
||
cons. |
voy. |
pause |
|
Mots en -c précédé d’une voyelle |
+ |
+ |
+ |
avec |
- |
+ |
+ |
Mots en -ng, -nc |
- |
- |
- |
blanc, sang (dans des expressions figées), donc, cinq, franc en position prénominale |
- |
± |
- |
Mots en -rc |
|
|
|
bourg, clerc, marc |
- |
- |
- |
arc, parc, porc, turc |
+ |
+ |
+ |
Mots en -sc |
+ |
+ |
+ |
Mots en -f |
+ |
+ |
+ |
bœuf, œuf, neuf |
- |
+ |
+ |
cerf, nerf |
? |
? |
± |
apprentif, bailli(f), clef, couvre-chef |
- |
- |
- |
Mots en -l (non mouillé) |
+ |
+ |
+ |
cul, saoul |
- |
? |
- |
il |
- |
+ |
± |
Mots en -l (mouillé) |
+ |
+ |
+ |
fenouil, fusil, genouil, gentil (noble), gril, nombril, outil, persil, sourcil, verrouil |
- |
- |
- |
gentil en position prénominale |
- |
+ |
- |
Mots en -p |
- |
- |
- |
cap, julep |
+ |
+ |
+ |
coup, beaucoup, trop |
- |
+ |
± |
Noms, adjectifs, adverbes, prépositions en -ar, -air, -eur, -oir, -or, -our, -ur |
+ |
+ |
+ |
miroir, mouchoir, (encensoir, pressoir)? |
± |
± |
± |
monsieur |
- |
- |
- |
meilleur en position prénominale |
- |
? |
? |
noms d’agents en -eur (faiseur, bateur, vuideur…) |
± |
± |
± |
Noms, adjectifs, adverbes en -er |
- |
- |
- |
amer, enfer, fer, fier, hiver, ver, hier |
+ |
+ |
+ |
amer en position prénominale |
- |
? |
? |
cher, entier, familier, leger, mer, plurier, premier, dernier, singulier |
± |
± |
± |
Noms et adjectifs en -ir |
- |
- |
- |
desir, respir, (soupir)? |
+ |
+ |
+ |
infinitifs en -er, -ir |
- |
- |
- |
agréer, suppléer |
± |
± |
± |
infititifs en -oir |
+ |
+ |
+ |
Noms et adjectifs au singulier, adverbes, prépositions, etc. en -s/-x/-z |
- |
± |
- |
athlas, chaos, diesis, embesas, iris, lapis, rebus, rinoceros, dix- (composés) |
+ |
+ |
+ |
mots suffixés en -eux, -ois, -is et -ès, temps |
- |
± |
± |
mots en -rs/-rds |
- |
± |
- |
mots en -x prononcé [ks] (fenix, linx, prefix, storax) |
+ |
+ |
+ |
corps |
± |
± |
± |
après, autrefois, quelquefois, dessous, dessus, mieux, plus (comparatif) |
- |
± |
± |
dix (hors composés) |
- |
+ |
+ |
Pluriels en -s/-x/-z/ de noms, adjectifs, participes, pronoms, déterminants etc. |
- |
± |
- |
mots |
± |
± |
± |
tous (pronom) |
- |
+ |
± |
ils (l prononcé seulement devant voyelle) |
- |
- |
- |
-s « analogique » des 1e pers. du sing, -s des 2e pers. du sing. |
- |
± |
- |
-ons et -mes de la 1e pers. du pl. |
- |
± |
- |
-s/z de la 2e pers. du pl. |
- |
± |
- |
Mots en -t précédé d’une voyelle brève |
±→- |
±→+ |
±→+ |
but, secret, alfabet, electorat, magistrat |
+ |
+ |
+ |
appetit, habit, repit, doigt, et |
- |
- |
- |
etat, lut(h), avocat, sept, huit |
- |
+ |
+ |
Mots en -nd/-nt (voyelle nasale) |
- |
- |
- |
participes présents (avec noms et adjectifs dérivés) |
- |
± |
- |
noms en -ment, adverbes en -nt, quand, grand |
- |
± |
- |
accent, joint, peint, point, pont, second, vingt (hors composés), cent |
- |
± |
- |
vingt- (composés sauf quatre vingt-) |
+ |
+ |
+ |
argent |
- |
+ |
± |
formes verbales de la 3e pers. sing. prés. ind. en -end ou -ient |
- |
± |
- |
-nt des 3e pers. plur. |
- |
± |
- |
Mots en -rd/-rt |
- |
± |
- |
Mots en -t précédé d’une voyelle longue provenant d’un s amuï |
- |
± |
- |
août, têt (crâne) |
+ |
+ |
+ |
3e pers. prés. ind en -aît, -oît, -it (inchoatifs) et autres voyelles longues |
± |
± |
± |
3e pers. imp. subj |
±→- |
±→+ |
±→+ |
Mots en -aud/-aut |
- |
± |
- |
Mots en -ct |
+ |
+ |
+ |
aspect, respect, (suspect)? |
± |
± |
± |
ble(d), cru(d), mui(d), nœu(d), nu(d), pie(d) |
- |
- |
- |
nid |
- |
+ |
+ |
Tableau 4. La prononciation des consonnes finales selon Milleran d’après Crevier
Pour chacun des contextes (avant consonne, avant voyelle et pause), un + indique que la consonne finale se prononce, un - qu’elle ne se prononce pas et un ± qu’elle peut se prononcer ou non. La flèche indique une tendance et le point d’interrogation que le témoignage de Milleran est imprécis.
Plus qu’à « la langue parlée à Saumur » (Footnote: Crevier, La liaison à la fin du xviie siècle, p. 6.), Milleran donne accès à un usage assez variable qu’il considère comme « bon » sans délimitation géographique particulière, et qui est, en première approximation, celui qu’il pratiquerait lui-même lorsqu’il « se surveille », et donc en particulier lorsqu’il se trouve dans la bonne société et, probablement aussi lorsqu’il lit en public, ce qui situerait sa prononciation à la limite entre les registres familier et soutenu. Il n’est cependant pas exclu que, lorsqu’il indique graphiquement s’il prononce ou non une consonne finale, il lui arrive de s’« oublier » en notant ici ou là un usage qu’il serait le premier à condamner si on lui en demandait raison : c’est dans ces cas que que pourraient transparaître ses origines géographiques. Il est délicat de comparer l’apport de Milleran à celui d’autres grammairiens de la même période. En effet, personne n’a aussi attentivement et précisément que lui noté les consonnes finales dans le texte : les autres grammairiens se contentent le plus souvent de donner des règles et des listes d’exemples dont on peut se demander jusqu’à quel point et avec quelle systématique ils les appliqueraient. On a néanmoins l’impression Milleran, tout en prétendant cerner le bon usage le plus conventionnel, s’en écarte sur plusieurs points :
Comme le commun des grammairiens, Milleran connaît des consonnes finales à prononciation constante et des consonnes finales à prononciation variable. Au nombre des premières, on trouve sans surprise, la plupart -c/-q, -f et -l. Alors qu’un certain nombre d’r sont aussi, chez lui, prononcés dans tous les contextes, ceux qui ne s’entendent ni à la pause ni devant consonne, comme ceux des infinitifs en -er et -ir, se trouvent totalement exclus de la liaison, ce qui pourrait être un premier écart au bon usage (par contraste, les -s finaux sont quant à eux clairement soumis au régime de la liaison, c’est-à-dire qu’ils ne se font entendre que devant voyelle).
Chez Milleran, il ne semble pas exister, quelle que soit la consonne, de liaison absolument obligatoire. Si la fréquence de la liaison augmente avec l’intimité du lien syntaxique, il reste des cas, peu fréquents mais incontestables où, par exemple, un déterminant comme les ne se lie pas au substantif ou à l’adjectif : ainsi, « les autres tens » prononcé [le.O.trə.tɑ̃] (Footnote: Milleran, Les deux grammaires fransaizes, I, p. 56.).
Enfin, il subsiste quelques vestiges de troncation, en particulier dans les mots où -t final est précédé d’une voyelle brève. Même si, dans cette situation, la prononciation de la consonne finale est en fait diffusément variable, sa fréquence varie très significativement selon le contexte : près de la moitié de ces -t s’amuïssent devant consonne, contre moins de 10 % devant voyelle ou à la pause (Footnote: Crevier, La liaison à la fin du xviie siècle, p. 126.). On ne trouve rien de comparable chez Chifflet ou Dobert, mais Mourgues, on l’a vu, fait clairement allusion à un tel usage, et des grammairiens ultérieurs l’attesteront aussi.
Milleran n’aborde pas explicitement la question du discours soutenu, et encore moins celle de la diction des vers. On peut en tout cas être certain que cette dernière n’aurait en aucun cas toléré une pratique aussi inconstante de la liaison. La grande variabilité de ses consonnes finales à la pause, en revanche, aurait pu lui convenir plutôt bien, en permettant d’« égaliser », par addition ou soustraction, certaines rimes délicates. Il ne serait pas étonnant que, s’il s’était piqué de dire des vers, Milleran ait spontanément prononcé un certain nombre de -t finaux, notamment après des voyelles brèves, mais presque complètement laissé tomber les -s. Il est bien sûr beaucoup plus difficile de se représenter ce qu’aurait pu être sa pratique « soutenue » en matière d’r finaux.
L’académicien Louis Courcillon de Dangeau, qui publie dès 1694, embrasse sans ambiguïté la logique de la liaison :
Notre langue est ènemie de la rudesse, c’est pourquoi il y a beaucoup de consones finales qu’èle suprime au moins dans la conversation, car pour le stile oratoire ou pour la Poësie c’est une autre afaire.
Ele suprime dans la conversation l’s des mots nous, vous, nos, tes, dans, l’l du mot il, &c. èle les suprime toujours devant une consonne, & l’on prononce nous marchons, come s’il y avoit nou marchon, il parle come s’il y avoit i parle, &c. èle les suprime même quelquefois devant des voyèles dans irons-nous à Paris, l’s ne se prononce point, & l’on prononce come s’il y avoit iron-nou à Pari. On ne prononce point non plus l’l dans voit-il aujourd’hui qu’on prononce come s’il y avoit voit-i aujourd’hui. Mais si un mot terminé par une de ces consones qu’on suprime, prècède imèdiatemant un autre mot qui comance par une voyèle & avec qui il soit intimemant uni come un pronom personnel avec son verbe, une prèposition avec son nom, un adjectif avec son substantif, un adverbe avec son verbe ou avec son adjectif : alors pour èviter le bâillemant on fait revivre la consonne qui avoit èté suprimée, par exemple l’s du pronom personnel nous avoit èté suprimée dans nous marchons, qu’on prononce nou marchon & dans irons-nous à Paris, qu’on prononce iron-nou à Pari, céte s on la fait revivre dans nous alons, parce que alons est le verbe du pronom personnel nous. Tout de même l’s du pronom personnel vous ne se prononce point dans vous dites, dans partirés-vous aujourd’hui, mais èle se prononce dans vous irés, parce que irés est le verbe du pronom personnel vous. Tout de même ancore on fait revivre l’l de il dans il examine, l’s de dans en ces mots dans Athènes, l’s de grans dans de grans homes, le t de fort dans fort avare, parce que examine est le verbe du pronom personnel il que Atènes est le nom de la prèposition dans que homes est le substantif de l’adjectif grans que avare est l’adjectif de l’adverbe fort. (Footnote: Dangeau, Opuscules, p. 10-11.)
C’est donc la règle du « mot régi », déjà formulée par Chifflet, que Dangeau illustre ici. Mais le lecteur reste largement sur sa fin car, s’il annonce que le style oratoire ou la poésie, c’est-à-dire le discours soutenu, fonctionnent différemment, il ne dit pas si ces différences sont limitées à la liaison (on sait bien que, dans un vers, il faudrait absolument lier irons-nou-z-à Paris) ou si elles sont susceptibles de toucher des consonnes finales à la pause (comme, pour prendre l’exemple d’un des seuls cas par ailleurs bien attestés, celle du pronom il).
À l’opposé des « remarqueurs », dont les questions d’usage sont la première préoccupation, Dangeau fait porter l’essentiel de sa réflexion sur les sons élémentaires du français et la manière dont ils s’organisent en système. En ce sens, c’est un vrai précurseur des linguistes. On ne trouvera pas, chez lui, d’avis bien tranché sur la bienséance de telle consonne finale dans telle registre, mais plutôt une classification des consonnes qui, entre autres, fait correspondre une série de consonnes voisées, « foibles » dans sa terminologie, ([b], [v], [d], [g], [z], [ʒ]) à leurs analogues sourdes ([p], [f], [t], [k], [s], [ʃ]), qu’il considère comme « fortes ». Il a remarqué que les foibles, « se faisant avec èmission de vois, où un petit mouvemant de la bouche, ne peuvent être anployées qu’au comancemant des silabes, & ainsi ne peuvent jamais terminer un mot dans la prononciation ; que si èles le terminent dans l’ècriture, & qu’on veuille faire èfort pour les prononcer, il faudra de nècessité la soutenir par la prononciation, tout au moins d’un petit e fèminin. ». Autrement dit, si l’on s’efforçait de voiser la consonne finale du mot David qui, proféré isolément, se prononce « naturellement » [davit], on ne pourrait s’empêcher de la faire suivre d’un schwa ([davidə]). Intervient alors une observation importante :
Prononcés le mot froid, & vous vêrés que vous y mètrés un T. Prononcés joug & vous y mètrés un K ; ce qui est si vrai que ceux qui veulent rimer aux oreilles ne font nule dificulté de faire rimer sang avec banc, joug avec bouc, froid avec droit. (Footnote: Dangeau, Opuscules, p. 20-21.)
Qu’entend-il par « ceux qui veulent rimer aux oreilles » ? Fait-il simplement allusion à ceux qui respectent la rime « stricte » traditionnelle ? Sous-entend-il que d’autres pourraient vouloir « rimer aux yeux », c’est-à-dire plus strictement encore, et qu’ils s’interdiraient lesdites rimes parce que leurs consonnes finales ne concordent pas graphiquement ? Quoi qu’il en soit, on peut conclure à la présence de vestiges de troncation dans sa langue, mais on doit toutefois admettre qu’ils sont limités à -d/t final précédé d’une voyelle brève, cas déjà bien attesté, et, très éventuellement, -c/-g final. Il est en effet difficile de savoir dans quels contextes Dangeau prononcerait les consonnes finales de ce second groupe de mots. Plusieurs grammairiens sont d’avis que le -g de joug se prononce même devant consonne (Footnote: Thurot II, p. 117.), et c’est ce même usage qui s’est imposé pour bouc. Quant à sang et banc, tous les témoignages de l’époque s’accordent pour dire que leur consonne finale est muette à la pause et ne se lie que dans des expressions figées (Footnote: Thurot II, p. 130-131.), il serait donc très étonnant que Dangeau le prononce à la pause : il s’est probablement laissé emporter par l’exemple de joug et de bouc, ce que semble confirmer une remarque qu’il fait ailleurs (Footnote: Dangeau, Opuscules, p. 55-56.), affirmant que le son [k] s’entend dans joug et dans sang adulte, et que le son [t] s’entend dans froid et dans Grand homme. Il semble donc bien qu’il ne prononce le g de sang-adulte et le d de grand-homme qu’en liaison (et donc pas à la pause) ; si l’on admet qu’il prononce le [k] de joug dans tous les contextes, l’exemple de froid reste le seul où il pratique assurément une troncation (Footnote: On pourra difficilement suivre Green, La Parole baroque, p. 95, pour qui ce seul exemple serait la preuve de la persistance, jusqu’à la fin du xviie siècle d’une pratique généralisée de la troncation qui toucherait toutes les consonnes « latentes » mais qui serait limitée au discours soutenu.). Il semble même que d’autres -t soient, chez lui, muets à la pause, comme celui, suivant une voyelle longue, de faut (Footnote: Dangeau, Opuscules, p. 76. Une imprécision typographique fait qu’il n’est pas possible de savoir avec certitude si, dans l’expression come il faut, Dangeau tait l’l du pronon personnel, le t de la forme verbale, ou ces deux consonnes finales. Mais il annonce, quelques lignes plus haut, un t final qui ne se prononce pas.). S’agissant d’s final, Dangeau décrit bien le voisement en [z] qui caractérise la liaison, mais ne mentionne aucun cas de persistance à la pause du son [s]. Il affirme au contraire que l’x final des mots comme heureux, deux se lie par [z] devant voyelle, mais ne se prononce pas dans les autres contextes, et en particulier à la pause, comme dans il est heureux, je les ai vus tous deux (Footnote: Dangeau, Opuscules, p. 67.). Reste à regretter qu’il n’ait pas eu le courage d’entreprendre le « discours des consonnes finales » qu’il appelle de ses vœux.
Presque à la même époque, un autre acacémicien, Choisy, met par écrit un Journal de l’Academie Françoise. Il rend compte des activités du « second bureau » de l’Académie (le premier étant celui du Dictionnaire), qui siégea depuis 1696, et auquel participaient entre autre Dangeau et Perreault (Footnote: Tout ou partie de ce journal a été publié au xviiie siècle par D’Olivet, à la suite des Essais de Dangeau, sous le titre d’Opuscules sur la langue françoise.). L’un des « doutes sur la langue » dont il traite concerne la prononciation des t finaux :
Celui qui présidoit au Bureau, a dit : Messieurs, ce Bureau-ci, quoiqu’on l’appelle le Bureau des doutes, est proprement celui de la Grammaire. On y agite des questions, qui nous serviront extrêmement, quand nous travaillerons tout de bon à la Grammaire. En voici une qu’on m’a prié de vous proposer : beaucoup d’honnêtes-gens vous en demandent la décision, & pour moi j’avoue que j’y suis fort souvent embarrassé. On voudroit bien, Messieurs, avoir une règle certaine pour connoître en quelles occasions il faut prononcer les t qui finissent les mots. On voudroit même, s’il se pouvoit, avoir une règle générale pour toutes les consonnes finales. On reproche aux Parisiens qu’ils disent un po, un cha, un so. Ils voient bien qu’il ne faut pas toujours prononcer le t, car on dit un défau, un échaffau, un pon. Ne pourrions pas leur donner quelque règle ? Ces t de chat, de pot, de sot, disparoissent devant une autre consonne. On dit un so coquin, & non un sot coquin ; un po de vin, & non un pot de vin. Ils disparoissent dans les pluriels, car on dit des châs, des sabôs. On voudroit qu’il y eût quelque règle générale pour toutes les consonnes finales, ou dans les pénultièmes des pluriels. Mais l’embarras est grand ; car on dit les mers, des vers, les immortels, des détails. On les prononce aussi devant des consonnes. On dit, du sel de mer, fer de lance, pareil malheur, &c. On a donc recours à vous, Messieurs. (Footnote: D’Olivet, Opuscules sur la langue françoise, p. 288.)
En plus de traduire le désarroi des arbitres face à la multiplicité des usages, l’exposé de ce « doute » confirme que les Parisiens ont bel et bien abandonné la troncation, mais que celle-ci persiste dans certains usages considérés ici comme provinciaux, tout en restant limitée aux -t précédés d’une voyelle brève. Ces -t subsistent donc à la pause, mais tombent au pluriel alors que la voyelle précédente s’allonge : châs, sabôs ([ʃaː], [sabOː]) (Footnote: Choisy n’aurait probablement pas prononcé les -s finaux de ces deux mots : ils sont hors sujet et n’ont vraisemblablement été notés que comme marques graphiques du pluriel.).
Dans la discussion qui suit, le « Bureau » exprime son souci de « distinguer la prononciation exacte & soutenue, telle qu’est celle de la Chaire & du Barreau, d’avec la prononciation négligée, telle qu’elle est dans la conversation ». À cet égard, la prononciation « parisienne », qui ne comprend plus aucun -t à la pause, est jugée trop négligente, mais le débat montre qu’il n’y a pas unanimité sur ce point. Ce qui fait, par contre, l’unanimité est que personne (même les prédicateurs et les avocats) ne prononcerait un -t final après une autre consonne (rapport, court), une voyelle nasale (font, amant), ou une voyelle longue (defaut, intérêt, dépôt), comme si, dans ces cas, il ne restait, après la consonne prononcée ou la voyelle longue, « plus de force pour prononcer le -t final ».
Quoiqu’il n’ait publié qu’en 1713 et 1715, Gilles Vaudelin est encore un grammairien du xviie siècle, lui qui présenta son système à l’Académie en 1692 déjà. Il y propose une nouvelle manière d’écrire « comme on parle », c’est-à-dire de manière phonétique. Il décompose donc le français en vingt-neuf sons élémentaires dont seize sont des consonnes. Dès la première énumération de ces « sons simples », on comprend que Vaudelin est essentiellement un lieur : il donne en effet, pour chacun d’entre eux, un exemple où il occupe la fin d’un mot. Ainsi, le son ai ([ɛ]) termine le mot fAIt, d’où l’on conclut que le t final est muet. Pour être sûr de faire entendre les consonnes, Vaudelin les place en finale féminine, devant un e qu’on peut alors considérer comme réellement muet : piQUe pour [k], bourSe pour [s], etc. Pour aucun de ces exemple, il ne se sert d’une consonne finale dont le son pourrait être indistinct voire inexistant (Footnote: Vaudelin, Nouvelle maniere, p. 2.).
On apprend ensuite que, si les voyelles sont toujours des « lettres de signification » (on ne peut les ôter ou les « déranger » sans nuire au sens), les consonnes finales sont souvent des « lettres de Prononciation » : on ne les ajoute que par euphonie, pour « adoucir la prononciation » en évitant l’hiatus. Dans cette catégorie des lettres de prononciation, il range aussi bien des consonnes finales graphiques (i-l-es-t-un bo-n-enfan(t)) que des consonnes n’apparaissant pas dans la graphie du mot isolé (a-t-i(l)). Il est donc assez proche de certaines définitions modernes de la liaison (Footnote: Vaudelin, Nouvelle maniere, p. 9 et 10. Vaudelin ne note bien sûr pas les consonnes finales que j’ai mises entre parenthèses.).
Abordant la question de l’e féminin, Vaudelin décide de ne le noter qu’à la fin des monosyllabes dont il constitue la seule voyelle, à l’exclusion de toutes les situations où il apparaît à l’intérieur ou à la fin des polysyllabes. Les consonnes, par définition, ne pouvant se prononcer qu’« avec et immediatement devant une voyelle » (Footnote: Vaudelin, Nouvelle maniere, p. 7.), il serait, pense-t-il, en droit de noter un e muet après toute consonne qui n’est pas suivie d’une voyelle. Ainsi, rien ne l’empêcherait de noter « sekulepeteure » ([sə.ky.lə.pə.tø.rə]) pour sculpteur. Il préfère n’en noter aucun, et ce sans aucun égard à la graphie usuelle. Il n’hésite donc pas à écrire rlva, rvnu, brbi, ordr, arbr pour releva, revenu, brebis, ordre et arbre. Il en tire un constat extrêmement intéressant : « tous les Vers François, qui finissent par une ou deux consonnes prononcées, sont veritablement Vers feminins ». On sait aujourd’hui combien de temps la tradition a encore résisté à une telle logique, dans laquelle « net rimerait avec fleurette ou fleur avec leurre».
Vaudelin ne se situe pas dans le registre de la déclamation des vers, mais bien dans celui des « conversations honnestes & familieres », qui est « la plus agreable, la plus usitée à la Cour, & la seule Prononciation du beau Sexe » (Footnote: Vaudelin, Nouvelle maniere, p. 28.). C’est donc celle qu’il s’efforce de transcrire, et c’est bien ce qui lui permet de tenir ces propos avant-gardistes sur le genre des vers. C’est ce qui explique aussi qu’il lie relativement peu, ce qui correspond à une lecture à haute voix sans emphase particulière. Sur la base des exemples pratiques donnés dans la Nouvelle manière, on peut se faire une idée assez précise de son usage en matière de consonnes finales (tableau 5).
Consonnes finales prononcées devant voyelle : |
|
-s, -z, -x |
petitz-inconvénients (17), paz-étonnant (17), auz-humbles (17), pieuz-écrivain (17), dez-antiquités (17), lez-yeux (17), paz-au sens (17), bonz-esprits (19), lez-yeux (19), lez-oreilles (19), pluz-agréable (19), ne… paz-eu (19), jamaiz-il (19), ne… paz-user (19), je leu(r)z-enseigne (19), lez-utilités (21), jamaiz-indigne (21),pluz-insupportable (21), fâcheuz-inconvénients (21), dez-étymologies (23), lez-ordres (23), les beauz-Arts (23), leu(r)z-écrits (25), nouz-écririons (25), leu(r)z-enfants (35), et leu(r)z-en sauraient bon gré (25), lez-anciennes chartes (27), lez-habiles gens (27), auz-étrangers (27), paz-honneur (27), paz-encore (29), pluz-agréable (29), pluz-usitée (29), deuz-ans (31), pluz-ample (31), auz-ames, leu(r)z-apprendre (31), i(l)z-oublient (31), i(l)z-apprendront (33) |
-d, -t |
ont-essayé (17), tout-habile (17), ont-écrit (19), il faudrait-être (19) a-t-il rien (19), tout-autre emploi (21), est-un abus (21), est-il (21), c’est-aussi (21), tout-autre mot (23), ils ont-aujourd’hui (23), serait-il (23), en seraient-aises (25), sont-imprimés (27), il faut-aujourd’hui (27), c’est-à-dire (31), il était-alors (31), c’est-aussi (31), fut-envoyé (31), ce qui est-écrit (31), c’est-ici (31), faisant-enseigner (33), fort-honoré (33) |
-r |
voir-ici (19) lecteur-avec (19), savoir-avant (27), leur-ardent (27), honneur-et (27), le meilleur-est (29), l’empereur-auguste (31), bonheur-éternel (33), serviteur-et (33) |
-c |
avec-un (25) |
-l |
il-a longtemps (17), il-entraîne (21), il-en présente (21), tel-empressement, bel-exemple (27), il-était (31), il-est (31) |
-p |
trop-ennemi (19) |
-n/-m (voyelle nasale suivie, dans le même mot, d’une consonne nasale) |
plus rien-à désirer (17), on-a (21), l’en-ôtez (21), l’on-imprimait (27), en-écrivant (29) |
Consonnes finales non prononcées devant voyelle : |
|
-s, -z, -x |
des nouveauté(s) et (17), elle(s) y mettent (19), les yeu(x) avec (19), commodité(s) il (19), toujour(s) un (21), discour(s) il (21), discour(s) écrit (21), les réel(s) et (23), fau(x) et trompeurs (23), il(s) ont (23), les ordre(s) et (23), les beaux Ar(ts) ont (23), cultivé(s) (23), i(ls) semblent parvenu(s) au plu(s) haut (23), les dame(s) et (25), les provinciau(x) et les étranger(s)/ (25), les missionnaire(s) et les pauvre(s) en seraient (25), des siècle(s) à venir (27), le françai(s) en latin (29), conversation(s) honnête(s) et (29), des prince(s) et (31), deux an(s) après (31), pauvre(s) artisans (31), mi(s) à la tête (31), les prière(s) et (31), toujour(s) ennuyeu(x) et (33) |
-d/-t |
maintenan(t) ont (17), se montre(nt) au doi(gt) et à l’œil (23), ils donneron(t) aux (27), venan(t) à flater (27), en allema(nd) et (29), en parlan(t) et (29), commencemen(t) et |
-r |
à flatte(r) et (27), not(r) incomparable (29), aime(r) et (33), parveni(r) à (33) |
-n/-m (voyelle nasale non suivie, dans le même mot, d’une consonne nasale) |
écrivai(n) est (17), perfectio(n) où (23), en lati(n) et (29), en italie(n) et (29) |
Cas remarquables de consonnes muettes à la pause (/) ou devant consonne : |
|
-s/-z/-x |
longtemp(s), chacun d’entre eux tou(s)/ (17), succè(s)/ (17), secret(s)/ (17), caché(s)/, charmante(s)/ (17), yeu(x)/ (17), sen(s) commun (17), esprit(s)/(19), tou(s) ceu(x) qui (19), les utilité(s)/ (21), appri(s)/ (21), inconvénient(s)/ (21), vous n’en ôte(z)/ (21), plusieur(s)/ (21), nombre(s)/ (21), genre(s)/ (21) , trompeu(rs)/ (23), leu(rs) lettre(s) impropres (23), Loui(s) (23), toujou(rs) vrai (23), i(ls) se prononçaient (23), ar(ts) (25), nous deviendrions tou(s) unius labii (25), nous parlerions tou(s)/ (25), nous écririons tou(s)/ (25), nous lirion(s) et prononcerion(s) tou(s) de même (25), les enfant(s)/ (25), nouveau(x)/ (27), sont imprimé(s)/ (27), les habiles gen(s) savent (27), i(ls) donnenront (27), Loui(s) le grand (29), toujou(rs) si curieuse et toujou(rs) si belle (29), en anglai(s)/ (29), hébreu(x)/ (29), les mo(ts)/ (29), des dame(s)/ (31) d’eux-même(s) et (33), qu’i(ls) fassent (33), ses vœu(x)/ (33), les françai(s)/ (33), de temp(s)/ |
-d/-t |
partou(t) (17), d’accor(d) la plume (19), secre(t)/ (19), délica(t)/ (19), vulgairemen(t) (19), alphabe(t) réformé (19), creuse(t) (23), Jésus Cri(st) (23), si florissan(t) et (23), écrivaie(nt) et faisaie(nt) imprimer (25), les porteraie(nt) avec (25), empressemen(t) à profiter (25), changemen(t)/ (27), Louis le gran(d)/ (29), sans contredi(t) la (29) en écrivan(t)/ (29), il prononçai(t)/ (31), elle en faisai(t) (31), elle en désirai(t) (31), avoueron(t)/ (31), alphabe(t) réformé (31), cet alphabe(t) mis (31), incontinen(t)/ (31) |
-r |
désire(r) su(r) cette (17), brille(r) la sagesse (19), conforme(r) l’écriture (19), excuse(r) ceux (19), use(r) de (19), donne(r) de (19), donne(r)/ (19), retire(r)/ (21), quartie(r) de (21), se purge(r) de (23), improp(re)/ (23), prononce(r) d’une (23), monte(r)/ (25), not(re) langue (25), perfectionne(r) dès (25), imprime(r) selon (25), prononce(r) leu(r) langue (25), profite(r) de (25), leu(rs) livres (25), déchiffre(r)/ (27), leu(r) langue (27), prononce(r) cette (27), à seconde(r) leur (27), la parle(r)/ (27), deveni(r) la langue (27), ignore(r) totalement (27), plaisi(r) de (27), à veni(r) l’essentiel (27) d’imite(r)/ (29), not(re) langue (29), de signale(r) leu(r) miséricorde (31), leu(r) faisant (31), enseigne(r) cet (31), servi(r) Dieu (33), leu(r) bonheur (33), seconde(r) le (33), leu(r) grande (33) |
-c/-q |
ave(c) la langue (19), ave(c) les oreilles (19), ave(c) le jugement (19), |
-l |
i(l) n’en arrivait (17), i(l) n’est pas (17), a-t-i(l) (19), i(l) ne justifiera (19), i(l) n’en coûte (19), i(l) n’y a (19), i(l) faudrait (19), i(l) faut faire (21), i(l) montrera (21), est-i(l) considéré (21), Tou(l) (23), i(l) ne (23), i(l) sera (23), serait-i(l) juste (25), serait-i(l) honorable (25), i(l) faut (27), i(l) prononçait (31), i(l) n’y a (31), ce qu’i(l) faut (33), ce qu’i(l) faut (33), i(l) n’est (33) |
-n/-m (voyelle nasale non suivie, dans le même mot, d’une consonne nasale) |
perfectio(n)/ (17), commu(n)/ (17), rie(n)/ (19), Cae(n) (23), Lao(n) (23) |
Cas remarquables de consonnes prononcées à la pause (/) ou devant consonne : |
|
-r |
meilleur succès (17), trezor de (17), zélateur de (25), savoir bien (25), pouvoir lire (27), désir de (27), voir quelque (29), à la Cour/ (29), par cœur/ (31), pour parveni (33), par sa protection (33), le bonheur d’avoir fait (33), par leur (33) |
-c/-q |
le public demande (17), en grec/ (29) |
-l |
seul le (21), seul/ (21), en espagnol/ (29), éternel/ (33) |
Tableau 5. La prononciation des consonnes finales selon Vaudelin
Les mots sont transcrits en orthographe moderne (à l’exception des z de liaison), les consonnes concernées sont mises en gras, suivies d’un trait d’union lorsqu’elles s’enchaînent sur une voyelle initiale, d’une barre oblique lorsqu’il y a pause, mises entre parenthèses lorsque Vaudelin ne les prononce pas.
Sur la base de ce bref dépouillement, on relève les points suivants :
Il n’y a aucun vestige de troncation : aucun -s/-z/-x, aucun -d/-t ne subsiste à la pause, alors que ces mêmes consonnes sont fréquentes en liaison. Les seules consonnes prononcées à la pause (certains -r, -c et -l) le seraient très vraisemblablement aussi devant consonne.
Devant consonne ou à la pause, Vaudelin ne prononce aucune consonne finale qui serait muette aujourd’hui. Inversement, il tait un certain nombre de consonnes que le français standard prononce, notamment l’l du pronom il, l’r de leur, de sur, qui apparaissent chez lui comme de simples consonnes de liaison.
L’-r des infinitifs en -er et -ir, inexistant devant consonne et à la pause, n’apparaît jamais en liaison. Par contre, un certain nombre d’r se prononcent dans tous les contextes, notamment ceux des infinitifs en -oir, des adjectifs et substantifs en -eur, des prépositions par et pour. On note que l’r de désir se prononce devant consonne alors que celui de plaisir tombe. Pour le mot toujours, c’est r et non s qui se comporte comme une consonne de liaison.
Vaudelin fait quelques liaisons qui semblent insolites : il-ont, elle-y-mettent, qui sont pourtant étymologiques (iz-ont est aussi attesté chez lui), je leu-z-enseigne (pour je leur enseigne), qui pourrait correspondre à une assibliation parisienne d’r intervocalique, ou alors à une influence analogique du pronom les. Il connaît aussi des consonnes purement euphoniques (a-t-i).
Le plus souvent, les voyelles nasales ne se lient pas, et ce même si elles sont suivies, dans la graphie usuelle, d’un t ou d’une autre consonne.
Un lecteur moderne, qui lirait sa prose comme on lit aujourd’hui un article de journal ou un bulletin de nouvelles, ferait probablement plus de liaisons que lui.
On compare maintenant cette pratique peu soutenue à la prononciation du même Vaudelin lorsqu’il dit des vers, ci-dessous en graphie standard avec transcription approximative en API.
Les Commandements de Dieu. |
[le kOmɑ̃dmɑ̃ də djø] |
Un seul Dieu tu adoreras |
[œ̃ søl djø ty adOrəraː] |
Et aimeras parfaitement. |
[E ɛməra parfɛtəmɑ̃] |
Dieu en vain tu ne jureras, |
[djœ ɑ̃ vɛ̃ː ty nə ʒyrəraː] |
N’autre chose pareillement. |
[nOːtrə ʃOzə parɛəmɑ̃] |
Le Dimanche tu garderas, |
[lə Dimɑ̃ʃə ty gardəraː] |
En servant Dieu dévotement. |
[ɑ̃ sɛrvɑ̃ djø devOtəmɑ̃] |
Tes Père et Mère honoreras, |
[té pɛr é mɛr OnOrəraː] |
Afin que vivent longuement. |
[afẽ kə vivə lɔ̃gəmɑ̃] |
Homicide point ne seras |
[Omisidə pwɛ̃ nə seraː] |
De fait ni volontairement. |
[də fɛ ni vOlɔ̃tɛrəmɑ̃] |
Luxurieux point ne seras |
[lyksyriø pwẽ nə seraː] |
De corps, ni de consentement. |
[də kOːr ni də kɔ̃sɑ̃təmɑ̃] |
Les biens d’autrui tu ne prendras |
[le bjẽ dOːtrɥi ty nə prɑ̃draː] |
Ne retiendras à ton essient. |
[nə rətjɛ̃draz a tOn ɛsjɑ̃] |
Faux témoignage ne diras |
[fOː témwɛɲaʒə nə diraː] |
Ni mentiras aucunement. |
[ni mɑ̃tiraz Okønəmɑ̃] |
L’œuvre de chair ne désirras |
[løvrə də ʃɛːr nə dzirəraː] |
Qu’en mariage seulement. |
[kɑ̃ mariaʒə søləmɑ̃] |
Biens d’autrui ne convoiteras |
[bjɛ̃ dOːtrɥi nə cɔ̃vwɛtəraː] |
Pour les avoir injustement. |
[pur lez avwɛr ẽʒystəmɑ̃] |
Les Commandements de l’Eglise. |
[le kOmɑ̃dmɑ̃ də legliz] |
Les fêtes tu sanctifieras |
[le fɛːtə ty sɑ̃tifiːraː] |
Qui te sont de commandemant. |
[ki tə sɔ̃ də kOmɑ̃dəmɑ̃] |
Le dimanche la messe oiras, |
[lə dimɑ̃ʃə la mɛs wɛraː] |
Et les fêtes pareillement. |
[é lé fɛːtə parɛʎəmɑ̃] |
Tous tes péchés confesseras |
[tuː te peʃe cɔ̃fɛsəraː] |
A tout le moins une fois l’an. |
[a tu lə mwɛ̃z ønə fwɛ lɑ̃] |
Ton créateur tu recevras |
[tɔ̃ kréatør ty rəsəvraː] |
Au moins à Pâques humblement. |
[O mwɛ̃z a paːkəz œ̃bləman] |
Quatre-Temps, vigiles jeuneras |
[katr tɑ̃ viʒilə ʒøːnəraː] |
Et le Carême entièremant. |
[e lə karɛːm ɑ̃tjɛrəmɑ̃] |
Vendredi chair ne mangeras |
[vɑ̃drədi ʃɛːr nə mɑ̃jəraː] |
Ni le samedi mêmement |
[ni lə samədi mɛːməmɑ̃] |
Par rapport à la manière dont il transcrit la prose, il y a plusieurs différences frappantes :
les e féminins à prononcer sont très soigneusement notés (on se souvient que, dans la prose, Vaudelin n’en note presque aucun). On apprend en particulier que l’expression figée Quatre-Temps est dissyllabique. Dans le vers « L’œuvre de chair ne désireras », l’auteur du poème aurait certainement syllabé dé-sir-ras. Vaudelin prononce dzi-re-ras.
Toutes les liaisons possibles sont réalisées à l’intérieur des vers. On peut gager que, s’il s’était agi de prose, Vaudelin n’aurait pas lié, par exemple « Au moinz-à Pâquez-humblement ». Il n’y a malheureusement pas d’infinitif en -er ou -ir et l’on ne peut donc vérifier que, dans ce cas aussi, Vaudelin se serait écarté de son usage prosaïque en introduisant des liaisons. Dans d’autres prières on a servi en tout, mouri plutôt, à vous glorifié et (Footnote: Vaudelin, Instructions chrétiennes, p. 24, 36), etc., ce qui semble indiquer que le registre de l’oraison n’était pas à lui seul suffisant pour motiver qu’il prononce de tels -r en liaison ou devant consonne.
Le pronom il n’apparaît pas dans le poème, mais on le trouve dans la conclusion en prose qui fait directement suite aux commandements de l’Eglise. Dans ce texte, dont on peut penser qu’il requerrait une diction plus soutenue que les réflexions techniques de la Nouvelle maniere, on a qu’il nous garde et qu’il nous conduise avec dans les deux cas -l prononcé. Le tout se termine par ainsi soit-i (sans l).
Les rimes présentent peu de variété, néanmoins aucune consonne finale n’est articulée en fin de vers. La seconde personne du futur est indiquée par un a surmonté d’une marque de longueur. Jusqu’à preuve du contraire, on postule que Vaudelin ne modifiait pas sa prononciation ordinaire dans le but de faire entendre des consonnes finales à la rime.
L’Art de bien parler françois, signé La Toûche, paraît à Amsterdam en 1696. Si l’on en croit Thurot, il serait l’œuvre d’un protestant réfugié en Angleterre. Il est en tous les cas dédié au duc de Glocester et, tout en se réclamant de l’autorité de l’Académie et de son tout récent Dictionnaire, il s’adresse avant tout aux étrangers. Avant d’entrer dans le détail, il énonce quelques règles générales pour la prononciation des consonnes :
Prémiére Règle
On prononce d’une maniére plus douce dans la conversation que dans le discours public, & on fait moins sonner les consonnes finales devant les voïelles. (Footnote: La Toûche, L’Art de bien parler françois, p. 8.)
Il s’agit donc de consonnes de liaison, dont l’éventualité qu’elles puissent se prononcer à la pause n’est même pas évoquée. La Toûche confirmera, lorsqu’il examinera l’une après l’autre chaque consonne, que la logique qui prévaut chez lui n’est plus celle de la troncation. Par exemple, la lettre d « est müette à la fin des mots » et n’est « indifférente » que dans laid et froid où, lorsqu’on la prononce, à la pause ou devant voyelle mais jamais devant consonne, elle sonne comme [t]. Un tel vestige de troncation existe aussi dans les autres cas où -t final est directement précédé d’une voyelle brève. Par contre -t précédé d’une consonne liquide ou nasale, ou d’une voyelle longue, ne se prononce pas à la pause et, à moins d’un lien syntaxique particulier, pas non plus en liaison. Les t finaux de mat, fat et zénith se prononcent dans tous les contextes (Footnote: La Toûche, L’Art de bien parler françois, p. 12-13, 25-26.). À propos d’un certain nombre de mots en -s (essentiellement des substantifs singuliers), La Toûche rapporte que certaines personnes « croient qu’on ne doit jamais prononcer l’s si ce n’est en vers devant une voyelle » : il n’est donc pas courant, dans son usage, de lier des substantifs à ce qui suit, mais la diction des vers a ses règles propres. De la même manière, La Toûche prononce « des sâc ouverts, des chêf invincibles » etc. pour « des sacs ouverts, des chefs invincibles », et l’on sent qu’il n’aurait pas trop de scrupule à faire de même dans les vers, mais il demande que « quand l’r n’est pas forte, comme dans métiers dangers, horlogers », on lie par s en lisant des vers, ce afin d’éviter l’hiatus (Footnote: La Toûche, L’Art de bien parler françois, p. 22-23.). Au cas où l’un de ces r, ordinairement muets tout comme ceux des infinitifs en -er et en -ir, se trouve devant voyelle initiale, La Toûche demande que, en lisant, et surtout dans les vers, on prononce « doucement » l’r final, mais en s’efforçant, le cas échéant, de maintenir fermé l’e qui précède (Footnote: La Toûche, L’Art de bien parler françois, p. 21-22.). Les x et les z finaux qui sont assimilables à des s sont déclarés muets, sauf en liaison (Footnote: La Toûche, L’Art de bien parler françois, p. 26-28.).
Une autre des règles générales de La Toûche concerne la prononciation des consonnes finales :
Quatriéme Règle
Quand il y a deux ou trois consonnes a la fin d’un mot qui est suivi de quelque ponctuation, ou d’une autre mot qui commence par une consonne, on ne prononce que la prémiére des consonnes, & même souvent on n’en prononce aucune, comme dans les mots qui finissent en st, & en ts, & dans quelques autres. (Footnote: La Toûche, L’Art de bien parler françois, p. 8.)
Et de citer quelques exemples où la graphie comporte « deux ou trois consonnes à la fin d’un mot (Footnote: Les s finaux isolés, comme ceux de mécaniques ou de armes, que La Toûche ne prononçait bien sûr pas à la pause, ne sont pas concernés par ces exemples.) » :
Graphie |
Prononciation |
Les Ducs de Saxe. |
Les Dûc de Saxe. |
Les Chefs d’une armée. |
Lé Chêf d’une armée. |
Ils sont seuls. |
I son seûl. |
Exempts d’impots. |
Exên d’impô : |
De grands Seigneurs. |
De grân Seigneûr. |
Vingt soldats. |
Vin soldâ. |
Vers le rempart. |
Vêr le rempar. |
Les arts mécaniques. |
Les âr mécaniques. |
Le corps humain. |
Le côr humain. |
Il est fort. |
Il ê for. |
Une forest. |
Une forê. |
Je mets. |
Je mê. |
Des faits d’armes &c. |
Des faî d’armes. |
Les mots suivants sont des exceptions, dans la mesure où, chez La Toûche, ils font entendre toutes leurs consonnes, vraisemblablement dans tous les contextes : arc, talc, Marc, Turc, fisc busc, musc, pact, exact, correct, direct, indirect, Mars, Zest, Est, Ouest, Christ (quand il n’est pas joint à Jesus : on prononce donc [krist] mais [ʒezykri]). La dernière consonne de parc, porc, cerf et nerf est réputée « indifférente », c’est-à-dire qu’on peut, ad libitum, la prononcer ou non. Si l’on fait abstraction des allongements figurés par des circonflexes qui n’ont plus cours aujourd’hui, on peut considérer que l’usage de La Toûche correspond à très peu de chose près celui qui a prévalu.
En 1697, Renaud, en annexe à sa Maniere de parler la langue françoise selon ses differents styles, aborde quelques questions de prononciation, et en particulier celui du t final :
Le T final se prononce quelquefois avec un E ; dot, prononcés dote, mais il faut aussi prononcer & écrire aromate, chocolate. (Footnote: Renaud, Manière de parler, p. 571.)
Si, comme c’est probable, il adopte la même logique que Vaudelin, prononcer « dote » équivaut pour lui à prononcer le t final. On ne sait toutefois pas si Renaud oppose le cas de dot avec celui de mots dont le t final serait muet à la pause (son usage connaîtrait donc, pour quelques mots, un reste de troncation du -t) ou bien s’il veut montrer que le t de dot se prononce aussi devant consonne (ce serait certainement le cas de mots écrits sur le modèle de dote). On supposerait alors qu’il n’y a plus de troncation chez lui, mais seulement des t qui se prononcent dans tous les contextes, opposés à la plupart des t finaux, muets mais susceptibles de se lier. Il rappelle aussi que l’-r des infinitifs en -er et -ir (celui des infinitifs en -oir se fait fortement sentir) sont muets en prose, mais « cette R se prononce à la fin du Vers, & au milieu devant une voielle » (Footnote: Renaud, Manière de parler, p. 571.). Dans le discours soutenu, Renaud prononce aussi l’r final des noms en -eur dont le féminin est en -euse, comme procureu(r), qu’il laisse tomber dans la conversation.
Le premier xviiie siècle est le théâtre des derniers soubresauts de la troncation. Régnier-Desmarais, en 1706, la prescrit encore pour certains t finaux :
À l’égard du t final, il faut faire distinction pour establir de quelle maniere il se doit prononcer. Quand dans la derniere syllabe du mot il n’est précédé que d’une voyelle, alors non seulement il ne faut pas manquer de prononcer ni le t de l’adjectif devant le substantif commençant par une voyelle, ce qui est indispensable, comme un maudit homme, un ingrat ami, ni celui du substantif devant un adjectif commençant de la mesme sorte, comme un dépit horrible, un regret extrême : mais il faut aussi à la fin du sens, faire sentir le t de quelque mot que ce soit, comme allumer un fagot, obliger un ingrat, j’ay grand regret, il me l’avoit prédit, il fait du mieux qu’il peut, il le doit.
Il y a mesme quelques monosyllabes, tant substantifs que adjectifs, où le t se prononce assez ordinairement devant les consonnes, comme c’est un fait supposé, il est plus sot qu’on ne sçauroit dire, c’est un fat d’avoir parlé de la sorte. Mais le mesme usage qui permet de faire sentir le t dans les deux premiers exemples, permet aussi qu’on l’y supprime : quant au troisiéme, le t s’y doit tousjours prononcer, devant quelque consonne que ce soit. Il se doit aussi prononcer tousjours dans les mots Est & Oüest : La mesme prononciation doit estre observée dans les mots de rat, de chat, de sabat, & dans la pluspart des monosyllabes, un plat, un mot, un lit, &c. mais l’usage n’est pas peut-estre si universel là-dessus, qu’il ne soit un peu partagé.
Que si le t final d’un mot est précédé immédiatement de quelque consonne, qui est d’ordinaire une n, une s, une r, ou un c, il y a encore distinction à faire. S’il s’agit de la prononciation d’un adjectif devant son substantif, ce qui n’arrive gueres à d’autres adjectifs qu’à ceux qui ont une n devant le t, il faut necessairement prononcer le t, un sçavant homme, un ardent ami ; mais si le substantif ne suit pas immédiatement son adjectif, comme par exemple si on veut dire, il est sçavant & sage, ardent & zelé ; alors, quoy qu’il soit mieux de faire sonner le t, on ne laisse pas de s’en dispenser dans le discours familier. On use de la mesme liberté à l’égard de la pluspart des substantifs terminez en t, de quelque consonne que le t soit précédé. Car encore qu’il soit mieux de le prononcer, en disant un vent horrible, un interest extréme, un tort incroyable, &. cependant on le supprime souvent dans toutes ces sortes de phrases. Il y a mesme des substantifs où il seroit mal de le prononcer devant leurs adjectifs, comme un goust horrible, un aspect agréable, un respect extrême, un instinct heureux. (Footnote: Régnier-Desmarais, Grammaire, p. 57-59.)
Le fait que cette grammaire soit l’œuvre d’un homme de plus de 70 ans explique peut-être son conservatisme en matière de troncation. Toujours est-il qu’il reconnaît, pour le t final, trois mécanismes différents. Le mécanisme principal, qui touche en général -t précédé d’une voyelle brève, est celui de la troncation : le t se prononce à la pause et, dans tous les cas, devant voyelle, la règle du « mot régi » n’ayant pas lieu d’être. Le mécanisme secondaire, qui touche -t final précédé d’une voyelle longue ou d’une autre consonne est bel et bien celui de la liaison, même si Régnier souhaiterait qu’on ne la limite pas aussi strictement que la règle du « mot régi ». Enfin, il existe un régime accessoire qui consiste à maintenir quelques t finaux, surtout ceux de monosyllabes, dans tous les contextes, et donc aussi devant consonne initiale. Même chez un conservateur comme Régnier, il n’existe, pour aucune autre consonne, de vestige de troncation. Par exemple, il envisage les s finaux comme des s de liaison, à l’exception de celui du mot pus et des mots latins en -us, qui se prononcent dans tous les contextes :
Quant aux autres mots de la Langue, il n’y en a aucun où l’s finale se prononce ordinairement devant une consonne ; presque aucun où elle se prononce à la fin du sens ; & peu où dans la conversation elle se prononce devant une voyelle, si ce n’est en certaines phrases pas à pas, prés à prés, de pis en pis, de plus en plus, vis à vis, &c. l’s de chacun des premiers mots de chaque phrase se fait entendre ; mais dans chacun des derniers, elle ne sert qu’à allonger la syllabe. Il en est à peu prés de mesme de ces autres phrases, ponts & chaussées, lots & ventes, couper bras & jambes, dans toutes lesquelles l’s finale de ponts, de lots, & de bras, se prononce, quoyque dans la conversion familere on n’ait point accoustumé de la prononcer, quand on dit les pons en sont rompus, les lots en sont deux, un bras emporté. (Footnote: Régnier-Desmarais, Grammaire, p. 55-56.)
Quant aux -r des infinitifs en -er et -ir, Régnier ne les prononce que rarement, en liaison, dans la conversation, mais il réclame qu’on les prononce dans tous les contextes « lorsqu’on parle en public, ou qu’on declame des vers », mais qu’on en adoucisse plus ou moins la prononciation en fonction de la consonne qui suit (Footnote: Régnier, p. 49-50). Si l’on en croit une anecdote rapportée par Grimarest, il se pourrait que Régnier se soit contredit :
Deux personnes disputoient un jour sur une difficulté de prononciation. L’un soûtenoit qu’à la fin d’une periode, ou d’un vers, même dans l’hemistiche on devoit faire sonner l’r finale des infinitifs de la premiere & de la seconde conjugaison dans le discours soutenu. Celuy-cy se récrioit fortement sur cette opinion. J’entrai pendant le fort de la contestation : on me demande mon sentiment qui fut pour le premier. L’autre ne crut pas devoir en demeurer là, nous aurions eu autant de bon sens que lui ; & c’est ce qu’il ne veut point. Il consulte le lendemain son oracle. Il vint nous dire avec joie que les Confreres assemblés nous avoient condamnés tout d’une voix, sur tout Monsieur N. [Régnier ?] Je n’en fus point étonné, & j’eus à mon tour le plaisir de mortifier notre adversaire. Je lui aportai un gros Livre fait par ce même Monsieur N. l’année précédente, dans lequel il s’explique ainsi. « Pour venir maintenant à la prononciation de l’r finale dans les verbes qui terminent en er ou en ir à l’infinitif, comme aimer, cherir, &c. ce qu’il y a de principal à en dire, c’est que généralement parlant l’r ne s’en prononce jamais dans la conversation, ny devant une consonne, ny lorsque le verbe finit le sens, & que même on néglige souvent de la prononcer devant une voyelle. Mais que dans la prononciation soutenue, comme lorsqu’on parle en Public, ou qu’on declame des vers, il faut, soit à la fin du sens, ou du vers, soit devant une voyelle, faire toûjours sentir l’r ; & que même il est bon de la faire entendre aussi devant une consonne, quoi-qu’alors la prononciation en doive être plus ou moins adoucie, suivant que la consonne qui suit étant plus ou moins dure à prononcer, peut rendre aussi plus ou moins dur le son de l’r qui la précede ». (Footnote: Grimarest, Eclaircissemens sur la langue françoise, p. 288-290.)
La citation de « Monsieur N. » correspond à la lettre au paragraphe correspondant de la grammaire de Régnier-Desmarais.
En 1709, Buffier, dans sa Grammaire françoise sur un plan nouveau commence ainsi son chapitre sur les consonnes finales :
I. Regle générale : on prononce communément la finale des adjectifs placez immédiatement devant leur substantif, qui commence par une voyelle : sot ouvrage, doux amusement, &c. prononcez, so touvrage, dou zamusement ; l’x se prononce alors comme un z.
2. Reg. gen. Plusieurs consones finales peuvent & doivent se prononcer dans la prononciation soutenue, comme dans la déclamation, ou en récitant des vers, qui ne se prononcent point dans le discours familier. (Footnote: Buffier, Grammaire, p. 387.)
C’est donc la liaison qui, par défaut, s’appliquera, de manière plus systématique dans la prononciation soutenue que dans la prononciation familière. Suivent les cas particuliers (Footnote: Buffier, Grammaire, p. 387-397.) :
c final se prononce, vraisemblablement dans tous les contextes, dans la plupart des mots (roc, sac, etc.), à l’exception de mots comme flanc, tronc, almanac, cotignac, arsenac, donc, dont le c est muet, à part dans les vers, vraisemblablement en liaison. Il est possible que estomac, tabac et broc ne perdent leur consonne finale que devant consonne, ce qui équivaut à un vestige de troncation. g final ne se lie par [k] que dans la prononciation soutenue : le sank & le carnage. Comme chez d’autres grammairiens, le -g de joug se prononce ([k]) dans tous les contextes.
f final, à quelques exceptions près où il est muet (clef, baillif), se prononce dans tous les contextes. Le numéral neuf obéit à la loi de la troncation.
quoique ne se prononçant que rarement en liaison, p final se fait parfois entendre à la pause, « mais ce n’est pas le meilleur ». Buffier rend compte d’un vestige de troncation que, pour sa part, il n’applique pas. On n’entend jamais le -p de loup, champ, camp.
le q final de coq se prononce dans tous les contextes, excepté dans l’expression figée coq d’inde. Le numéral cinq obéit à la loi de la troncation.
r final se prononce en général dans tous les contextes, sauf dans les infinitifs en -er et -ir où, « d’ordinaire » (c’est-à-dire dans le discours familier), on ne le prononce pas même devant voyelle. L’r des polysyllabes en -er et de certains noms en -ir ne se prononce que devant voyelle et dans le discours soutenu. Les substantifs en -oir et -eur se prononcent parfois sans -r, mais on allonge alors la dernière syllabe.
seuls le numéral dix (et probablement aussi six), dont la consonne finale subit la troncation, échappe à la règle générale. Aucun des autres -s finaux ne se prononce donc à la pause.
le t final d’un petit nombre de mots (fat, zenit, rapt, échec & mat, zest, est, ouest, judith) se prononce dans tous les contextes. Les numéraux sept et huit sont régis par la troncation. Dans les mots où t final est précédé d’une voyelle brève, il « paroît indiférent de le prononcer », ce qui signifie que Buffier tolère aussi bien la troncation que, facultativement, la liaison. Lorsque -t final est précédé d’une voyelle longue ou d’une consonne, il peut se lier, mais il tombe le plus souvent dans le discours familier.
Dans son Ortografe française de 1716, où il prétend réconcilier l’usage et la raison, Girard remarque en préambule que, s’il fallait « ôter toutes les Lettres inutiles à la Prononciation dés Mots ; il faudroit par cete raison bannir toutes lés S finales, lés R de la plu-part dés infinitifs, confondre lés singuliérs avec les pluriels, & faire un cahos de tout » (Footnote: Girard, Ortografe, p. 5.). Tout en décrivant sa nouvelle orthographe, il laisse transparaître son usage en matière de prononciation des consonnes finales qui, quoiqu’il ne soit souvent pas très précisément exposé, ne laisse plus aucune place à la troncation :
d est « comme le T souvànt inutile à la fin du mot ». Mais, « lorsque le mot suivant commance par une voïèle, ce D final sone comme un T, pour la liaison de la prononciation ». Il n’y a aucune mention de troncation (Footnote: Girard, Ortografe, p. 53.).
r est « inutile » à la fin des infinitifs des verbes en -er, où il ne se prononce que devant voyelle. Il ne se prononce pas non plus après les noms en e fermé – r (Footnote: Girard, Ortografe, p. 101.).
À la fin des mots, s a « toute la permission & le droit de faire parade de son utilité ». C’est bien sûr sa faculté à distinguer les singuliers des pluriels, ou les deuxièmes personnes des verbes qui lui vaut ce privilège. Du reste, cette finale se lie par [z] lorsque le mot suivant commence par une voyelle. En d’autres termes, s final « est toujours inutile à l’Oreille, excepté pour la liaison de la prononciation » (Footnote: Girard, Ortografe, p. 106.).
Les Règles de la Poesie françoise, publiées la même année par Chalons, sont en fait une lecture commentée du traité de Lancelot. Contrairement à Lancelot, mais en accord avec Richelet, cet auteur juge la rime cher : chercher aussi mauvaise que mer : aimer — il prononce vraisemblablement ouverts les e des deux monosyllabes. Chalons reprend aussi Lancelot sur sa définition de la rime :
La rime n’est autre chose qu’un même son à la fin des mots. Cette définition est aussi vraie qu’elle est bonne. Il ajoûte ensuite, & non pas mêmes Lettres. La raison qu’il en apporte, c’est que la rime n’étant, dit-il, que pour l’oreille, & non pas pour les yeux (Ce qui est incontestable) on n’y regarde que le son, & non l’écriture. En quoi il se trompe : car il est vrai qu’on n’y regarde que le son ; mais il n’est pas vrai qu’on n’y regarde pas aussi quelquefois l’écriture : comme je le vas prouver tout à l’heure. […] Or je dis moi, qu’il est vrai que la rime n’est autre chose qu’un même son à la fin des mots, & qu’elle n’est que pour l’oreille, & non pas précisément pour les yeux ; mais que, quoiqu’on n’éxige pas toujours qu’il y ait les mêmes lettres à la fin des mots qui riment ensemble, il arrive pourtant quelquefois qu’il est absolument nécessaire que les mêmes lettres s’y trouvent. (Footnote: Chalons, Règles de la poésie françoise, p. 140-141.)
Suivent plusieurs exemples de ces contraintes graphiques pesant sur la rime : quoique l’oreille n’y trouve rien à redire, progrès, par exemple, ne rime pas avec intérêt au singulier, mais seulement avec intérêts au pluriel, parce que l’s graphique manque au singulier. De même, il est interdit de rimer paix à souhait, qui sonnent pourtant de même, parce que l’x de paix exige la présence de l’s graphique de souhaits. Ainsi, malgré ce que Chalons considère comme une parfaite homophonie, assez ne rimera-t-il pas avec passé au singulier, mais seulement à passez au pluriel, traittois ne rimera pas avec combattoient, arranger ne rimera pas avec changé, aimeroient avec forêt ou raie, courussent avec puce (Footnote: Chalons, Règles de la poésie françoise, p. 141-144.). De manière plus explicite que ses prédécesseurs comme Richelet ou Mourgues, qui hésitent encore à franchir le pas, Chalons reconnaît donc que les contraintes qui régissent la rime en matière de consonnes finales persistent par tradition et en dépit de l’absence de toute exigence phonique. Mais Chalons a parfois aussi l’oreille plus sensible que la règle : il est choqué par la rime désir : loisir, parfaitement régulière au regard de la tradition, parce que, dans son usage, il ne prononce pas l’r final du second terme, et serait réticent à le faire entendre pour harmoniser la rime.
L’Ortographe françoise, dont le Sieur D. B*** donne une seconde édition en 1723, tout en citant Régnier, s’inscrit, en matière de consonnes finales, dans la ligne de Buffier : la liaison s’est complètement imposée. Ainsi, d final ne se prononce qu’en liaison avec le son du t, g final ne se prononce pas si ce n’est dans quelques liaisons (sang, bourg, long), p final ne se prononce pas du tout, l’s final des noms latins (Venus, Bacchus, Momus, Fabius) se prononce « toûjours forte » mais, pour le reste, le français ne connaît que des s de liaison. Pour t final, la troncation n’est pas décrite : à côté des -t ordinaires de liaison, il en existe quelques-uns qui se prononcent dans tous les contextes, et donc aussi devant voyelle (fagot, vingt, prompt, doigt, ingrat, regret, predit, fait, peut, sot, fat, est, ouest, rat, sabat, plat, mot, pot, un lict, pact, contract), mais « l’usage varie sur la pluspart de ces mots, sur tout dans la conversation familiere ». Comme il se doit, -f se prononce, à quelques exceptions près (baillif, apprentif, clef), dans tous les contextes, -l se prononce sauf exception (outil, sourcil, fils, gentil, saoul, toul, cul). Quant à -r, on l’entend dans les monosyllabes et dans les adjectifs en -ier, mais pas dans les substantifs en -ier ou -er (sauf amer, enfer, leger), et « l’R final des verbes en er & en ir ne se prononce point dans la conversation devant les consones : souvent même on la neglige devant les voyelles : mais dans la prononciation soûtenuë il est bon de la faire sentir » (Footnote: D.B, L’ortographe françoise, p. 19-50.).
Voici comment Restaut, dans ses Principes de 1730, introduit ses observations sur la prononciation :
Il y a en françois deux Prononciations différentes : l’une pour les vers & le discours soutenu, & l’autre pour la prose commune & pour le discours ordinaire.
Dans les vers & dans le discours soutenu, c’est-à-dire, dans les discours prononcés en Chaire, au Bareau, ou en d’autres occasions qui demandent de la gravité & de la noblesse, on prononce la plupart des lettres qui sont à la fin des mots, quand les mots suivants commencent par une voyelle ou par une h non aspirée.
Cette Prononciation est si essentielle dans les vers, à l’égard des s qui terminent les noms pluriers, & des t qui se trouvent à la fin des troisiémes personnes muettes du plurier dans les Verbes, que si on ne les y prononçoit pas, le vers manqueroit d’une syllabe, & par conséquent, n’auroit plus de cadence ni d’harmonie : comme il arriveroit dans ces deux vers,
O que d’ecrits obscurs, de livres ignorés,
Furent en ce grand jour de la poudre tirés !
si on n’y prononçoit pas l’s qui est à la fin de livres, & le t qui est à la fin de furent, & que l’on dît de livre ignorés, fure en ce grand jour. (Footnote: Restaut, Principes généraux et raisonnés de la grammaire françoise, p. 312.)
Il est évident que cette règle, systématique pour la diction des vers, touche uniformément les consonnes finales devant voyelle, mais ne concerne en rien les consonnes finales à la pause. Restaut est par ailleurs beaucoup moins friand de liaisons dans « la prose commune & dans le discours ordinaire », où il considérerait comme une « affectation ridicule » de faire trop de liaisons.
Dans son discours familier, il ne connaît plus le mécanisme de la troncation : il ne prononce le d [t], le g [k] finaux qu’en liaison (grand homme, sang & eau) et il exclut même toute liaison dans camp ennemi. Il prononce « mes frere & vos sœurs revienne ensemble » en évitant les deux liaisons qu’on ne manquerait pas de faire dans un discours plus soutenu. Pas plus que ses prédécesseurs, il ne prononce, ailleurs que devant voyelle, l’-r des infinitifs en -er et -ir : convenir ensemble, mais conveni de tout. L’l de il est pour lui strictement une consonne de liaison (il ne se prononce ni à la pause ni devant consonne) ; celui de ils est muet, ce pronom se liant par [z] (Footnote: Restaut, Principes généraux et raisonnés de la grammaire françoise, pp 310-315.).
Dans son Abrégé de versification, qui remonte lui aussi aux années 1730, le même Restaut confirme de manière parfaitement explicite ce qu’il fallait lire entre les lignes chez Mourgues ou Richelet, à savoir qu’on ne prononce pas, à la fin des vers, les consonnes susceptibles de se lier devant voyelle initiale :
Quoique nous ayions dit plus haut qu’il n’étoit pas nécessaire pour la validité de la rime, que les dernieres syllabes des mots s’écrivissent avec les mêmes lettres, & qu’il suffisoit qu’elles produisissent le même son ; il y a néanmoins quelques occasions où l’Orthographe doit s’accorder avec la rime.
I. Un mot terminé par une s, par un x, ou par un z, ne rimeroit pas avec un mot qui ne seroit pas terminé par l’une de ces trois lettres. Ainsi aimable ne rimeroit pas bien avec fables, ni discours avec jour, ni vérité avec vanités, ou méritez, ni genou avec vous ou courroux, ni cheveu avec heureux, &c. Et la rime de ces deux vers est défectueuse,
Oui, vraiment, ce visage est encor fort mettable :
S’il n’est pas des plus beaux, il est des agréables.
Mais il n’est pas nécessaire que les mots dont la rime est terminée par l’une de ces trois lettres, soient du nombre pluriel, ni que ce soit la même lettre qui les termine. Ainsi le discours rimera avec les jours, célestes avec tu détestes, le nez avec vous donnez, vanités avec méritez, vous avec courroux, paix avec jamais, loix avec rois, &c.
II. Quoique l’r ne se prononce pas à la fin des vers, dans les mots terminés en er avec l’é fermé, cependant ils ne doivent rimer qu’avec des mots également terminés en er, comme dans ces deux vers.
Un ennemi si noble a su m’encourager :
Je suis venu chercher la gloire & le danger. […]
IV. Les troisiemes personnes du pluriel des verbes, terminées en ent ou en oient, ne doivent jamais rimer qu’avec d’autres troisiemes personnes de verbes qui aient les mêmes terminaisons. Ainsi ils disent ne rimeroit pas avec marchandise, ni fassent avec surface : mais disent rimeroit bien avec lisent, & fassent avec effacent.
V. Les mots terminés par anc & ang, ne riment ordinairement au singulier qu’avec des mots qui aient l’une ou l’autre terminaison, comme dans ces deux vers,
Remplissez les autels d’offrandes & de sang,
Des victimes vous-même interrogez le flanc.
VI. Quand un mot est terminé terminé par un t, il ne peut rimer qu’avec un mot qui soit aussi terminé par un t ou par un d. Ainsi hazard rimera avec départ, verd avec couvert, nid avec finit, accord avec fort, sourd avec court, &c. comme dans ces deux vers,
Sur l’argent, c’est tout dire, on est déjà d’accord :
Ton beau-pere futur vuide son coffre-fort.
& dans ceux-ci,
Vous voyez quel effroi me trouble & me confond.
Il parle dans mes yeux, il est peint sur mon front. (Footnote: Restaut, Abrégé des règles de la versification, p. 575-576.)
Dans ses Raisonnements de 1737, de Longue, disserte des « repos » dans le vers. Il distingue le repos de « ponctuation » (signe de ponctuation à l’intérieur d’un vers) du repos d’« élocution », ce dernier se subdivisant en repos « certain » (la rime et, peut-être, la césure) du repos « accidentel » (tout autre repos observé à l’intérieur d’un vers en l’absence de signe de ponctuation). Puis il affirme :
Les Lecteurs sensez & les habiles Déclamateurs sentent & nous expriment la différence de ces Repos. Quand c’en est un accidentel, on entend dans leur bouche la Consonne finale, lorsque le mot commence par une Voyelle. Mais cette finale demeure Muette à tout repos de ponctuation, & à tout Repos fixe, lors même qu’une voyele paroît à la tête du vers qui vient immédiatement. (Footnote: de Longue, Raisonnements hazardez, p. 40)
Non seulement, il est pour lui parfaitement clair qu’aucune consonne de liaison ne doit s’entendre à la fin du vers, ce en quoi il est en accord avec tous ses prédécesseurs depuis Martin et Dobert au moins, mais encore il affaiblit considérablement la règle qui veut qu’on fasse toutes les liaisons possibles dans le vers, puisque, si l’on applique son précepte à la lettre, la présence d’une simple marque de ponctuation dispenserait le déclamateur de faire une liaison qui l’enjambe. Sur ce point, il se montre donc étonnamment avant-gardiste.
On conlura par la Construction oratoire, de Batteux (1763), qui traite du discours sous un angle rhétorique et esthétique dans une lettre intitulée « Sur l’harmonie oratoire » :
Toute harmonie est un concert, ou de plusieurs choses qui se suivent avec un certain rapport de liaison, comme quand on fait chanter une seule voix : ou de plusieurs choses qui sont en même tems & qui concertent ensemble, comme quand deux voix chantent, l’une la basse, l’autre le dessus d’un même air. La premiere espèce d’harmonie se nomme chant, ou mélodie dans la musique : la seconde espèce retient le nom du genre, & s’appelle harmonie simplement. Ce sera ainsi qui nous désignerons les deux espèces de concert qui se trouvent dans le langage ; car il y a dans un discours oratoire la mélodie, qui est l’accord des syllabes & des mots qui se succédent & arrivent tour à tour : & il y a aussi l’harmonie qui est l’accord de ces mêmes syllabes & de ces mots avec les choses qu’ils représentent & qu’ils contiennent.
La mélodie dans le discours consiste donc dans la maniere dont les sons simples ou composés sont assortis & liés entr’eux pour former les syllabes, dont les syllabes le sont entr’elles pour former un mot, les mots entr’eux pour former un membre de période, enfin les périodes elles-mêmes pour former ce qu’on appelle le discours. Nous ne parlons ici que des sons considérés comme sons.
Il y a dans cette partie deux excès à éviter : les hiatus, qui se font quand deux voyelles se trouvent vis-à-vis l’une de l’autre & se tranchent, comme dans cette phrase : il a été un tems : ensuite les rencontres & les chocs de consonnes, parce que, n’ayant point de son par elles-mêmes, elles tourmentent l’organe & écrasent la voyelle, comme dans le mot sphinx.
La perfection en ce genre est, comme en morale, dans le milieu. Il faut que les consonnes & les voyelles soient tellement mêlées & assorties, qu’elles se donnent par retour les unes aux autres la consistence & la douceur : que les consonnes, appuient, soutiennent les voyelles, & que les voyelles à leur tour lient & polissent les consonnes.
Ces loix faites pour l’union des lettres dans les syllabes & des syllabes dans un mot, se sont portées sur les mots combinés & assortis entr’eux dans une même phrase. La consonne finale se marie volontiers avec la voyelle initiale du mot suivant, & de même la voyelle finale aime à se reposer & à s’appuyer sur la consonne initiale : d’où résulte une chaîne agréable de sons que rien n’arrête, ni ne trouble, ni ne rompt.
La langue françoise a en ce point quelque avantage sur la latine. Celle-ci ayant la plûpart de ses finales en consonnes, comme il est aisé de s’en assurer en parcourant les déclinaisons des noms, & les conjugaisons des verbes, trouve presque à chaque instant des consonnes qui se choquent entre les mots.
La nôtre au contraire faisant, comme la grecque, presque toutes ses terminaisons sur des voyelles, trouve, quand elle le veut, les moyens d’éviter cet inconvénient. Elle a ses e muets qui se trouvent à la fin d’un grand nombre de ses mots, & qui sortent, ou qui rentrent selon le besoin du mot qui suit : c’est-à-dire, qu’il s’unit à la consonne initiale pour être le lien des deux mots, ou qu’il se perd & se plonge dans la voyelle initiale pour éviter l’hiatus. Il y en a plusieurs exemples dans chacune de nos lignes. Et sa prononciation étant très-légère, il fait une liaison fine & subtile, dont l’agrément fait un des mérites de notre langue. Nous n’avons presque point de consonnes finales. La lettre n devient nazale ou demi voyelle devant une consonne ; & devant une voyelle elle reprend quelquefois son articulation palatiale. Les lettres l, x, z, c ne se prononcent point du tout quand l’initiale suivante est consonne : le b, le d, l’f, le k, l’m, le p, le q, ne se trouvent pas communément à la fin de nos mots : & quand ils s’y trouvent, le caractere & le génie aisé de la langue empêchent presque toujours qu’on ne les prononce, à moins qu’il n’y ait après une voyelle ; de sorte qui nous voyons assez rarement consonne contre consonne, & que la voyelle se trouve presque toujours où l’oreille la demande. (Footnote: Batteux, De La Construction oratoire, p. 235-239.)
Dans les rouages de cette machine bien huilée qu’est l’action oratoire, il n’y a désormais plus aucune place pour la troncation. Le maintien, à la pause, des consonnes finales qui tombent devant consonne initiale, déjà fragile et inconstant au xvie siècle en dépit des efforts des grammairiens pour le valoriser, est irrémédiablement révolu. Mais certaines consonnes ont mieux résisté que d’autres : s final, par exemple, ne s’est maintenu, au delà du premier quart du xviie siècle, que comme un trait régional stigmatisant les Gascons. Il est probable que ceux des t finaux qui suivent une voyelle longue, une nasale ou une liquide aient sombré en même temps que l’-s. Seule a pu résister, jusqu’au début du xviiie siècle mais dans certains usages seulement, la prononciation à la pause de -t (et, probablement aussi de quelques -p) après voyelle brève. Ce vestige de troncation est cautionné par les grammairiens qui l’ont maintenu dans leur usage, mais rares sont ceux qui prétendent en faire une marque de bon usage, et encore moins de discours soutenu. Plus généralement, on admet que les uns le prononcent et les autres le taisent, et qu’il n’y a pas matière à en débattre.
Aux xviie et xviiie siècles, les grammairiens sont très attentifs au discours soutenu, le plus souvent pour légitimer ses écarts au discours ordinaire, souvent aussi pour en restreindre le champ. On se souvient du coup de sang de Vaugelas : « comme si les paroles prononcées en public demandoient vne autre prononciation, que celle qu’elles ont en particulier, & dans le commerce du monde » s’insurge-t-il à propos de ceux qui font entendre, dans la lecture publique, l’r final des infinitifs précédé d’un e ouvert. Il est en tout cas clair que, quelque soit, à l’arrivée, la marge d’écart qui est laissée au discours soutenu et à chacune de ses variétés, c’est aux grammairiens, et non aux rhétoriciens qu’il appartient de l’établir et de la faire respecter (Footnote: Voir à ce propos Chaouche, L’Art du comédien, p. 84-85.). Ceux-ci sont donc tenus en laisse par ceux-là et, même si la tentation de l’emphase peut les pousser à la transgression, la menace du ridicule les contraint à demeurer dans les limites assez étroites de la bienséance.
On doit convenir de ce principe qu’en parlant en public & dans un Discours soûtenu, on doit prononcer beaucoup de mots fortement, qu’on prononce mollement & doucement dans la conversation, & dans le Discours familier ; on prononce St houme, St femme, le-z-houmes, de-z-houmes, Procureu, & ainsi des autres noms atribués à une personne, qui ont le feminin en euse : On pron. cet homme, cette femme, & en prêchant, en haranguant, en recitant des vers. (Footnote: Renaud, Manière de parler, p. 574.)
Ce témoignage de la fin du xviie siècle montre que, bien avant celle des consonnes, c’est au premier chef la dynamique syllabique qui s’affermit dans le discours public : des prononciations « relâchées » comme [stum], [stəfam] [ləzum] pour cet homme, cette femme, les hommes en sont rejetées. Vaudelin prononce [nOt pɛr ki ɛt O sjø] lorsque, au quotidien, il prie Notre père qui êtes aux cieux (Footnote: Vaudelin, Instructions cretiennes, p. 37.). Il est vraisemblable que l’emphase de la chaire exigerait que, en public, on articule distinctement les deux syllabes du possessif, et celles de la forme verbale qui se lierait alors par [z] avec son complément.
Assez spontané, le discours familier connaît, on l’a vu, très peu de liaisons, ce que les grammairiens tentent de formaliser au moyen de la règle du « mot régi ». On a vu que le discours soutenu en réclamait davantage, mais il est certain aussi que seule la diction des vers exige un recours maximal aux consonnes de liaison. Un orateur qui manquerait des liaisons requises par le contexte stylistique, ou qui, au contraire, s’embarrasserait de liaisons superflues apparaîtrait ridicule et serait immédiatement stigmatisé par les grammairiens.
Les modestes vestiges de troncation dont hérite le bon usage du xviie siècle se limitent pratiquement à la consonne -t : depuis les premières décennies du xviie siècle, et pour une proportion importante quoique difficilement quantifiable des locuteurs, -t était déjà devenu une simple consonne de liaison, alors même que d’autres personnes, non moins estimables, continuaient à articuler cette consonne à la pause, mais seulement lorsqu’elle était immédiatement précédée d’une voyelle brève. On sait que les deux usages ont coexisté jusqu’au début du xviiie siècle, mais rien n’indique que l’un des deux ait été reconnu comme plus soutenu que l’autre. Il est beaucoup plus vraisemblable d’admettre que, s’agissant des t finaux, un locuteur donné conservait, en parlant en public, l’usage qui lui était le plus naturel. De plus, il n’existe pas le moindre indice historique qui fasse penser que la troncation se soit maintenue pour d’autres consonnes (par exemples les -s et autres marques du pluriel) dans le seul discours soutenu.
Mais, s’il n’est, fondamentalement, pas plus « tronqueur » que le discours familier, le discours soutenu peut en revanche réclamer, hors liaison, la prononciation de consonnes finales qui seraient muettes dans le discours familier. Toutefois, ces écarts semblent bien se limiter à un nombre déterminé de liquides (-r et -l) qui se prononceront alors non seulement à la pause, mais souvent aussi devant consonne initiale. Sont impliqués, de manière quasiment exhaustive, les infinitifs en -er et en -ir, les mots il et leur, et probablement aussi les noms en -eur qui font leur féminin en -euse. Si les grammairiens reviennent sans cesse à ces exemples précis, sans jamais en donner d’autres, il faut en conclure que l’emphase s’y limitait, et qu’il n’existait pas de tendance plus large voire généralisée à articuler les consonnes finales dans le discours soutenu.
Comment interpréter alors le témoignage fragmentaire et isolé du rhétoricien Bary, qu’on pourrait comprendre comme une incitation à faire sonner, à la pause voire devant consonne, certaines marques du pluriel ? Si l’on adoptait cette interprétation, qui n’est pourtant pas incontestable, il faudrait admettre que certains orateurs se réservaient la liberté d’outrepasser les limites balisées par les grammairiens. Mais de telles transgressions ne pouvaient être tolérables que si elles avaient le statut d’effets rhétoriques exceptionnels, réservés, comme semblent l’indiquer les exemples donnés par Bary, à des exclamations. Si, au cours du xviie siècle, l’articulation des marques du pluriel à la pause avait représenté plus qu’un procédé ponctuel dans la bouche de quelques orateurs, les grammairiens l’auraient immanquablement relevée, que ce soit pour la légitimer ou pour la condamner. Leur complet silence à ce propos suffit à reléguer le procécé en question au rang d’anecdote.
En fait, il faudra attendre 1757 pour que le grammairien Harduin s’exprime sur ce qui, avant lui, était une non-question. Il écrit, à propos des « articulations composées », ces consonnes consécutives comme [nts], qu’on entend en italien dans le mot speranza :
Comme le fréquent retour de cette sorte d’articulations rend certainement la prononciation moins coulante, je n’ai jamais pû goûter la méthode des personnes qui, soit dans le debit d’un discours oratoire, soit dans la déclamation du tragique ou du haut-comique, affectent de prononcer les consonnes finales de certains mots, contre les regles ordinaires de la Grammaire françoise. Cette affectation tombe principalement sur l’s finale des noms, & sur l’r des infinitifs en er, que ceux dont je parle prononcent, non seulement à la fin d’un vers ou d’un membre de phrase, mais encore dans les endroits qui n’admettent aucune suspension, & même lorsque le mot suivant commence par une consonne. Il est sensible que cela augmente considérablement le nombre des articulations composées (a) ; défaut qui ne me paroît point racheté par le prétendu mérite qu’on attribue à cette pratique, de donner plus de dignité & d’énergie à la prononciation. Si l’usage que j’attaque est vicieux dans la déclamation, à plus forte raison une oreille délicate en sera-t-elle blessée dans le chant, où lon doit encore plus s’appliquer à rendre l’articulation douce & facile.
(a) Il n’y a que des articulations simples dans aimer la vie, lorsqu’on prononce aimé la vie ; mais si l’on fait sonner l’r d’aimer, cette r, jointe à l’l du mot la, forme une articulation double. Il n’y a qu’une articulation double dans l’Univers périra, quand l’s d’Univers demeure muette ; mais si on l’articule, on prononce les lettre rsp en un temps ; ce qui triple l’articulation. Dans desirs frivoles, la prononciation de l’s finale du mot desirs fait naître une articulation quadruple, par l’union des consonnes rsfr. (Footnote: Harduin, Remarques diverses, p. 88-89.)
Le caractère très tardif de ce témoignage en réduit malheureusement la portée : il ne nous apprend rien sur des pratiques qui pouvaient avoir cours du temps de Bary ou, de manière plus générale, au xviie siècle et au début du xviiie. Même s’il mentionne, pour mémoire, l’articulation des -r des infinitifs, quant à elle très bien attestée tout au long du xviie siècle, Harduin s’en prend avant tout à une articulation artificielle, à la pause et devant consonne, des marques du pluriel. À ce sujet, il restera le seul grammairien à s’être jamais exprimé. On ne saurait en tous les cas postuler l’existence d’un lien de continuité entre l’éventuelle persistance de mécanismes de troncation (pour ce qui est des s finaux, la liaison s’impose dans l’usage des grammairiens plus d’un siècle avant Harduin et l’improbable survivance de la troncation ne saurait de toute façon rendre compte de l’articulation d’une consonne finale devant consonne initiale) et l’« affectation » qu’il décrit en 1757. On se demande, d’ailleurs, qui il peut bien viser par sa remarque, tant on a l’impression que « ceux » dont il parle correspondent dans son esprit à une personne ou un groupe de personnes parfaitement identifiés et qu’on devrait pouvoir reconnaître. Le témoignage, tout aussi anecdotique, de Le Fuel de Méricourt (1776) caricaturant le grand tragédien Lekain (Footnote: Rougemont, La Déclamation tragique.), nous dépeint le monstre sacré surarticulant les -r, entre autres des infinitifs, aussi bien à la pause que devant consonne (rime « ffrrapppper…rrre… » : « dissssippper..rrre. » ; encor prononcé « encorr…rrre » devant consonne, etc.). Par contre, le seul -s qui soit caricaturé est un s de liaison (« tris..tes…s objets. » : les s finaux à la rime ou devant consonne ne sont nullement soulignés par l’irrévérencieux transcripteur. Si Lekain était tombé dans l’« affectation » que dénonce Harduin, il aurait pourtant été facile de le brocarder pour cela.
Si, comme on vient de le voir, le discours soutenu n’offre qu’une marge pour le moins restreinte aux orateurs en matière d’articulation des consonnes finales à la pause, se pourrait-il que la diction des vers tolère, ou peut-être exige l’articulation plus ou moins systématique de consonnes que les autres formes de discours, même soutenu, n’ont pas retenues ? On sait en tout cas, au vu de l’avis unanime des grammairiens et des théoriciens de l’art poétique, que la logique de la diction poétique exige, à l’intérieur du vers, un nombre maximal de liaisons. Le vers pourrait-il, de manière analogue, se singulariser en matière de consonnes finales à la rime ? À ce propos, les mêmes théoriciens qui prônent la liaison universelle brossent un tableau beaucoup plus flou. D’un côté, le principe de la rime « stricte », c’est-à-dire incluant la consonne finale, continue à être universellement défendu ; de l’autre, aucun théoricien ne s’engage explicitement en faveur d’une prononciation des consonnes à la rime qui outrepasserait l’usage requis par la prose soutenue.
L’observation de Tallemant (1698) peut certes faire dresser l’oreille :
C’est une chose bizarre & particuliére sur tout à la Langue Françoise que la pluspart de mots ont deux differentes prononciations : l’une pour la Prose commune & pour le discours ordinaire, & l’autre pour les Vers, & c’est ce qui cause que peu de personnes sçavent bien lire des Vers, faute de sçavoir cette difference de prononciation. (Footnote: Tallemant, Remarques et décisions, p.105.)
Mais la suite de l’exposé reste centré sur la nécessité de faire presque toutes les les liaisons dans le vers, sans aborder aucunement la rime. L’« autre » prononciation, considérée par Tallemant comme spécifique au vers, ne vaut donc que devant voyelle initiale. Jamais les théoriciens n’encouragent les récitants à faire entendre les rimes, juste parce qu’elles sont rimes, jusqu’à leur dernière consonne. Au contraire, leur réticence à admettre des licences comme la rime « normande » montre qu’ils ne sont pas prêts à accepter sans autre forme de procès des prononciations artificielles. Girard ne constate-t-il pas que « notre Langue a ce caractere particuliér & comode de n’admettre aucune diférance entre la Prose & la Poésie, & d’être dàns la bouche dés Prédicateurs toute semblable à ce qu’elle est dàns le discours familiér dés honêtes gens » (Footnote: Girard, Ortografe, p. 113 et 114. Cette remarque, d’ordre général, ne porte pas spécifiquement sur la prononciation des consonnes.)?
Le fait est, en tout cas, que la rime est, de nos jours, souvent mal comprise. Comme l’a récemment relevé Michel Murat, elle est « restée bloquée dans une analyse formelle, sans perspective historique, dissociée à la fois du vers et des superstructures : bref, le dernier chapitre des manuels de versification » (Footnote: Murat et Dangel, Poétique de la rime, p. 7). De plus, comme elle est largement délaissée aujourd’hui par les poètes et autres paroliers, les insuffisances de la théorie ne sont plus compensées par le métier des praticiens. Voyons à ce propos la définition indigente qu’en donnent de concert un dictionnaire de poétique réputé et un abrégé de versification récent :
Homophonie (identité des sons) de la dernière voyelle accentuée du vers, ainsi que des phonèmes qui, éventuellement, la suivent. (Footnote: Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, entrée « Rime ». Aquien, La Versification, p. 41.)
En la restreignant à une « homophonie », autrement dit à une identité de phonèmes, cette définition voudrait faire de la rime une modeste succursale de la phonologie. Malheureusement, le seul fait qu’un mot ne rime pas avec lui-même, ou qu’on puisse critiquer le fait de rimer le simple avec un composé pourtant parfaitement homophone, suffit à rendre caduque une telle définition dans laquelle l’histoire, l’esthétique, le jugement des poètes et des critiques aussi bien que la question graphique sont complètement occultés : elle est désespérément incapable d’intégrer la moindre licence ou, plus grave encore, le fait que ce qui sonne « de même » mais s’écrit « autrement » ne rime pas dans tous les cas. Elle oublie aussi le fait qu’une rime doit être « rendue », c’est-à-dire prononcée par un orateur qui, éventuellement, ne vit ni au même endroit ni en même temps que le poète. Pour espérer faire mieux, il faut se rendre à l’évidence que, loin d’être une simple figure sonore immédiatement soumise aux lois de la phonologie, la rime est une institution à part entière qui doit être étudiée pour elle-même dans toute sa complexité.
À la lumière des écrits sur le vers qui, depuis La Noue, jalonnent les xviie et xviiie siècles, il devrait être possible de doter cette institution d’une définition qui, tout en prenant en compte son épaisseur historique, reste pleinement opératoire. On dira donc que, à chaque instant de l’histoire, la rime est :
un système évolutif d’équivalences conventionnelles,
fondé sur un ou plusieurs états de langue révolus,
conditionné et transmis par une tradition écrite,
et se réalisant sous la forme d’une identité phonique de fin de vers,
tout en violant le moins possible la phonétique d’un état de langue contemporain.
Le caractère conventionnel voire arbitraire de l’institution « rime » est, par exemple, énoncé on ne peut plus clairement chez Boindin, dont les écrits remontent au début du xviiie siècle :
Cela posé, examinons maintenant si la rime prise séparément, & considérée en elle-même peut être une cause réelle & Physique de plaisir. Mais premiérement, si le retour des mêmes sons, si les mêmes désinances étoient une causes [sic] réelle de plaisir, ce plaisir se feroit sentir dans la prose comme dans les vers, & dans les vers grecs & latins, comme dans les vers françois ; & c’est ce qui n’arrive pas, car non seulement la rime n’y fait point de plaisir, mais on peut dire même qu’elle y est insupportable. D’où vient cette différence ? Avons nous une autre oreille pour la prose que pour les vers, & pour les vers grecs & latins que pour les vers françois ? On n’en peut donner d’autre raison, si ce n’est que la rime dans la prose est une marque de négligence, & que dans les vers elle est un effet de l’art. Mais c’est justement ce qui prouve que le plaisir qui en résulte, n’est point un plaisir réel & Physique, mais un plaisir de convention & purement arbitraire.
Secondement, rien n’est plus vague que les régles que l’on se prescrit sur la rime, ni moins conséquent que l’usage qu’on en fait. Car je voudrois bien qu’on m’aprît si la rime est faite pour les yeux ou pour l’oreille ? si les voyelles longue & les voyelles bréves riment ensemble ? & si l’on peut faire rimer une diftongue avec la derniére des deux voyelles dont elle est composée ? On ne sauroit là-dessus éviter de tomber en contradiction. Car si c’est aux yeux à juger de la rime, pourquoi en employe-t-on une infinité qui ne sont bonnes que pour l’oreille, & qui ne riment point aux yeux, comme être &paroître, naître & connoître ? & si c’est à l’oreille d’en juger, pourquoi fait-on difficulté d’en employer un grand nombre d’autres qui sont parfaites pour l’oreille, uniquement parce qu’elles ne riment point aux yeux, comme j’aimois & jamais, ferois & forêt ? Si les voyelles longues riment avec les bréves, pourquoi n’ose-t-on faire rimer tache & tâche, jeune & jeûne ? & si elles ne riment pas, pourquoi employe-t-on sans scrupule celles de trace & grâces, Grèce & presse ? (Footnote: Boindin, Œuvres, II, p. 93-95.)
De telles interrogations sont déjà présentes un siècle plus tôt chez La Noue. Lui qui, contrairement à certains de ces contemporains et à la plupart de ses successeurs, prononçait spontanément beaucoup de consonnes finales à la pause n’a bien sûr pas besoin d’appeler à la rescousse la tradition graphique pour étayer le principe de la rime « stricte ». Il n’empêche qu’il se heurte ici ou là à ce qu’on peut considérer comme une contrainte graphique, ou alors comme une résistance de la tradition. Ainsi remarque-t-il que les formes verbales en -oyent de l’imparfait et du conditionnel, comme donnoyent, tout en se prononçant exactement de la même manière que les mots en -oist, comme cognoist (c’est-à-dire comme des rimes masculines en [wɛ] long + [t]), ne peuvent rimer avec eux pour des raisons graphiques :
Quant à leur rime, on ne les peut aparier qu’entre eux auec ceste orthographe extrauagante, car encore que Donnoyent & cognoist ayent vne mesme pronontiation, la dissimilitude de leur escriture fait perdre cœur de les apparier, s’il y auoit pourtant quelqu’vn assez hardi de commencer, peut estre que ce le ne seroit long temps trouué estrange : car la rime en est fort bonne & se pourroit assembler sans licence. Que si on ne veut escrire comme on parle, qu’on ne trouue mauuais l’assemblage de mots de mesme pronontiation, quoy qu’ilz soyent differemment escrits : veu que la bonne ou mauuaize rime se discerne de l’oreille estant proferée, & non de l’œil, pour la similitude qu’elle oyt sur le papier en l’escriture. Si donc celuy qui verra escrit,
Ceux qui tant de bien luy donnoyent
Maintenant il les mescognoist
trouue ceste rime mauuaise contre l’opinion de ceux qui luy orront prononcer, qu’il la baille à lire à vn autre pour en iuger, & son ouye luy fera trouuer bon ce que la veuë (incapable iuge de tel procés) lui faizoit reprouuer. (Footnote: La Noue, Dictionnaire, p. 441.)
Il aura beau appeler à la raison, invoquer l’oreille, vilipender l’œil et l’incohérence de la graphie, batailler contre l’inertie de la tradition, il ne prend pas le risque d’une révolution et se borne à espérer que, avec le temps, de plus courageux que lui combleront ses vœux.
Mourgues, dans son édition de 1724, adopte le point de vue de l’orateur pour rendre compte de la tension inhérente à la rime, écartelée qu’elle est entre la tradition (et donc le passé), et l’usage présent :
La Rime peut fixer la prononciation de certains mots, ou justifier la liberté de les prononcer de plus d’une maniere. (Footnote: Mourgues, Traité 1724, p. 74.)
Selon cette logique, déjà bien présente dans dictionnaire de La Noue mais jamais auparavant explicitée aussi clairement, une rime liciencieuse du type chauffer : enfer n’est pas, comme l’ont voulu certains auteurs du xixe siècle, une rime « pour l’œil » qu’il serait vain de vouloir rendre oralement. Ce n’est pas non plus une rime « pour l’oreille » dont on pourrait déduire que, de manière générale, les finales des mots concernés sont homophones dans le bon usage du temps. Il faut plutôt la considérer comme une licence, une rime « pour la bouche » (Footnote: Bettens, Consonnes finales à la pause ou devant voyelle.) qui implique, de la part de l’orateur, un effort conscient d’harmonisation, effort qui s’exerce en tension avec l’usage courant. Mais il ne peut être question de généraliser cet effort en uniformisant la prononciation des mots concernés par une rime licencieuse ou archaïque voire scabreuse, ce qui aurait pour effet de découpler la diction poétique de l’usage ordinaire : dans les lieux où la tension n’existe pas, c’est la prononciation la plus « normale » qui prévaut, ainsi que l’explique fort bien Mourgues à propos des deux prononciations de la « diphtongue » oi :
Mais ce qui paroîtra plus singulier, c’est que quoique dans le langage ordinaire le son de cette diphtongue oi se raporte parfaitement à celui de la diphtongue ai pour le regarde des Verbes, & que l’on prononce j’aimois, j’aimerois, comme si l’on écrivoit j’aimais, j’aimerais : toutefois quand ces termes sont employez pour Rimes, nos Poëtes les prononcent encore comme l’on faisoit du temps que l’on ecrivoit j’amoye, j’aymeroye : je veux dire qu’ils font rimer j’aymois, par exemple, avec mois, j’aymerois avec Rois ; donnant constamment à cette syllabe ois le même son dans les Verbes & dans les Noms. Et par ce que ceux qui ne lisent pas de Vers auroient quelque peine à se le persuader, j’en veux raporter des exemples. (Footnote: Mourgues, Traité 1724, p. 47-48.)
Souvent en porte-à-faux entre tradition et modernité, la rime pose donc des problèmes à ceux qui disent les vers. Ainsi par exemple, dans :
J’ai quelqu’affaire ailleurs, & si je n’en avois,
Je m’acquitterois mieux de ce que je vous dois. (Footnote: Mourgues, Traité 1724, p. 48.)
la rime avec dois, selon la logique de Mourgues, force (ou ressuscite) la prononciation archaïque de avois ([vwɛ]) alors que, en dehors de la rime, acquitterois peut garder sa prononciation la plus ordinaire ([rɛ]). Il existe donc bien, en matière de diction des vers, une loi du « moindre écart » qui veut qu’on se conforme le mieux possible à la prononciation la plus usuelle, à moins qu’une rime, exigeant localement une homophonie parfaite, ne force, pour une fois, à s’en écarter. Il peut exister un point de rupture, après lequel de telles rimes en porte-à-faux ne sont plus acceptables : Restaut, quant à lui, considère déjà comme « défectueuse » la rime reconnois [nɛ] : à la fois [fwɛ] (Footnote: Restaut, Abrégé des règles de la versification, p. 569.). On ne sait malheureusement pas quelle prononciation il adopte lorsqu’il doit néanmoins la réciter !
On analysera de même une rime du type Vénus : venus. Comme, au xviie siècle, l’usage ordinaire requiert de faire sonner dans tous les contextes l’-s des noms latins et que, parallèlement, les marques du pluriel ne sont plus articulées à la pause, cette rime traditionnelle, régulière selon l’ancienne logique de la troncation, est devenue délicate. L’orateur devra donc forcer l’homophonie : ou bien il décidera de ne pas articuler la consonne finale du prénom, ou bien, plus vraisemblablement, il articulera « un peu » les deux -s finaux. La loi du moindre écart empêche bien sûr qu’il fasse subir le même traitement à la rime tenus : venus que rien n’autorise à s’écarter de l’usage ordinaire, c’est-à-dire de [t/vənyː].
Le traitement, à la rime, des formes avec -s « analogique » facultatif, donne une bonne idée des compromis graphiques qui étaient accessibles aux poètes, ainsi que de leurs limites. A la différence des deuxièmes personnes, les premières personnes du singulier latines (et les impératifs singuliers) ne se terminent jamais en -s ; il faut donc considérer comme non étymologiques des formes comme je fais, je dis, fais !, c’est-à-dire comme des variantes secondaires des formes ancestrales (je) fay, je di. Du fait de l’apparition relativement tardive des formes analogiques, leurs s finaux n’ont probablement jamais été prononcés à la pause, même par les locuteurs qui pratiquaient encore la la troncation. C’est le cas de La Noue pour qui, par exemple, dis, à la première personne, doit se prononcer « sans S » (Footnote: La Noue, Dictionnaire, p. 355.). Lorsque les autres s finaux du français cessent définitivement d’être soumis au régime de la troncation, les poètes héritent de deux formes graphiquement différentes, mais homophones en particulier à la pause, la première sans et la seconde avec -s, qu’ils ne se gêneront pas d’utiliser l’une et l’autre en fonction des besoins de la rime. Mais cette liberté restera en principe limitée aux seuls s analogiques (une timide extension aux deuxièmes personnes du singulier, au début du xviie siècle, gardera le caractère d’une licence incompatible avec le style élevé). Voici comment Restaut rend compte de cette pratique :
On retranche souvent dans les vers, l’s finale de la premiere personne du singulier du présent de l’indicatif & de la seconde de l’impératif de quelques verbes des trois dernieres conjugaisons, principalement de ceux qui ont ces personnes terminées en ois & en is. Et cette licence servira à confirmer que l’usage d’écrire en prose quelques-unes de ces mêmes personnes sans s, a été vraisemblablement introduit par les poëtes qui y laissent ou retranchent l’s finale, selon qu’elle leur est nécessaire ou non, pour la liaison de mots, ou pour la justesse de la rime.
Il semble qu’on ne peut mieux le prouver, qu’en faisant voir par des exemples, que pour observer des regles indispensables de la versification, un poëte emploie avec l’s finale, un verbe qu’un autre emploie sans s, & que souvent le même auteur admet ou n’admet pas l’s dans le même verbe. Ainsi M. Despreaux qui écrit crois avec une s, pour le faire rimer avec doigts, dans ces deux vers,
Mais moi qui dans le fond fais bien ce que j’en crois,
Qui compte tous les jours vos défauts par mes doigts.
l’écrit sans s dans ceux-ci, pour le faire mimer avec moi.
En les blâmant enfin, j’ai dit ce que j’en croi,
Et tel qui me reprend en pense autant que moi.
Racine écrit vois avec une s, pour le faire rimer avec fois, dans ces deux vers,
Depuis cinq ans entiers, chaque jour je la vois,
Et crois toujours la voir pour la premiere fois.
& sans s dans ceux-ci, pour le faire rimer avec moi,
Vous ne repondez point ? Perfide, je le voi,
Tu comptes les moments que tu perds avec moi.
Moliere écrit je dis avec une s, pour lire avec la voyelle suivante dans ce vers,
Je te le dis encor, je saurai m’en vanger.
& sans r dans ceux-ci pour le faire rimer avec étourdi,
Un brouillon, une bête, un brusque, un étourdi,
Que fais-je ? un… cent fois plus encor que je ne di.
Je sais est employé avec une s dans les vers suivants,
Je ne sais où je vais, je ne sais où je suis. Rac.
Je sais où je lui dois trouver des défenseurs. Id.
Je sais où gît le lievre, & ne puis sans travail,
Fournir en un moment d’hommes & d’attirail.
il est employé sans s sans ceux-ci, pour rimer avec blessé,
Monsieur, ce galant homme a le cerveau blessé.
Ne le savez-vous pas ? - Je sai ce que je sai. Mol.
Dois avec une s,
Apprends-moi si je dois ou me taire ou parler. Desp.
J’ignore, dites-vous, de quelle humeur il est,
Et dois auparavant consulter, s’il vous plaît. Mol.
Doi sans s,
Sans parents, sans amis, sans espoir que sur moi
Je puis perdre son fils, peut-être je le doi. Rac.
Celle-ci peut-être aura de quoi
Te plaire. Accepte la pour celle que je doi. Mol.
Reçois avec une s,
Je reçois à ce prix l’amitié d’Alexandre. Rac.
Reçoi sans s,
Je ne puis t’exprimer l’aise que j’en reçoi.
Et que me diriez-vous, Monsieur, si c’étoit moi ? Mol.
J’averti & je frémi sans s,
Visir, songez à vous, je vous en averti,
Et sans compter sur moi, prenez vortre parti. Rac.
Ah ! bons Dieux, je frémi.
Pandolfe qui revient ! fut-il bien endormi ! Mol.
Moliere a poussé la licence encore plus loin, puisqu’il a retranché l’s du prétérit je vis dans ces deux vers,
Hélas ! si vous saviez comme il étoit ravi,
Comme il perdit son mal, sitôt que je le vi.
Ce peu d’exemples suffira pour donner lieu de juger que ce retranchement de l’s est une licence poétique, & qu’il est plus régulier, comme nous avons dit, de ne pas l’admettre dans la prose. (Footnote: Restaut, Abrégé des règles de la versification, p. 581-582.)
Ce que Restaut décrit comme une licence est bel et bien un accommodement de nature strictement graphique : on sait en effet que, pour sa part, il n’aurait prononcé aucun de ces s finaux à la rime. L’interprétation qu’il en donne est, de plus, un contresens historique : il considère comme première la forme avec -s et comme dérivée la forme étymologique sans -s, admettant que celle-ci résulte d’un « retranchement » de la consonne finale de celle-là. Dans un traité récent, Nicole Rouillé, parlant, à propos de l’usage de ladite forme étymologique à la rime, de consonnes « délibérément retranchées », semble bien victime de la même illusion que Restaut. Dans le même ordre d’idées, Rouillé semble croire que La Fontaine, écrivant la fourmis pour rimer à petits, dote artificiellement l’insecte d’un appendice consonantique auquel il n’a pas droit et que, paradoxalement, l’orateur devrait à tout prix faire siffler. Fourmis (au singulier) est pourtant une forme ancienne, très bien attestée au Moyen Âge, et qui figure encore dans le dictionnaire de rimes de Fremont D’Ablancourt. En tout état de cause, on ne saurait tirer de ces compromis graphiques quelque renseignement que ce soit sur la prononciation des consonnes finales à la rime. Ils ne nous apprennent qu’une chose : que les poètes concernés se soumettent, par convention, au principe graphique de la rime « stricte » (Footnote: Rouillé, Le beau Parler françois, p. 106-107.).
En somme, c’est bien la tradition écrite qui, de manière beaucoup plus stable que ne pourrait le faire la phonologie d’une langue en perpétuelle évolution, assure la pérennité de l’institution « rime » et fixe durablement la marge de liberté des poètes. La rime « stricte » étant instituée par convention, il n’a jamais été nécessaire qu’elle se double d’une prononciation artificielle des consonnes finales dont le rôle aurait été de justifier, en les faisant entendre, les règles les plus restrictives auxquelles elle soumettaient les poètes. Cependant, à chaque génération se pose la question du rendu sonore de telle ou telle rime traditionnelle qui entre en tension avec l’usage le mieux adapté à la prose soutenue. La réponse donnée par les divers témoignages à disposition est à chaque fois la même : il faut harmoniser les rimes scabreuses tout en s’écartant le moins possible de l’usage prosaïque. Tiraillé entre deux exigences parfois contradictoires, l’orateur n’a donc guère le choix. Il doit bien sûr faire les compromis nécessaires pour que, dans sa bouche, toutes les rimes soient homophones, mais il est exclu pour lui d’adopter gratuitement, par pur esprit de système ou par simple fantaisie, des prononciations qui seraient choquantes en prose. Lorsque la tension devient insupportable, les poètes tendent à éviter les rimes litigieuses, mais les poèmes du passé demeurent.
On a vu que la graphie de Baïf ne permet pas de connaître sa pratique personnelle en matière de consonnes finales, et encore moins d’éventuelles particularités liées au chant. La position de Mersenne sur les consonnes finales se résume à une remarque qu’il fait incidemment alors qu’il cherche à démontrer que les syllabes féminines (et pucelles) sont prosodiquement brèves :
Or la premiere regle sert pour e, lequel est tousiours bref, quoy qu’il soit dans la 2. & dans la 3. personne pluriere des Verbes, & quelque position qui s’y rencontre, comme l’on void en ces exemples tu parles, ils parlent trop, & dans ce distique mesuré.
Ses yeux chastes rians sont traits qui forcent la raison,
Et ses afables devis chaines liantes d’amour.
C’est pourquoy l’on pourroit escrire la fin de ces mots sans u [lire n], s et t en ioignant vn petit trait apres pour signifier qu’ils sont absens, par exemple, force-la raison, pour forcent, &c. mais il suffit de sçauoir que ces syllabes sont tousiours briefues : & puis cette syllabe se doit prononcer, car l’on ne dit pas pourquoy force-ils, mais pourquoy forcent-ils la raison. L’on seroit peut estre mieux fondé d’escrire ces pluriers sans n, parce qu’elle ne s’entend pas, & que forcent se prononcent comme forcet, dont la derniere syllabe cet se prononce comme quand on impose silence par le sifflement cet. (Footnote: Mersenne, Embellissement des chants, p. 381, in Harmonie universelle, vol. 2 du fac-similé.)
Il est probable que, quand il se dit à lui-même « forcent-ils », Mersenne n’articule pas distinctement l’e féminin, mais compense sa durée en prolongeant l’s avant de lier le t : [fOrsːti], ce lui fait penser au sssst ! qui demande le silence à une assemblée. Pour autant, on ne sait pas s’il articulerait aussi le -t de forcent à la pause.
Tout en reconnaissant que la prononciation reste « l’affaire des Grammairiens », Bacilly, dans un passage célèbre (Footnote: Bacilly, Remarques, p. 248.), rappelle avec brio qu’on ne chante pas « comme on parle », mais bien comme on parle « en public », rattachant sans ambiguïté le chant à l’art oratoire. Il se trouve à une articulation importante de son exposé : après avoir consacré la première moitié de son traité aux aspects vocaux et musicaux du chant, il aborde enfin ce qu’il appelle « l’application du chant aux paroles », ce qui le conduit à examiner successivement la prononciation et la « quantité » des syllabes, autrement dit la prosodie. Procédant du général au particulier, il s’intéresse tout d’abord (chapitre I) au « langage du chant en general », esquissant une comparaison entre chants latin, français, italien et espagnol, ce qui lui permet, au chapitre II, d’aborder, sur un plan général avant d’entrer dans les détails, la « prononciation en general », à savoir celle du français chanté.
Il n’est pas anodin que, dans ce chapitre introductif destiné à mettre en évidence aussi bien la parenté du chant avec le discours soutenu que l’écart séparant celui-ci du discours familier, Bacilly ne dise pas un mot des consonnes finales à la pause. Ainsi reprend-il en premier lieu ceux qui pourraient laisser glisser le chant vers la prononciation familière :
Premierement, il faut que ceux qui auancent cette Proposition demeurent d’accord, qu’il y a vne Prononciation dans le Langage familier qui retranche des Lettres, & pour ainsi dire des syllabes entieres par vn vsage de longue-main, qui pourroit mesme passer pour vn abus, comme les s au pluriel des noms que l’on joint par vne élision auec la voyelle suiuante, comme si c’estoit des singuliers, en disant, Les Homm’ ont vn auantage par dessus les Best’ en ce que, &c. au lieu de prononcer l’s, & dire, Les Hommes ont vn auantage pardessus les Betes en ce que, &c. (Footnote: Bacilly, Remarques, p. 250.)
L’erreur la plus grave qu’on puisse commettre en matière de prononciation chantée est donc celle même que dénoncent unanimement les grammairiens et les théoriciens du vers, et qui conduirait à amputer les vers de certaines syllabes en élidant les syllabes pucelles, autrement dit les syllabes féminines ponctuées d’un -s ou d’un -nt. En comparaison, l’erreur qui consisterait à taire d’« autres s, qui n’empeschent point la Mesure des Vers » en prononçant, par exemple, faison un effort pour faisons un effort ou Ie per aussi pour Ie pers aussi, même s’il la dénonce aussi, apparaîtrait presque excusable.
En second lieu, et plutôt que d’aborder la question, beaucoup moins consensuelle, des consonnes finales à la pause, Bacilly s’attache à distinguer la « déclamation », à laquelle il rattache le chant, de la « simple récitation » qui consisterait certes à faire entendre toutes les syllabes d’un vers, mais d’une manière monotone et scolaire :
Mais i’ay bien voulu dire cecy en passant, pour montrer que le Langage familier, & celui du Chant, sont bien differens, mesme à l’égard de la simple Prononciation, car pour ce qui regarde celle qui se fait auec poids, ie veux dire auec la force necessaire à l’expression du sens des Paroles, il y a encore vne tres-grande difference de celle que l’on practique dans le commun Langage, où l’on ne fait point de distinction des mesmes Lettres, ie veux dire d’vne r avec une autre r, d’vn a auec un autre a, & ainsi du reste ; au lieu que dans le Chant qui est vne espece de Declamation, il y a bien de la difference d’vne m, ou d’vne r, à vne autre pour faire valoir les Paroles, & leur donner la fermeté & la vigueur qui fait que le Chant en a plus de variété, & n’ennuie point à la longue, comme feroit celuy qui reciteroit simplement des Vers sur le Theatre, au lieu de les declamer. (Footnote: Bacilly, Remarques, p. 253-254.)
Voilà qui ouvre la voie, d’une part aux renforcements expressifs de consonnes, d’autre part à l’expression de la « quantité » des syllabes, qui sont les deux piliers de la seconde moitié du traité.
Ayant survolé les voyelles, en général puis en particulier, Bacilly aborde enfin les consonnes en général, annonçant qu’il traitera, entre autres, « des finales qui se prononcent auec fermeté, & de celles qui se prononcent legerement, ou point du tout » (Footnote: Bacilly, Remarques, p. 289.). On remarque que, entre un peu, beaucoup et pas du tout, il connaît au moins trois degrés différents de prononciation pour une consonne finale. Les trois seules consonnes auxquelles il consacre un sous-chapitre spécifique sont r, l, et n. Ce sont celles qui l’intéressent le plus car, entre force et douceur, elles offrent une palette étendue à l’orateur et au chanteur. La fin du chapitre r rend compte de la position de Bacilly dans la controverse, vive depuis Vaugelas, sur les -r des infinitifs en -er et -ir :
Pour ce qui est de l’r finale, il y a bien de la dispute parmy ceux qui chantent prinicipalement pour les r des infinitifs des Verbes, soit en er, ou en ir, comme aimer, dormir, donner, souffrir, &c. Mille Gens qui confondent le fort & le rude, le doux & le fade, veulent absolument supprimer ces sortes d’r, & se fondent sur ce que dans le langage familier on ne les prononce en aucune maniere, à moins que dans le Parisien vulgaire pour les infinitifs en ir, sortir, mourir, ou dans le Normand pour les verbes qui se terminent en er, comme manger, quitter. D’autres veulent absolument qu’on les prononce en toutes rencontres, & d’autres que l’on y garde de certaines mesures.
Ie suis de l’auis de ceux-cy, & je pretens que c’est vne erreur, de vouloir entierement supprimer l’r, sans laquelle non seulement la Declamation est fade & sans force, mais encore le sens en est équiuoque, comme par exemple […] si l’on ne prononçoit l’r de celer, on pourroit prendre l’vn pour l’autre, c’est à dire vn bien de celé, au lieu de vn bien de celer […] Aussi est-ce vne erreur de vouloir prononcer l’r auec force dans les infinitifs des verbes, lors que la Chanson n’en vaut pas la peine, comme il peut arriuer dans les Vaudeuilles, & il faut en ce rencontre vser de prudence, & se tenir dans vne certaine mediocrité, & vn milieu qui fasse que la Prononciation ne soit ny trop rude ny trop fade.
Mais ie soûtiens qu’il y a des endroits ou l’r finale des verbes se doit prononcer auec autant de force d’expression qu’aux autres r dont i’ay parlé cy-deuant, moyennant que cette r ne soit pas suivie d’un mot qui commence par vne Voyelle, en quel cas l’r se prononce comme les autres cy-dessus mentionnés qui se trouuent entre deux Voyelles ; ce qui ne se fait pas dans le langage familier, où l’on supprime entierement l’r finale des verbes, quoy qu’il suiue vne Voyelle […].
Pour conclusion, il est toûjours plus seur de prononcer l’r finale des verbes, que de la supprimer. (Footnote: Bacilly, Remarques, p. 295-297.)
On est donc très loin d’une règle absolue qu’il faudrait appliquer systématiquement. C’est au contraire le chanteur qui, en dernier recours, décide de prononcer ou non, et avec plus ou moins de force, l’ -r d’un infinitif donné. Parmi les facteurs qui peuvent guider son choix, on trouve l’intelligibilité du texte, le style de l’air et, de manière ultime, le bon goût. On note aussi que l’articulation de ces -r n’est pas réservée à la pause, mais qu’elle intervient aussi devant consonne, où elle se prête à des renforcements expressifs et devant voyelle, où elle a la fonction d’une simple consonne de liaison. En somme, la position de Bacilly est assez proche de celle de Hindret. Elle rejoint aussi celle de Mourgues, en cela qu’il faut parfois prononcer un r « quand ce ne seroit que pour la rime », par exemple lorsque berger, dont l’r final ne se prononce souvent pas dans le discours familier, doit rimer avec leger, dont Bacilly semble moins enclin à laisser tomber la finale.
S’agissant d’l final, on n’est guère surpris d’apprendre que « il n’y a que le monosyllabe il qui fasse naistre quelque doute, sçauoir si en chantant on en doit faire sonner l’l, lors qu’il suit vne Consonne, ce qui ne se fait point dans le langage familier » (Footnote: Bacilly, Remarques, p. 299.). Bacilly est donc complètement en phase avec les grammairiens qui décrivent le discours soutenu. Quant à savoir s’il faut prononcer ce -l devant consonne en chantant, Bacilly donne essentiellement la même réponse que pour -r, à savoir qu’il est le plus souvent préférable de le faire entendre, en particulier pour éviter l’équivoque qu’il/qui, à moins qu’on ne se trouve dans un chant qui n’en vaut point la peine, parce que trop léger.
Outre qu’il procède du général au particulier, Bacilly, en bon pédagogue, tend à organiser son discours du plus élémentaire au plus difficile, et aussi du plus consensuel au plus controversé. S’il réserve pour la fin son chapitre consacré à la prononciation des consonnes finales, et qu’il le place en particulier après celui consacré aux renforcements expressifs (ou « suspension des consonnes »), cela peut signifier que le sujet est des plus ardus pour l’élève, et des plus périlleux pour le maître. Ce n’est donc probablement pas un hasard si l’entrée en matière est précautionneuse :
Commençons par l’s finale, & faisons remarquer autant que faire se pourra, les abus qui se commettent dans la prononciation de cette Consonne, se rapportant toûjours au jugement de celuy qui a le bon goust.
Il ne faut point prononcer l’s finale sans necessité (quand je dis l’s, je parle aussi de l’x et du z, lors qu’ils ont la mesme prononciation) comme pour distinguer le singulier d’auec le pluriel en certains rencontres ; pour éuiter la cacophonie ; pour faire mieux entendre les Paroles, sans quoy elles seroient équiuoques, qui est la raison la plus essentielle ; ou parce qu’il suit vn mot qui commence par vne Voyelle, & autres semblables raisons, dont le bon goust doit estre juge. (Footnote: Bacilly, Remarques, p. 312-313.)
Il n’y a ici nulle règle générale qui prescrive de prononcer plus ou moins systématiquement telle consonne finale dans tel contexte, mais plutôt l’appel récurrent au bon goût qui montre bien qu’on s’apprête à quitter le domaine rassurant de la grammaire, et aussi celui du discours soutenu en général, pour se plonger dans celui du chant. Comme pour se rassurer, Bacilly revient ensuite sur les deux exemples qu’il donnait déjà dans le chapitre initial (faisons un effort et Ie pers aussi) et qui ne sont sujets à aucune controverse puisque décrivant des liaisons obligatoires en poésie. Ce n’est qu’ensuite qu’il se lance dans une accumulations d’exemples particuliers, touchant les -s/z/x finaux, à propos desquels on retiendra (Footnote: Bacilly, Remarques, p. 314-322.) :
Qu’il est souvent nécessaire de prononcer l’s à la pause (soit à la césure, à la rime et lors de toute reprise d’haleine), en particulier lorsqu’il pourrait y avoir équivoque, par exemple entre singulier et pluriel, et à condition que la mesure ne soit pas trop rapide.
que le mot toujours est un cas très particulier, dont les deux consonnes finales tombent, y compris dans le chant, devant consonne et devant voyelle (à moins qu’une rime avec amours ou courts n’en décide autrement), et qui se lie par [r] dans le langage familier mais par [z] (sans prononcer l’r) dans le chant, et que les mot bergers et rochers suivent à peu près la même loi.
A propos de t final, « il n’y a rien de particulier, & l’on suit la prononciation qui est receuë dans le François ordinaire, si ce n’est lors qu’il suit vne r, dans les mots de sort, mort, tard (où le d se prononce comme vn t) et que le mot suiuant commence par vne Voyelle, car en ce cas il faut faire sonner le t » (Footnote: Bacilly, Remarques, p. 322.). On se retrouve en phase avec les grammairiens, ce d’autant plus qu’on apprend encore que Bacilly prononce le -t de bruit et droit lorsqu’il reprend haleine mais ne prononce qu’en liaison celui de content, constamment : on est dans le cas, abondamment documenté, où un vestige de troncation subsiste lorsque t final suit une voyelle brève.
En somme, l’enseignement de Bacilly en matière de consonnes finales ne fait émerger aucune règle générale, aucun système. Il associe en revanche trois traits bien distincts qui, tous, peuvent entraîner la prononciation, à la pause, de consonnes ordinairement muettes :
L’articulation, dans tous les contextes, de certains r finaux ainsi que du l du pronom il, qui correspond à un trait distinguant, de manière abondamment attestée, mais parfois aussi contestée, le discours soutenu en général.
Un vestige de troncation de t final après voyelle brève, qui n’a rien de particulièrement soutenu, mais se rattache à la variété de discours familier que, vraisemblablement (Footnote: Tout comme l’a relevé Morin, Liaison et enchaînement, p. 308, il n’est pas possible de connaître avec certitude la prononciation de Bacilly dans son discours ordinaire.), pratique Bacilly et que défendront encore certains grammairiens du début du xviiie siècle.
Un traitement des s finaux qui, tout en étant conditionné par des facteurs esthétiques, lié au débit ou au souci d’éviter l’équivoque, ressemble à un vestige de troncation (les s en question tombent lorsque, en l’absence de pause, ils précèdent directement une consonne). Ce traitement ne se rattache cependant ni à l’usage spontané de Bacilly (pour autant qu’on puisse le connaître), ni à un usage qui, à cette époque, serait considéré comme « bon » dans le discours familier, ni même à un trait reconnu par ailleurs pour distinguer le discours soutenu. Le mieux est donc de l’interpréter comme un « bacillisme » (Footnote: A propos des « bacillismes » en matière de prosodie, voyez Bettens, Chant, grammaire et prosodie.), c’est-à-dire un trait stylistique appartenant à l’ « école » de chant de Bacilly, et n’engageant que le maître et ceux de ses disciples qui suivraient ses préceptes. Peut-être s’agit-il du souvenir d’un usage qui était encore vivant au début du xviie siècle, à l’époque où, sous Henri IV et Louis XIII, naissait l’air de cour et que les origines gasconnes de Pierre de Nyert, qui fait le trait d’union entre cette période et son disciple Bacilly, auraient pu contribuer à conserver dans la pratique du chant.
Bérard est, de manière générale, beaucoup plus vague que Bacilly en matière de prononciation. Il ne dit en particulier rien de spécifique sur les consonnes finales, mais une règle concernant les voyelles les touche de manière marginale :
Il faut ménager un repos sur toutes les voyelles placées à la fin des mots, qui ont des terminaisons masculines : il ne faut faire sentir dans la prononciation des consonnes, qu’en finissant le Son des voyelles qui les précédent. (Footnote: Bérard, L’Art du Chant, p. 88.)
Parmi les exemples donnés, deux rimes masculines peuvent, même si la graphie n’est guère précise, faire supposer que Bérard aurait pu prononcer certains s finaux à la pause (les points de suspension figurent le « repos » prescrit), auquel cas on pourrait se trouver dans la continuité de l’enseignement de Bacilly :
Toujours vainqueur, nous fait chérir ses trai. .ts,
Fait son bonheur d’en goûter les attrai…ts,
Nos premiers desirs,
Nos derniers plaisi…rs.
Et Bérard ajoute :
On pourra avec bien des restrictions étendre l’application de mes Régles à la déclamation de la Chaire, du Bareau, & du Théatre : ce Chapitre contient des découvertes trop importantes pour ne point essuyer bien des critiques. (Footnote: Bérard, L’Art du Chant, p. 89.)
Ces règles, outre celle dont il est question ici, touchent à la prononciation chantée du e muet et des voyelles nasales. Elles appartiennent aux passages du traité que ne revendique pas Blanchet, ce qui les rend particulièrement sujettes à caution.
On ne sait rien de Raparlier, si ce n’est qu’il donnait des « leçons de musique », que son mince traité est paru à Lille et qu’il est dédié à un militaire (Footnote: Raparlier, Principes, préface.). Il ne semble pas apporter grand-chose de personnel, mais plutôt une brève compilation d’ouvrages antérieurs : une bonne partie de ce qu’il dit de la prononciation, et en particulier des renforcements expressifs, est directement repris de Bérard. On ne trouve chez lui que quelques remarques éparses ayant trait à la prononciation des consonnes finales, dont on aura bien de la peine à dégager une doctrine. Il préconise, de manière générale, qu’on fasse les liaisons (mais pas d’un vers à l’autre) et il précise par exemple que « d à la fin d’un mot, prend le son d’un t, sur-tout lorsque le mot suivant commence par une Voyelle » (Footnote: Raparlier, Principes, p. 36-41.). On ne sait pas dans quelle situation un d final pourrait ne pas prendre le son d’un t : probablement dans celles où il ne se prononce pas du tout, à savoir devant consonne. Raparlier ne prononce pas t final à la pause. On peut supposer qu’il ne connaît plus la troncation. Par contre, il préconise de « faire sentir les s au plurier, lorsqu’elles ne sont point précédées par les Articles les, des », c’est-à-dire lorsque, à l’écoute, il pourrait y avoir ambiguïté, mais l’exemple donné, Fleurs qui naissez, est directement repris de Bacilly (Footnote: Bacilly, Remarques, p. 319.). De plus, il faut « que cela soit presqu’imperceptible ». On ne sait donc trop quel crédit accorder à cette affirmation. On apprend enfin que le c de avec, l’l de il se prononcent, mais pas le t de la conjonction et. Tout comme, avant lui, Hindret, Raparlier voudrait qu’on prononce le Kan-ennemi pour le Camp ennemi.
Entre les usages familiers voire régionaux, le discours soutenu et le chant sous ses diverses formes, la question de la prononciation des consonnes finales est d’une grande complexité. Autant il ne serait pas sérieux, dans le contexte d’une interprétation « à l’ancienne », de s’en remettre systématiquement à l’usage moderne, autant il faudra éviter, en pratique, le double écueil des solutions simplistes et de l’exotisme gratuit. Il est vrai que, dans deux contextes, la marge offerte à l’interprète est faible :
Devant consonne initiale, la plupart des consonnes finales sont tombées au Moyen Âge, pour aboutir à un équilibre initialement fondé sur la troncation, qui est probablement déjà en place dès la période du grand chant courtois. Ni les grammairiens, ni ceux qui, à leur suite, décrivent la prononciation soutenue des orateurs et des chanteurs, ne remettent en question cette règle générale, qui ne s’est probablement jamais appliquée à certains r finaux, et qui, dès le xvie siècle, perdure avant tout pour s/z/x et d/t finaux. On sait en effet que, depuis le xvie siècle au moins, bon nombre de c/q, f, l et r se prononcent dans tout les contextes, et donc aussi devant consonne.
Depuis le Moyen Âge, les consonnes finales tendent à être resyllabées avec la voyelle initiale qui leur fait suite. Automatique tant que prévaut le régime de la troncation, ce mécanisme persistera après que les consonnes finales se seront amuïes à la pause — on parlera alors, au sens strict, de « liaisons » — mais il tendra à se restreindre aux cas où il existe un lien syntaxique fort entre les deux mots concernés, d’où la règle du « mot régi » que formulent les grammairiens du xviie siècle. Traditionnellement, le discours soutenu requiert plus de liaisons que le discours familier. Traditionnellement aussi, le vers tend à réaliser, en son sein, toutes les liaisons possibles, même celles qui seraient choquantes voire insupportables en prose. La césure est un lieu où la liaison, sans être découragée, tend à acquérir un caractère facultatif.
Dans le troisième contexte, à savoir à la pause, la prononciation des consonnes finales est bien plus difficile à prévoir. Alors que Thurot (Footnote: Thurot II, p. 3-196.), dans son ouvrage fondateur, en brosse un tableau somme toute assez équilibré, les précurseurs de l’histoire de la déclamation que furent, avant et après lui, Bellanger (Footnote: Bellanger, Etudes historiques, p. 188 et sq.) et Lote (Footnote: Lote, Histoire du vers, VI, p. 289 et sq., IX, p. 229 et sq.) arrivent à une conclusion beaucoup plus dogmatique : quoiqu’ils soient conscients de leur amuïssement dans le discours ordinaire, ils sont convaincus que, jusqu’au xviiie siècle, une articulation généralisée des consonnes finales s’est maintenue à la rime dans la diction de ce que ce dernier appelle la « haute poésie ». Lote, en particulier, ne conçoit pas que la rime puisse se plier à des règles ou à des interdits qui ne soient « que » conventionnels ou « que » graphiques : dans sa logique, il « faut » que la pratique des poètes soit directement fondée sur des usages phonétiques, fussent-ils archaïsants, minoritaires ou même déviants : « Une prononciation […] extrêmement conservatrice explique que les poètes obéissent docilement aux interdictions formulées par les traités », écrit-il (Footnote: Lote, Histoire du vers, IX, p. 238.). Sans une telle prononciation les poètes n’auraient jamais, selon cette logique, respecté les interdits traditionnels et se seraient immédiatement permis des rimes comme bise : visent ou climat : calma. Cette pétition de principe amène à accorder une importance certainement disproportionnée à, par exemple, La Noue et à Harduin, tout en rejetant dans le registre « populaire » de nombreux témoignages tout aussi dignes de confiance, mais qui ont le défaut d’aller dans le sens contraire.
C’est à partir de la fin des années 1970 que, dans la foulée du courant « historique » qui déferlait alors sur l’interprétation musicale, des praticiens appartenant au monde du théâtre et de l’art lyrique se sont mis à travailler, dans la même optique, la déclamation sous ses aspects aussi bien phonétiques que gestuels. Selon Gros de Gasquet (Footnote: Gros de Gasquet, Rhétorique, théâtralité et corps actorial.) qui en tient la chronique, c’est Eugène Green qui, le premier, s’y lança. Plus ou moins parallèlement, et pour ne citer que ceux qui ont laissé des écrits attestant de leur travail, Michel Verschaeve et Nicole Rouillé (Footnote: Green, La Parole baroque. Verschaeve, Traité de Chant. Rouillé, Le beau Parler françois.) ajoutaient leur pierre à l’édifice. Tout comme les musiciens dont ils reprennent la démarche, ces pionniers de la prononciation « à l’ancienne » avaient quelques raisons de se méfier des canons hérités du xixe siècle, tels que transmis par le Conservatoire. Il est donc assez compréhensible qu’ils aient au départ adopté une position de « combat », proche de celle d’un Bellanger ou d’un Lote (Footnote: Ils n’avaient probablement pas eu directement accès au détail de l’ouvrage de Lote, dont les derniers volumes n’ont paru qu’à partir de la fin des années 1980.). On sent, en particulier chez Green, la même aversion que chez Lote pour tout ce qui pourrait ressembler à une convention fondée sur la graphie. Ne va-t-il pas jusqu’à qualifier la « rime pour l’œil » de « notion grotesque inventée au xixe siècle » (Footnote: Green, Le Lieu de la Déclamation, p. 287. On sait pourtant, depuis La Noue au moins, que la rime n’est pas faite « que » pour l’oreille, mais obéit aussi à des contraintes graphiques.) ?
Si, donc, on admet sans peine qu’un système de déclamation dans lequel toutes les consonnes sont prononcées à la rime ait pu servir d’hypothèse de départ à ces pionniers, on comprend moins bien qu’ils ne se soient pas ensuite employés à critiquer, ou à affiner cette hypothèse, forcément simpliste et grossièrement approximative, en visant une adéquation plus fine à la réalité historique (Footnote: La manière désinvolte dont Green, La Parole baroque, p. 351, refusant par avance tout débat critique, oppose à ses éventuels contradicteurs une bibliographie minimaliste dépourvue du moindre lien avec l’argumentation qu’il développe dans le corps de l’ouvrage est en elle-même un aveu de faiblesse méthodologique.). Bien au contraire, non contents de réserver, comme Lote, au style poétique le plus élevé une prononciation systématique des consonnes finales à la rime, ils vont jusqu’à prôner son extension indifférenciée à toute forme de discours public. Ce qui, donc, n’aurait dû constituer qu’une première et encore lointaine approximation est devenu la composante la plus saillante d’une espèce de doxa qui se transmet de bouche à oreille, et de comédien à chanteur, en vertu d’une néo-tradition orale et discographique (Footnote: Dans son appel de 2005, Jean-Noël Laurenti craint à juste titre que « l’idée d’une prononciation restituée, victime de son succès, ne finisse par être diffusée comme une vulgate ». Philippe Caron, Pouvons-nous reconstituer la diction haute du français vers 1700 ?, a quant à lui très pertinemment analysé, du point de vue du linguiste, les contresens historiques d’une prodution scénique et discographique récente, au nombre desquels une articulation systématique des consonnes finales à la pause.).
En fin de compte, faut-il ou non faire entendre les consonnes finales à la pause lorsqu’on chante ou qu’on déclame ? À ce niveau de généralité, il n’y a d’autre réponse possible que : « parfois… ». Non qu’il n’existe aucune régularité, mais plutôt parce que plusieurs dimensions sont à prendre en compte qui, chacune, suscitent des questions auxquelles il n’y a pas de réponse simple :
troncation/liaison : la langue évolue du régime de la troncation vers celui de la liaison, avec pour aboutissement que les consonnes finales qui tombent devant consonne initiale finiront par tomber aussi à la pause. Mais il s’agit d’une transition lente qui, de plus, connaît une grande variabilité géographique et sociale. Ainsi, il est parfaitement possible qu’à un moment donné, le bon usage, même le plus choisi, admette simultanément en son sein la variante « troncation » et la variante « liaison » de telle ou telle catégorie de mots. Il faudra donc, dans chaque cas pratique, se demander lequel des deux régimes est prépondérant pour chaque catégorie de consonnes finales.
discours familier/discours soutenu : le fait de parler en public peut requérir l’articulation artificielle de consonnes finales ordinairement muettes, en particulier — mais pas seulement — à la pause. Mais, si de tels artifices sont historiquement indéniables, ils n’en semblent pas moins limités à certaines consonnes bien déterminées dont il faudra préciser le périmètre. Il faut aussi se demander si la gradation, liée aux divers styles et au degré d’emphase requis par chacun d’entre eux, et qui sous-tend le discours soutenu, s’accompagne de la prononciation d’un plus grand nombre de consonnes finales.
logos/pathos : y a-t-il des situations dans lesquelles, pour se faire comprendre, l’orateur adopte une prononciation ad hoc mais contraire à l’usage de certaines consonnes finales ? quant à elle, l’expression des émotions, dont on sait qu’elle requiert le renforcement de certaines consonnes normalement audibles, requiert-elle en plus l’articulation de certaines consonnes normalement muettes ?
prose/vers : on recherchera d’éventuels indices selon lesquels une rime peut, à elle seule, requérir la prononciation ponctuelle de consonnes finales autrement muettes. Et l’on se demandera jusqu’à quel point ces cas isolés sont susceptibles de déboucher sur des pratiques plus systématiques.
parlé/chanté : enfin, le chant en général, ou certaines écoles de chant en particulier, requièrent-ils, en matière de consonnes finales, des artifices qu’ignorerait la déclamation parlée ?
Le tableau 6, qui servira de conclusion à ce long chapitre, permet une première orientation en fonction des divers paramètres en jeu. On ne saurait s’en servir comme d’une « martingale », pour déterminer mécaniquement la « dose » de consonnes finales à la pause qui conviennent à chaque style et à chaque époque. Il peut, par contre, en renvoyant aux passages où les divers problèmes qu’il évoque sont développés, servir d’amorce à la réflexion approfondie sans laquelle aucun interprète ne parviendra jamais à des solutions conciliant la nuance — essentielle à l’élégance et au bon goût – avec la vraisemblance historique.
Siècle |
troncation/liaison |
discours familier/soutenu |
prose/vers |
parlé/chanté |
xiiie-xve |
La troncation est le mécanisme de référence, mais certains usages font peut-être déjà place à la liaison. |
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La pause est interdite à l’intérieur des vers (ou sous-vers). Apparition, dès le xiiie siècle, de rimes « laxistes », qui ne tiennent pas compte de la consonne finale.. |
Aux xve et xvie siècle, les chansons d’inspiration populaire riment souvent sans égard à la consonne finale. |
xvie |
La troncation est défendue par la majorité des grammairiens, mais plusieurs témoignages font état de consonnes finales affaiblies à la pause. Il est certain que la liaison occupe déjà une large place dans les usages spontanés. Certaines consonnes (c/q, f, l, r) se prononcent dans tous les contextes. |
La rime « normande » oblige à prononcer certains r d’infinitifs qui seraient affaiblis voire muets dans l’usage spontané. Ronsard réclame certains assouplissements des règles de la rime « stricte » : il ne prononce donc pas les consonnes finales concernées. Dictionnaires de rimes : Tabourot « lieur », La Noue « tronqueur ». |
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xviie |
La liaison prévaut sur la troncation, mais il subsiste, dans certains usages, des vestiges de troncation portant notamment sur -t précédé de voyelle brève. Les grammairiens formulent la règle du « mot régi » pour distinguer les cas où la liaison se fait de ceux où elle ne se fait pas. |
Le discours soutenu requiert plus de liaisons que le discours familier. Un petit nombre de consonnes finales ordinairement muettes se prononcent dans le discours soutenu, non seulement à la pause mais aussi devant consonne initiale (-r des infinitifs en -ir et -er, du déterminant leur, -l du pronom -il). Il n’existe par contre aucun témoignage prescrivant la prononciation généralisée des consonnes finales à la pause. Bacilly, demande qu’on fasse entendre les -s du pluriel lorsqu’ils permettent de lever une ambiguïté. Il sera cité par Lécuyer près d’un siècle plus tard Il est possible que Bary prononce certains -s finaux dans les exlamations. Harduin critique certains orateurs qui font entendre des -s finaux non seulement à la pause mais aussi devant consonne initiale. La déclamation de Lekain ne connaît pas cette pratique. |
La diction des vers réclame qu’on déroge à la règle du « mot régi » et qu’on fasse entendre toutes les liaisons possibles. La rime normande est unanimement critiquée. La Fontaine s’autorise de nombreuses licences touchant les consonnes finales. Ce n’est que ponctuellement qu’une rime donnée peut entraîner la prononciation d’une consonne ordinairement muette (rime « pour la bouche »). Le fait que la rime n’est pas ou plus en prise directe sur la phonie est reconnu par les théoriciens. |
Les airs de cour de la première moitié du xviie siècle font des entorses aux règles de la rime « stricte », portant notamment sur des -s. Bacilly pratique la troncation pour les -t précédés de voyelle brève. Il semble avoir hérité aussi d’un vestige de troncation des -s finaux qu’on ne retrouve chez aucun grammairien de cette époque. |
xviiie |
La liaison a définitivement triomphé de la troncation |
La nature conventionnelle de la rime est reconnue par certains théoriciens. |
Tableau 6. Consonnes finales – Résumé synoptique et diachronique
Les passages en italique correspondent à des témoignages discordants ou isolés.
Footnotes: