L’histoire de la voyelle i — et de sa variante hellénique — est pour ainsi dire celle d’une voyelle sans histoire. Aussi loin qu’il soit possible de remonter dans le temps, le signe graphique le plus simple de l’alphabet latin semble avoir été associé avec le son qui nous est familier. La stabilité de cette voyelle, peu sujette aux diphtongaisons, est illustrée par le fait que l’i long libre du latin classique s’est perpétué tel quel jusqu’en français moderne (nidum > nid), phénomène unique dans la phonétique du français. Contrairement à l’a, à l’e et à l’o, l’i n’a jamais eu qu’un seul timbre en français.
C’est à la fois la voyelle la plus antérieure, la plus fermée et la plus rétractée de notre langue. En un mot, c’est la voyelle la plus tendue du français, l’i français étant lui-même nettement plus tendu que celui de la plupart des autres langues européennes.
En français standard, en plus des digrammes où elle apparaît sans avoir de son propre, la lettre i sert à noter aussi bien le son vocalique [i] (lit) que l’yod semi-vocalique ([j] : pied) ou la suite de ces deux sons ([ij] : tablier). Selon Grammont (Footnote: Grammont, La Prononciation, p. 45.), i est long en syllabe accentuée devant [r], [z], [ʒ] ou [j] final, bref dans les autres situations. Toujours selon lui, i est moins tendu en syllabe inaccentuée qu’en syllabe accentuée.
L’orthographe moderne, moins foisonnante de celles du passé, assigne à l’y une place à la fois limitée et strictement déterminée.
La lettre i a été utilisée dès les premiers textes français pour noter, en plus du son vocalique [i] et de l’yod [j], le son de l’i consonne [dʒ] > [ʒ]. Bon nombre d’éditeurs modernes de textes anciens « corrigent » la graphie originale et lui substituent le caractère j lorsque l’i est consonantique, conformément à l’orthographe moderne. Cette pratique tire son origine de la Renaissance : Meigret y a déjà recours dans son alphabet phonétique et Ramus lui donne ses lettres de noblesse en l’appliquant à son orthographe personnelle, et surtout à sa graphie du latin. Toutefois, en dehors de ces notables exceptions, l’emploi du caractère j ne s’est réellement généralisé chez les imprimeurs qu’au xviiie siècle. Auparavant, il se trouve certes dans leurs fontes, mais il n’est guère utilisé que comme dernier i d’un chiffre romain en minuscules (iij pour 3).
Les j du français standard correspondent assez exactement aux i consonnes du français médiéval : on les trouve avant tout à l’initiale des mots, devant voyelle (Jesus, jardin), mais aussi en position intervocalique (rejaillir, de(s)jouer). Iacinthe est l’un des seuls mots où l’usage a hésité entre i consonne et yod.
La lettre y n’est, dans la graphie traditionelle du français, qu’une variante graphique de la lettre i, susceptible d’alterner avec elle partout ou celle-ci n’est pas consonne, sans qu’aucune règle stricte vienne brider la fantaisie des scribes. Son caractère redondant a été relevé dès la Renaissance, et notamment par Ronsard, qui reproche à Meigret de ne pas avoir banni « cét epovantable crochet d’y » de son orthographe phonétique (Footnote: Pierre de Ronsard, Avertissement au lecteur, édition de 1550 des Odes, in Œeuvres complètes, I, p. 51 et sq.).
La distribution de l’i voyelle et de l’i semi-voyelle (yod) a, quant à elle, subi quelques variations au cours de l’histoire :
Les i participant à la diphtongue ie, et donc vocaliques à l’origine, se sont transformés en yod. Ainsi, pied s’est-il prononcé d’abord [pie̯(t)], puis [pi̯e(t)] et finalement [pje(t)], à une date difficile à déterminer, mais vraisemblablement antérieure aux premiers trouvères. De plus, certains de ces yods, difficilement prononçables après une liquide, ont donné le son [ij] en français standard, ce qui a eu pour effet d’ajouter une syllabe aux mots concernés (diérèse). Ainsi, ouvrier et bouclier qui sont, jusqu’au xviie siècle, dissyllabiques [u.vrje(r)], [bu.klje(r)] mais qui, en français standard, ont une syllabe de plus : [u.vʀi.je], [bu.kli.je]. On attribue à Corneille l’introduction en versification de la diérèse pour les mots comme meurtrier (Footnote: Elwert, Traité de versification, p. 36 et sq. ; Lote, Histoire du vers, III, p. 115 et sq. ; Mazaleyrat, Éléments de métrique, p. 42 et sq. ; Morier, Dictionnaire, article diérèse. Dans son Art de la poësie françoise, de La Croix préfère Mais le gout est bien different // De l’ouvrier & de l’ouvrage (Corneille) à O nompareil ouvrier, des œuvres nompareilles (Racan).). En cherchant bien, on trouverait des exemples antérieurs, comme par exemple bou-cli-er chez Jodelle ou meur-tri-er chez Baïf ou meur-tri-e-re chez Théodore de Bèze, mais ils sont encore rares et doivent alors être considérés comme des licences (Footnote: Étienne Jodelle, Œuvres complètes, I, p. 294. Baïf, Etrenes, ps. 26. Baïf signale la diérèse par un tréma. Théodore de Bèze, Psaume 44.). Un mot très fréquent comme hier se comporte d’une manière assez irrégulière. Alors que, du fait de son étymologie (heri), il devrait être monosyllabique, les poètes des xvie et xviie siècle (Ronsard et Racine, par exemple (Footnote: Ronsard, Les Amours, p. 185. Racine, Théâtre. Voir par exemple Iphigénie, vv. 110, 740 entre autres.)), en font souvent un dissylabe. Corneille, en revanche, restera fidèle au monosyllabe (Footnote: Voir Martinon, Les Innovations, p. 73-74.). Quant à Richelet, il affirmera que « hier est presque toûjours de deux sillabes » (Footnote: Richelet, La Versification françoise, p. 118.).
Inversement, certains i en hiatus sont devenus semi-vocaliques en français standard, perdant leur qualité de syllabe (synérèse), notamment dans les mots en -ation et les adjectifs en -ieux, qui sont des mots savants, ou dans les infinitifs nier, fier, lier : en poésie, tout au moins pour la période qui nous intéresse, gracieux et nier se prononcent [gra.si.jø(s)], [ni.je(r)] et non [gʀa.sjø], [nje] comme en français standard. Dans tous les cas, le compte des syllabes permet au diseur de vers de ne pas se tromper.
Les première et deuxième personnes du pluriel des imparfaits et des conditionnels, dont les désinences en -ions et -iez sont aujourd’hui monosyllabiques ([.jɔ̃], [.je]), étaient à l’origine dissyllabiques, et l’on avait donc amiions, ameriiez, probablement prononcés [.ij.], c’est-à-dire en diérèse. Mais ces formes primitives à désinence dissyllabique se sont réduites d’assez bonne heure et, comme le confirme Dragonetti, elles sont déjà fort rares dans la lyrique courtoise, même si la diérèse se rencontre encore occasionnellement en tout cas jusqu’au xve siècle (Footnote: Zink, Morphologie, p. 172-187. Dragonetti, La Technique poétique, p. 486.). Les désinences correspondantes du subjonctif présent ont en revanche de tout temps été monosyllabiques.
Outre les rencontres y : i, parfaitement banales et régulières, on trouve :
Des assonances i : ie, comme dans Renaut de Montauban (Footnote: Renaut de Montauban, laisse 46.) où baniere, chiere, biere assonent avec ocire et martire. Il s’agit d’une survivance de l’état de langue où i était proéminent dans la diphtongue ie. On aurait, je pense, de la peine à trouver des rimes analogues chez les trouvères.
Des rimes i : ui, qui deviennent régulières au xiiie siècle, comme par exemple chez Thibaut de Champagne (vi : ennui, li : conui) (Footnote: Thibaut de Champagne, Lyrics, p. 64 et 118 (Raynaud 315, 1880).). Parallèlement, on voit disparaître les assonances et les rimes ui : u, encore présentes dans le Charroi de Nîmes ou chez Rutebeuf (Footnote: Charroi de Nîmes, laisse ix. Rutebeuf, Œuvres complètes I, p. 100-143.), et qui rappellent qu’avant de se prononcer [ɥi], ui était une vraie diphtongue [yi̯]dont le son proéminent était celui de l’u. Une rime ui : i chez Machaut (autrui : desservi) (Footnote: Guillaume de Machaut, Poésies lyriques, p. 649.) vient confirmer le basculement définitif de la diphtongue ui. Villon n’hésite pas à faire rimer cuisses avec lisses ou saulcisses, et lessive avec juifve (Footnote: François Villon, Œuvres, Le Testament, vv. 504-7, 522-4, 1425-26 (noter aussi la synérèse sur juifve). La ballade dite de la Grosse Margot, vv. 1591-1627, mélange complètement i et ui.). Plus tard, les rimes i : ui continuent à se rencontrer occasionnellement, comme dans ce sonnet de Ronsard, mis en musique par Pierre Certon, où ennuye rime avec deffie (Footnote: Pierre de Ronsard, Les Amours, p. 10.). Elles sont admises également par les dictionnaires de rimes de Tabourot et La Noue, le premier faisant rimer les mots en -uire avec ceux en -ire, le second acceptant par exemple cuirs : desirs ou cuide : bride.
On trouve une rime is : ins (vis : pris : enclins) isolée chez Thibaut de Blaison (Footnote: Thibaut de Blaison, Poésies, p. 51 (Raynaud 738).).
Lote (Footnote: Lote, Histoire du vers, III, p. 164.) signale aussi quelques rimes i:u qui semblent accidentelles et sont limitées à certains textes anglo-normands. On ne devrait pas en trouver chez les trouvères ni chez les poètes lyriques plus tardifs.
Ils s’expriment fort peu sur l’i voyelle, mais sont plus diserts sur ce que nous appelons i semi-vocalique ou yod (Footnote: Thurot, I, p. 282-8.).
À Meigret, qui considérait l’i de chartier comme bref et comme long celui de châtier, Peletier fait remarquer à fort juste titre que « an chartier, l’i par manierɇ dɇ dirɇ, nɇ s’apęlɇ point i : d’autant qu’auęc l’e, il nɇ fę̀t qu’unɇ silabɇ (laquelɇ toutɇfoęs jɇ nɇ voudroę́ apɇler diftonguɇ commɇ toę :) cɇ qui ótɇ a toutɇs deus la puissancɇ naturęlɇ, qui ę́t d’an fęrɇ chacunɇ unɇ » (Footnote: Peletier, Dialogue, p. 20.).
Le problème est parfaitement posé : ie, tout en ne comptant que pour une syllabe, n’est pas réellement une diphtongue. Seulement, il manque aux grammairiens la notion de semi-voyelle. Ils ne reconnaissent en théorie que deux sons pour l’i : le son vocalique ([i]) et le son consonantique ([ʒ]). Ils sont donc embarrassés lorsqu’il s’agit de rendre compte avec précision du son yod ([j]) tel que, selon toute vraisemblance, il existait déjà.
C’est sans doute aussi l’i semi-vocalique que Bèze (Footnote: Bèze, De pronuntiatione, p. 38.) essaie de décrire lorsqu’il identifie l’y des mots comme playe, aye, loyal au double i des Allemands (ij) et qu’il recommande de prononcer plaije, aije, loijal ou, plus précisément, plai,ie, loi,ial (probablement [plɛje], [ɛje], [lwɛjal]), condamnant à la fois plai,e avec élision du second i (probablement [plɛ.ə]) et lo,jal avec i consonne (probablement [loʒal], éventuellement [lojal]).
De même, lorsque Chifflet (Footnote: Chifflet, Essay, p. 185.) remarque que l’y doit être prononcé « comme s’il estoit redoublé » dans les mots croy-yable, pay-yez, ou lorsque Hindret (Footnote: Hindret, L’Art de bien prononcer, p. 65-6.) fait une remarque analogue, c’est indéniablement de l’i semi-vocalique qu’ils parlent. Toutefois, il faut attendre le xviiie siècle pour que le yod soit clairement identifié. Selon Thurot (Footnote: Thurot, I, p. 284.), Boindin est le premier grammairien à distinguer « un troisiéme » son mouillé, « savoir celui de l’y des mots ayeul, payen, qui se prononce d’une manière lâche et molle ».
Baïf utilise de manière systématique le caractère j pour le son [ʒ], qu’il soit noté par i ou par g dans l’orthographe traditionnelle. Il réserve donc le caractère i à l’i voyelle et à l’yod. Il utilise assez fréquemment le tréma pour marquer la diérèse, là où elle est conforme à l’usage comme dans obéìår (bbL), naìåf (bL), suplìåant (bbL) mais aussi parfois dans des mots où elle constitue une licence, comme vìåéndront, irrégulièrement trisyllabique (bLL) (Footnote: Baïf, Etrenes, p. xxvii (ma numérotation des pages de l’introduction), f° 2 r°, 6 r°.).
Dans d’autres mots, le tréma semble bien marquer l’yod : on trouve par exemple oìåant é kroìåant (bLbbL) (Footnote: Baïf, Etrenes, f°5 r°.) qu’on ne peut guère prononcer autrement que [ojant e krojan(t)], alors que l’usage le plus commun du xvie siècle finissant dicterait plutôt [wɛjant e krwɛjan(t)], prononciation ici impossible car le son [wɛ], noté ø par Baïf qui le considère comme une diphtongue, ne saurait apparaître dans une position métrique brève.
Un exemple encore plus probant de la présence de l’yod chez Baïf est fourni par la graphie plu®ieæ (Footnote: Baïf, Etrenes, f° 8v°.). La métrique du vers indique que le mot est dissyllabique (Lb), l’accent circonflexe sur l’u que cette voyelle est à elle seule longue et donc qu’i n’appartient pas forcément à la même syllabe (si Baïf considérait ui comme une diphtongue, celle-ci serait automatiquement longue et il ne noterait certainement pas un circonflexe sur la semi-voyelle [ɥ]); l’i ne peut pas non plus, en tant que voyelle, appartenir à la même syllabe que l’e, car il la rendrait longue; il doit donc nécessairement avoir fonction de consonne, mais il ne peut pas être un vrai i consonne ([ʒ]) car alors il devrait être noté par le caractère j. Le mot ne peut donc ici se prononcer autrement que [plyjə], ce qui devait paraître assez archaïque au xvie siècle, où il se prononçait déjà couramment [plɥi(jə)], prononciation que Baïf rend ailleurs par la graphie pluìî (Footnote: Baïf, Etrenes, f° 11 v°.).
Mersenne (Footnote: Mersenne, Embellissement des chants, p. 378-9, in Harmonie universelle, vol. 2 du fac-similé.) ne s’attarde pas sur la description du son i, mais se borne à préciser que « l’accent circonflexe est propre pour signifier sa longueur, î ». Il préconise aussi l’usage du caractère j pour l’i consonne, mais son imprimeur ne se conforme pas à cet usage. Son goût de l’énumération et de la symétrie le pousse à opposer, aux dix voyelles qu’il discerne en français, exactement dix diphtongues, dont huit contiennent la lettre i (ai, éi, ié, ieu, io, ui, ei, oéi). Il s’agit bien, dans son esprit, de diphtongues et non de digrammes (eu, au, ou, qui ont le son d’une voyelle simple, sont classés parmi les voyelles). Il considère en particulier que « ai ne fait qu’une syllabe » dans des mots comme paier ou raier, et il passe donc ici à côté de l’yod.
Pour lui, la « diphtongue » ie, « laquelle est composée d’i & d’é, comme l’on void en ces mots ciel, bien, fier &c. & lors qu’il ne faut pas prononcer la diftongue, l’on met deux points dessus, comme en ce mot fïer, lors qu’il signifie fidere, car l’autre signifie ferox ». Ce qu’il faut remarquer pour toutes sortes de verbes, qui se prononcent par dierêse, comme ceux cy, marier, enuier, &c. au contraire des noms meurtrier, halier, &c. qui se prononcent par synerêse ». Les observations sur la diérèse et la synérèse correspondent à l’usage qui prévalait avant Corneille, mais Mersenne ne semble pas avoir perçu, ici non plus, le son particulier de l’i semi-vocalique.
Bacilly, qui s’efforce souvent de suppléer aux silences des grammairiens, donne de l’i une description qui est un modèle de finesse et de clarté :
De toutes les Voyelles, l’i est la plus delicate, & par consequent la plus scabreuse pour la Prononciation, & parce que pour bien la prononcer, il faut auoir soin de l’affiner autant que faire se peut, sans toutesfois la rendre trop aiguë ; autrement elle siffle, ou elle va dans le nez, pour peu que l’on ait de disposition à chanter du nez, qui est une chose que tout le monde abhorre.
Il ne faut donc pas faire l’i, ny trop aigu, ny trop peu, mais dans vne certaine mediocrité qui le distingue entierement de l’e, en sorte qu’il n’ait aucun rapport avec luy, & qui l’empesche de siffler aux oreilles, & d’aller dans le nez.
Disons donc que le plus grand defaut de la prononciation de l’i, & le plus ordinaire, est lors qu’il se chante du nez, lequel defaut est assez connu de tout le monde, pour n’auoir pas besoin d’Exemples qui le fasse remarquer : Il est seulement question d’en donner le remede, qui est de l’entonner du gosier autant qu’on le peut, en conseruant toûjours sa prononciation, & non pas comme l’o, qui va dans le fonds du gosier autant qu’on le veut.
Le second defaut qui est de le faire trop delié & trop aigu, est si palpable qu’il n’a pas besoin, n’y d’exemple, ny de regle pour le corriger, puis qu’il se remarque assez de soy mesme.
Mais pour le troisiéme, qui est de ne le faire pas assez delié, ny assez aigu, en sorte qu’il participe vn peu de l’e, il est assez commun parmy ceux qui chantent, lesquels au lieu de dire Philis, semblent dire Phelis, & ainsi des autres ; & ce n’est pas assez que l’Auditeur sçache fort bien que ce soit vn i, & non pas vn e, & le remarque, ou par la liaison du discours, ou parce que l’e rendroit le mot barbare & inusité ; mais il faut que le soin que l’on prend de prononcer l’i dans la finesse, serue pour rendre le Chant plus agreable, & mesme la Voix plus delicate, la Prononciation n’estant pas seulement pour faire entendre les mots, comme plusieurs croyent, qui pensent (comme i’ay déja dit) auoir bien loüé vn Chantre, en disant, qu’on ne perd pas vne syllabe de ce qu’il dit; mais encore pour donner, ou de la force d’expression, ou de la finesse, que l’on fait remarquer par vne application, & vn soin que l’on prend particulierement sur la Prononciation de certaines Lettres priuilegiées de l’Alphabet, comme ie diray dans la suite.
Il ne laisse pas non plus de côté la question de l’yod, qu’il décrit de manière beaucoup plus précise que les grammairiens qui lui sont contemporains :
I’ay remarqué encore vn defaut assez ordinaire dans la prononciation de l’i, quand il est suivy de l’e feminin, & qu’ils font deux syllabes differentes, comme dans ces mots, vie, rauie, enuie [envie], maladie, &c. qui arriue lors que l’on ne prend pas assez de soin dans la prononciation de l’i, & dans la separation qu’il doit auoir auec l’e, lequel defaut ne se peut bien exprimer que dans la practique & dans le remede que i’y apporte, en disant qu’il faut faire comme si il y auoit encore un y grec entre l’i et l’e, & prononcer viye pour vie, enuiye pour enuie.
Le caractère semi-vocalique de certains i apparaît très nettement dans la suite du texte, où Bacilly aborde le problème de la diérèse et de la synérèse :
Le contraire de ce defaut se remarque, lors que l’i & l’e, ou la dyphtongue eu ne font qu’vne même syllabe, & que par exemple sur ces mots bien, entretien, pitié, lieux, cieux, adieu, on ne prononce pas auec assez de vitesse ces sortes de syllabes, & qu’on laisse à douter si l’i & l’e font deux syllabes, ou n’en font qu’vne seule, comme dans ceux de lien, prier, nier [mots où l’i et l’e font deux syllabes]. Ce defaut est fort commun, lors que cette syllabe de l’i et de l’e joints ensemble a plusieurs notes bréves en décendant, & que l’on est obligé de suiure la Mesure ; car pour peu que l’on ne serre pas assez les deux Voyelles, on ne prononcera que la moitié de la syllabe sur la premiere Notte & l’autre moitié sur la derniere, & cela est aussi veritable qu’il est imperceptible à la pluspart des Gens. (Footnote: Bacilly, Remarques, p. 268-271.)
Bacilly insiste donc sur le fait que l’yod des mots comme bien ne saurait occuper à lui seul la durée d’une note de musique, si brève soit-elle. Il n’est donc pas vocalique, mais il est distinct de « l’j consone ».
Pour Brossard, l’i se prononce « en desserrant bien les Dents, & pressant fortement celles d’en bas avec le bout de la Langue. Car si on retire le bout de la Langue dans le creux de la Bouche, au lieu d’un i, on prononcera un é, ou même une ai très-desagréablement » (Footnote: Brossard, Traité, p. 340.). On retrouve ici, en plus elliptique, les deux exigences contradictoires formulées par Bacilly, à savoir une ouverture suffisante et un son bien distinct de celui de l’e.
Bérard se contente d’une brève description de la voyelle i (figurant d’ailleurs sous la rubrique y) :
Approchez les dents supérieures des inférieures : portez légérement la langue sur les gencives des premières, & ménagez une petite secousse de gosier ; on peut compter l’y au nombre des lettres dentales & gutturales. (Footnote: Bérard, L’Art du Chant, p. 63.)
Il est difficile d’interpréter les adjectifs que Bérard utilise pour qualifier ses « lettres », qui ne semblent pas procéder d’une systématique sans faille. De plus, on voit mal comment il serait possible de chanter un i décent en portant la langue sur les gencives supérieures. Il faut donc probablement intervertir supérieures et inférieures dans la première phrase, ce qui cadre nettement mieux avec le caractère mobile de la mandibule, par rapport à un maxillaire considéré comme fixe.
Il n’y a, au chapitre de l’i, rien à ajouter à ce qu’écrit Bacilly : chaque chanteur doit chercher un compromis entre l’i tendu à l’extrême du français parlé, parfois trop « sifflant » pour être chanté tel quel et un son rond et agréable à entendre, mais dont on ne saurait pas s’il est un [i], un [y] ou un [e]. Gageons que Bacilly, s’il pouvait les entendre, enjoindrait à nos chanteurs lyriques modernes de mieux individualiser leurs i dans le but de trouver cette finesse qui leur fait parfois défaut, quitte à sacrifier pour cela une parcelle du brillant de leur timbre.
Il faut glisser de l’yod sur la voyelle suivante. Cette semi-voyelle, comme toute consonne, ne constitue pas le noyau d’une syllabe et ne peut donc occuper la durée d’une note musicale, même brève. Les chanteurs modernes semblent avoir moins de peine à respecter cette règle que les élèves de Bacilly.
Footnotes: