On revient ici sur une expérience de réception du Moyen Âge, non au xixe ou au xxe siècle, mais en 2010 (Footnote: Plus précisément, d’un projet de recherche appliquée mené en étroite collaboration avec David Chappuis (Haute École de Musique de Genève, CNSMD de Lyon). Les idées développées ici résultent de nos nombreux échanges et discussions et il doit donc être considéré comme le coauteur de la plupart d’entre elles. Les trois excellents musiciens et chanteurs qui se sont patiemment prêtés l’expérimentation méritent aussi d’être nommés et remerciés : Ricardo Ceitil, Lionel Desmeules et Benoît Magnin.), soit quelques semaines seulement avant la rédaction du présent article. Centrée sur la figure et l’œuvre de Philippe de Vitry (1291-1361), elle pose deux questions délicates : comment guider des chanteurs dans la découverte d’une musique très ancienne, à la fois complexe, raffinée et, pour eux, complètement nouvelle ? Et comment, au terme de la démarche, parvenir à toucher, avec cette même musique, un public de non-spécialistes ?
Les motets de cette période — tout ce qui s’est conservé de l’œuvre d’un poète-musicien dont la renommée fut immense se limite à une petite quinzaine de motets dont l’attribution est parfois douteuse — posent en effet un très épineux problème de réception qu’il faut tout d’abord expliciter. Si un auditoire d’aujourd’hui voit paraître un chanteur qui entonne quelque chose comme :
il ne saisira peut-être pas en détail le sens de chaque mot, mais il n’aura aucune peine à reconnaître la figure d’un poète — en l’occurrence le trouvère Blondel de Nesle — qui, à la première personne du singulier, chante tout en annonçant qu’il chante. Il comprendra aussitôt que ce poète prétend l’emmener sur le terrain de l’amour. Ce qu’on pourrait appeler l’« archétype lyrique », commun à de nombreuses époques et à de nombreuses cultures, entre en action et lui rend la situation immédiatement intelligible.
Il en ira tout autrement s’il se trouve confronté à un motet de Philippe de Vitry (figure 2). C’est le foisonnement textuel qui frappe dès l’abord : pas moins de 35 vers pour une pièce qui dure à peine plus de deux minutes. L’usage du latin peut dérouter dans un contexte qui n’est pas liturgique, mais là n’est pas la difficulté principale : même si l’on traduisait, le sens du texte resterait profondément obscur. Le je lyrique a fait place à un tu dont on n’identifie pas clairement le référent, un certain Hugues dont l’histoire n’a rien retenu. La situation d’énonciation, déjà tout sauf claire, s’obscurcit encore lorsqu’il s’avère que les deux poèmes, ici disposés en colonnes, ne sont pas chantés successivement, mais débités en simultanéité par deux voix désignées comme le motetus et le triplum. Il est donc impossible, à l’écoute (Footnote: Ce motet est disponible à l’écoute (enregistrement de concert). ), de désentrelacer les deux flux oratoires. Qui chante ? À qui s’adresse-t-on ? Quel auditoire est-il concerné ? Quel est le message ? C’est la bouteille d’encre…
Triplum
Cum statua Nabucodonosor
Metallina successive sion
Ac gradatim deduci ac minus
Ficti colis passus est dominus
Que cum primo fuerit aurea
Virtuosus inde argentea
Carne mundis deinceps herea
Sancti loquis fictilis ferea
Ac lutea pater novissime
Novissimus quibusdam maxime
Corde dantis una cum patribus
Ipocrisis antifrasis quibus
Dat mendici nomen sophistice
Hec concino Philippus publice
Et quia
Impia
Lingua ledor unius territe
Pro vero
Refero
A prophetis falsis attendite
Motetus
Hugo Hugo princeps invidie
Tu cum prima patebas facie
Homo pacis virtutum filius
Te neminem decet in populo
Lingue tue ledere iaculo
Set ignarum docere pocius
Qua me culpas igitur rabie
Assignata mihi nulla die
Inconsultus causamque nescius
Stupeo
Et eo
cum invidus sic sis palam pius
Perpere
Ipocritam te possum verius
Figure 2. Philippe de Vitry, motet Cum statua Nabucodonosor – Hugo, Hugo, princeps invidie – Magister invidie.
Tiendrait-on, en opposant « monodie » à « polyphonie », une première piste de compréhension ? Dans le cas du trouvère, la présence d’une seule ligne de chant constituerait un facteur d’audibilité. Dans le cas du motet, la polyphonie nuirait à l’« intelligibilité du texte », pour reprendre une formule souvent utilisée dans les manuels. Mais, bien qu’elle identifie et oppose deux techniques musicales différentes tout en chargeant la seconde d’une espèce de tare congénitale, cette explication reste tautologique.
Beaucoup plus stimulante dans ce contexte est l’opposition entre musique « naturelle » et musique « artificielle », bien attestée par de nombreuses sources médiévales. On en trouve déjà trace aux confins de l’Antiquité, dans le De musica de Boèce. Parallèlement à sa tripartition classique, dans laquelle il distingue musica mundana, musica humana et musica instrumentalis, cet auteur (Footnote: Boèce, De Musica, fin du livre I, Thesaurus musicarum latinarum. ), au chapitre « Quid sit musicus ? », répartit en trois genres non pas la musique elle-même, mais « ceux qui sont versés dans l’art de musique ». Il y a tout d’abord l’instrumentiste, le citharedus, dont la production repose sur l’artificium, c’est-à-dire l’artisanat, le travail des mains, et qui n’a donc aucune part à la science musicale. Ensuite, le poeta, créateur et interprète du carmen, procède par un instinct qui lui vient de la natura plutôt que de la raison. Enfin, le seul des trois qui mérite le titre de musicus est celui qui procède par la ratio. Ce musicus, philosophe-mathématicien qui, au sens moderne du terme, ne produit aucune musique est celui qui, pour reprendre la belle formule de Roger Dragonetti (Footnote: >Roger Dragonetti, « La poesie… Ceste musique naturelle », dans La Musique et les lettres>, p. 27-42.), « pense selon la musique ».
Plus tard, on retrouve cette opposition naturel – artificiel, mais appliquée à la musique elle-même et non plus à ceux qui la font :
La musique peut être naturelle ou artificielle : la naturelle est celle qui ne résonne d’aucun instrument de musique, d’aucun touchement des doigts, d’aucune instigation humaine, mais qui, inspirée par Dieu, module de douces mélodies.
La musique naturelle réside dans le mouvement du ciel, dans la voix humaine ou chez les créatures dépourvues de raison […] Nous en arrivons maintenant à la musique humaine. Il faut savoir que la musique est naturellement liée à tous les hommes quel que soit leur sexe et leur âge. Quel est en effet l’âge ou le sexe qui ne serait pas charmé par des chansons musicales ? Et s’il y en a quelques-uns qui ne peuvent chanter finement et agréablement pour les autres, ils chantent néanmoins quelque chose qui leur est doux à eux-mêmes, mais apparaît désagréable aux autres.[…]
Il reste à parler de la musique artificielle. La musique artificielle est celle qui a été pensée et trouvée par l’intelligence humaine et qui réside dans certains instruments (Footnote: « Musica alia naturalis alia artificialis. Naturalis : que nullo instrumento musice. nullo digitorum tactu. nullo humano impulsu resonat. sed diuinitus aspirata dulces modulatur modos. Naturalis musica alia in celi moto. alia in humana uoce. alia in irrationabili creatura. […] Ad humanam nunc accedamus musicam. Sciendum quod omnibus hominibus etatibus omni etiam sexui musica naturaliter est coniuncta. Que et enim etas est aut quis sensus. [lege « sexus »] qui musicis non delectetur cantilenis ? Et si sunt non nulli qui aliis docte ac suauiter canere non possunt : sibi tamen ipsis aliquid insuauiter suaue canunt. […] De artificiali dicere restat. Artificialis musica est : que arte et humano ingenio excogitata et inuenta est. que in quibusdam consistit instrumentis. » Glossae in Micrologum, traité anonyme du xiiie siècle, Thesaurus musicarum latinarum. Sauf mention particulière, les traductions du latin sont de l’auteur. ).
Chez ce commentateur tardif de Gui d’Arezzo, qui reprend presque à la lettre un traité attribué à Réginon de Prüm (Footnote: Regino Prumiensis, De harmonica institutione, Thesaurus musicarum latinarum. À ce propos, voir aussi Calvin M. Bower, Natural and artificial music.) (ixe siècle), on trouve certes la trace de la tripartition boécienne : à la musique naturelle correspondraient la musica mundana et une musica humana revisitée, alors que la musique artificielle réaménagerait le concept de musica instrumentalis. Il faut toutefois souligner que, contrairement à ces auteurs plus tardifs, Boèce n’aurait pas, comme c’est le cas ici, assimilé une pratique vocale à la musica humana. Celle-ci consiste chez lui en l’harmonie des parties de l’âme, telle que la perçoit celui qui « descend en lui même ». Toute musique sensible à l’oreille relèverait pour lui de la musica instrumentalis. Il semble donc que, chez les théoriciens plus tardifs, la catégorie musica humana, vidée de son contenu originel, ait tardivement servi de réceptacle à une musique vocale qu’on cherchait à distinguer de celle recourant aux instruments. Quoi qu’il en soit, l’opposition entre musique naturelle et musique artificielle possède sa logique propre, différente et indépendante de la tripartition boécienne.
Si l’on se concentre maintenant sur la musique en tant que production humaine et sonore, c’est son caractère inspiré, spontané et essentiellement vocal qui distingue ici la musique naturelle de la musique artificielle, cette dernière se caractérisant au contraire par le fait qu’elle est inventée, élaborée et en priorité instrumentale.
On trouvera une réminiscence de cette formulation jusque dans la Nova Musica de Johannes Ciconia (v. 1330 – 1412) :
Bien que toute modulation de l’institution harmonique, c’est-à-dire musicale, réside tout entière dans les sons des consonances, on a pourtant d’une part la musique naturelle, et d’autre part la musique artificielle. De fait, la musique naturelle est celle qui ne résonne d’aucun instrument de musique, d’aucun touchement des doigts, d’aucun choc ou touchement de la main, mais qui, inspirée par Dieu, module de douces mélodies enseignées par la seule nature ; et c’est celle qui réside soit dans le mouvement du ciel, soit dans la voix humaine. Et, bien que cette musique naturelle précède de loin l’artificielle, personne ne peut pour autant en reconnaître l’essence sans le secours de l’artificielle. Tandis que la musique naturelle a été donnée à tous, l’artificielle n’est en fait donnée qu’à peu de gens. D’abord il y eut la naturelle, et ensuite l’artificielle. La naturelle est reconnue par l’oreille seulement, l’artificielle par l’oreille, le cœur, la voix, les consonances, les espèces, les tons, les chants, les proportions numériques, les accidents, les déclinaisons, et aussi beaucoup d’autres arguments de ce type (Footnote: « Quamquam omnis modulatio armonice, id est musice, institutionis una eademque sit in consonantiarum sonis, tamen alia est musica naturalis, alia artificialis. Naturalis vero musica est que nullo instrumento musico, nullo tactu digitorum, nullo manus impulsu aut tactu resonat, sed divinitus aspirata sola natura docente dulces modulatur modos, que fit aut in celi motu aut in humana voce. Et quamvis hec naturalis longe precedat artificialem, nullus tamen potest vim naturalis musice recognoscere, nisi per artificialem. Naturalis autem musica omnibus data est, artificialis vero paucis. Sed primo quidem naturalis fuit, deinde artificialis. Naturalis cognoscitur aure tantum, artificialis vero aure, corde, voce, consonantiis, speciebus, modis tonorum, cantibus, proportionibus numerorum, accidentibus, declinationibus, multisque etiam aliis similibus argumentis. » Johannes Ciconia, Nova musica, Thesaurus musicarum latinarum. ).
L’illustrateur le plus fameux du concept de musique naturelle est sans doute Eustache Deschamps (v. 1340-v. 1410). Dans son Art de dictier (Footnote: Eustache Deschamps, Art de Dictier, Œuvres complètes, VII, p. 266-292.), parfois considéré comme le premier traité de seconde rhétorique, il commence par définir brièvement les arts libéraux, qu’il s’efforce de replacer dans une pratique très terre-à-terre. Ainsi, sur le versant du trivium, la grammaire est-elle le moyen d’apprendre « les autres arts par les figures des lettres de A, B, C », la logique vise-t-elle à rendre l’homme « plus subtil en parole » et la rhétorique aide-t-elle à dire « saigement, briefment, substancieusement et hardiement » ce qu’on veut montrer. Sur le versant du quadrivium, la géométrie est utile aux tailleurs de pierres, aux charpentiers et aux maçons, l’arithmétique sert entre autres à arpenter ses terres et à compter son argent, quant à l’astronomie, elle se résume aux prévisions de ce que nous appelons l’astrologie. Enfin, la musique est décrite comme :
la medicine des .vii. arts, car quant le couraige et l’esperit des creatures ententives aux autres ars dessus declairez sont lassez et ennuyez de leurs labours, musique, par la douçour de sa science et la melodie de sa voix, leur chante par ses .vi. notes tierçoyées, quintes et doublées, ses chans delectables et plaisans, lesquelz elle fait aucunefoiz en orgues et chalumeaux par souflement de bouche et touchement de doiz ; autrefoiz en harpe, en rebebe, en vielle, en douçaine, en sons de tabours, en fleuthes et austres instrumens musicans, tant que par sa melodie delectable les cuers et esperis de ceuls qui auxdiz ars, par pensée, ymaginaison et labours de bras estoient traveilliez, pesans et ennuiez, sont medicinez et recreez, et plus habiles après a estudier et labourer aux autres .vi. ars dessus nommez.
Jusqu’ici, on trouve pèle-mêle la science, la voix, la mélodie, la polyphonie et les instruments… C’est ensuite seulement que deux musiques s’individualisent :
Et est a sçavoir que nous avons deux musiques, dont l’une est artificiele et l’autre est naturele.
L’artificiele est celle dont dessus est faicte mencion ; et est appellée artificiele de son art, car par ses .vi. notes, qui sont appellées us [sic!], ré, mi, fa, sol, la, l’en puet aprandre a chanter, acorder, doubler, quintoier, tierçoier, tenir, deschanter, par figure de notes, par clefs et par lignes, le plus rude homme du monde, ou au moins tant faire, que, supposé ore qu’il n’eust pas la voix habile pour chanter ou bien acorder, sçaroit il et pourroit congnoistre les accors ou discors avecques tout l’art d’icelle science, par laquelle et les notes dessus dictes l’en acorde et donne l’en son divers aux aciers, aux fers, aux boys et aux metaulx, par diverses infusions interposées d’estain, de plomb, d’arain et de cuivre, si comme il puet apparoir es sons des cloches mises en divers orloges, lesqueles par le touchement des marteaulx donnent sons acordables selon lesdictes .vi. notes, proferans les sequences et autres choses des chans de saincte Eglise. Et ainsi puet estre entendu des autres instrumens des voix come rebebes, guiternes, vielles et psalterions, par la diversité des tailles, la nature des cordes et le touchement des doiz, et des fleutes et haulx instrumens semblables, avecques le vent de la bouche qui baillié leur est.
L’autre musique est appellée naturele pour ce qu’elle ne puet estre aprinse a nul, se son propre couraige naturelment ne s’i applique, et est une musique de bouche en proferant paroules metrifiées, aucunefoiz en laiz, autrefoiz en balades, autrefoiz en rondeaulx cengles et doubles, et en chançons baladées […] que aucuns appellent du temps present virelays. Et ja soit ce que ceste musique naturele se face de volunté amoureuse a la louenge des dames, et en autres manieres, selon les materes et le sentement de ceuls qui en ceste musique s’appliquent, et que les faiseurs d’icelle ne saichent pas communement la musique artificielle ne donner chant par art de notes a ce qu’ilz font, toutesvoies est appellée musique ceste science naturele, pour ce que les diz et chançons par eulx faiz ou les livres metrifiez se lisent de bouche, et proferent par voix non pas chantable, tant que les douces paroles ainsis faictes et recordées par voix plaisent aux escoutans qui les oyent, si que au Puy d’amours anciennement et encores est acoustumez en pluseurs villes et citez des pais et royaumes du monde.
Ceuls qui avoient et ont acoustumé de faire en ceste musique naturele serventois de Nostre Dame, chançons royaulx, pastourelles, balades et rondeaux, portoient chascun ce que fait avoit devant le Prince du puy, et le recordoit par cuer, et ce recort estoit appellé en disant, après qu’ilz avoient chanté leur chançon devant le Prince, pour ce que neant plus que l’en pourroit proferer le chant de musique sanz la bouche ouvrir, neant plus pourroit l’en proferer ceste musique naturele sanz voix et sanz donner son et pause aux dictez qui faiz en sont.
Très riche, ce passage n’est pas d’interprétation aisée. Peut-on se contenter de réduire, comme l’ont souvent fait les exégètes de Deschamps (Footnote: Voir Dragonetti, La poesie… Ceste musique naturelle, Ludmila Evdokimova, Rhétorique et poésie dans l’Art de dictier, Agathe Sultan, La harpe et la forge.), la musique naturelle à la poésie et la musique artificielle à la musique proprement dite ? Ce serait simpliste. Premièrement, il faut relever que, même si l’on admettait une identité entre musique naturelle et poésie, elle ne serait que partielle : ce n’est que la poésie lyrique, inspirée par l’amour marial ou la louange des dames, et se réalisant dans les formes fixes qui la caractérisent au xive siècle, qui est englobée par la définition. Tout ce que, par exemple, on rangerait aujourd’hui sous la dénomination de « poésie narrative » ne semble pas a priori y être inclus. Ensuite, ainsi que cela ressort de l’argumentation de Deschamps, la musique naturelle ne saurait se limiter à la poésie en elle-même, ou figée dans le texte qui la véhicule : elle exige que celle-ci s’incarne dans la voix.
Étant maintenant posé le caractère nécessairement sonore des deux musiques, il faut en préciser la délimitation. On pourrait comprendre que la musique naturelle se limite, pour Deschamps, à la composition et à la récitation « parlée » des poèmes, en excluant tout recours à ce qu’on appelle aujourd’hui une « mélodie ». Là aussi, ce serait une analyse simpliste. De la même manière que, lorsqu’il abordait la grammaire, il s’appuyait sur l’abécédaire, Deschamps, en définissant la musique artificielle, fait tout d’abord référence aux six notes de l’hexacorde qui sont son pendant musical. Il inscrit donc cette musique au sein d’une pratique lettrée (on le comprend d’autant mieux ensuite lorsqu’il parle de figures, de clefs et de lignes) qui, comme en témoignent les termes de chanter, accorder, doubler, quintoier, tierçoier, tenir, deschanter, est tout entière tournée vers la polyphonie.
Les poètes lyriques, ou leurs interprètes, ne sont en général pas capables de « donner chant par art de notes », autrement dit, ce sont, en matière de musique, des illettrés et, à plus forte raison, ils ne disposent pas des compétences qui leur permettraient de composer de la polyphonie. Cela les rend-il pour autant incapables d’agrémenter leur déclamation par une mélodie spontanée, ou retenue d’oreille ? Si l’on répondait par l’affirmative, il faudrait admettre aussi que les analphabètes, ceux qui ne peuvent lire un texte aux moyen des « lettres de A, B, C », sont forcément incapables de réciter un poème retenu d’oreille, ce qui serait bien sûr absurde. Les « diz et chançons » de la musique naturelle se profèrent certes par voix « non pas chantable », mais il faut probablement comprendre, comme quelques lignes plus haut, « non pas chantable par art de notes », ce qui n’exclut nullement la présence, facultative, d’une mélodie de tradition orale. Ainsi, la musique naturelle selon Deschamps pourrait-elle couvrir l’entier du spectre qui va du parlé au chanté, en passant par ce qu’on peut appeler le parlar cantando ou le cantar parlando, et ce pour autant qu’il n’existe pas de composition musicale autonome. L’existence d’un processus de composition « par art de notes » signerait, quant à lui, la musique artificielle (qu’elle soit vocale ou instrumentale, monodique ou polyphonique).
Une analyse peu attentive de la chanson de Blondel de Nesle citée ci-dessus (figure 1) pourrait faire considérer la ligne de texte comme relevant de la musique naturelle et la ligne de notes comme relevant de la musique artificielle. Cela reviendrait à négliger le fait que, selon toute vraisemblance, les mélodies attachées aux chants des trouvères ont un caractère essentiellement spontané et oral : ce que nous ont transmis les rares manuscrits tardifs qui ont été notés correspond plus à l’enregistrement d’une tradition d’exécution arrivée en bout de course qu’au résultat d’un travail de composition musicale. Comme la ou les mélodies originelles n’avaient pas recours à l’« art de notes », on est en droit de considérer l’ensemble des deux lignes, indissociables dans la voix d’un jongleur, comme relevant exclusivement de la musique naturelle. À l’opposé, le motet de Philippe de Vitry (figure 2), reposant sur une élaboration musicale extrêmement complexe, appartiendrait au domaine de la musique artificielle.
Un peu plus loin, Eustache Deschamps ajoute :
Et aussi ces deux musiques sont si consonans l’une avecques l’autre, que chascune puet bien estre appellée musique, pour la douceur tant du chant comme des paroles qui toutes sont prononcées et pointoyées par douçour de voix et ouverture de bouche ; et est de ces deux ainsis comme un mariage en conjunction de science, par les chans qui sont plus anobliz et mieulx seans par la parole et faconde des diz qu’elle ne seroit seule de soy. Et semblablement les chançons natureles sont delectables et embellies par la melodie et les teneurs, trebles et contreneneurs du chant de la musique artificielle.
En appliquant cela aux mêmes exemples, on déduirait que la musique (artificielle) du motet est « anoblie » par l’éloquence d’un texte et que, réciproquement, la musique (naturelle) de la chanson de trouvère, à condition d’être réduite en notes – on peut arriver à ce résultat en composant une mélodie ex nihilo, ou alors en calibrant par la notation une mélodie spontanée ou de tradition orale – peut servir d’amorce à une polyphonie élaborée.
Et Eustache de conclure :
Et neantmoins est chascune de ces deux plaisant a ouir par soy ; et se peut l’une chanter par voix et par art, sanz parole ; et aussi les diz des chançons se peuent souventefoiz recorder en pluseurs lieux ou ilz sont moult voulentiers ois, ou le chant de la musique artificiele n’aroit pas tousjours lieu, comme entre seigneurs et dames estans a leur privé et secretement, ou la musique naturele se puet dire et recorder par un homme seul, de bouche, ou lire aucun livre de ces choses plaisans devant un malade, et autres cas semblables ou le chant musicant n’aroit point lieu pour la haulteur d’icellui, et la triplicité des voix pour les teneurs et contreneneurs neccessaires a ycellui chant proferer par deux ou trois personnes pour la perfection dudit chant.
Il serait donc possible et acceptable de chanter un motet « par voix et par art [de notes] », mais sans paroles – la situation se produit de toute manière lorsque la voix de ténor est dépourvue de texte. Réciproquement, toute pièce musicale composée et polyphonique peut être « recordée » sous forme de musique naturelle par un homme seul qui se contentera alors d’en dire ou, mieux, d’en chantonner le texte avec ce qu’il a retenu de sa mélodie.
Deschamps n’adopte pas exactement la même position que ceux qu’on appellera, faute d’un meilleur terme, les théoriciens de la musique : d’une part, il intègre à son système la rhétorique, généralement passée sous silence par ceux-ci ; d’autre part, il tend à valoriser la musique naturelle, qui est somme toute le sujet de son traité, alors même que les théoriciens de la musique se concentrent sur la musique artificielle qu’il n’aborde pas en détail (Footnote: Contrairement à Elena Abramov-van Rijk, Parlar cantando,, qui considère que l’opposition musique naturelle/musique artificielle recoupe, chez Deschamps d’une part et chez Ciconia (et les théoriciens de la musique) d’autre part, des concepts totalement inconciliables, on défend ici le point de vue selon lequel, malgré quelques contradictions superficielles, Deschamps et les théoriciens s’accordent fondamentalement sur les mêmes concepts.). La rhétorique fournit le cadre général : toute création, qu’elle soit poétique ou musicale, fait d’abord l’objet d’une composition (inventio) avant d’être exécutée en public (actio). C’est à l’intérieur de ce cadre que s’articulent les trois disciplines.
S’agissant de l’inventio des poèmes (et, à sa suite, de la dispositio et de l’elocutio), la musique naturelle prend en charge les aspects métriques (Deschamps), à savoir les questions relevant de la forme, le plus souvent fixe à cette époque : numération syllabique, ordonnancement des rimes et des strophes. La conduite du discours et le développement de l’argumentation restent l’apanage de la rhétorique. Quant à elle, la musique artificielle fait l’objet d’une inventio parallèle, fondée non sur le texte mais sur l’art de notes (Deschamps).
Au stade de l’actio, la rhétorique s’efface complètement ou presque devant les deux musiques : il apparaît clairement que celles-ci sont en « conjunction » (Deschamps), et donc si proches l’une de l’autre qu’elle peuvent probablement s’interpénétrer. Toutes deux consistent en du son, organisé selon un principe de « douçour » ou, autrement dit, résident dans les « consonances » (Ciconia), il y a donc identité de substance : c’est plus par leur tradition et leur mode d’élaboration qu’elles se distinguent. On pourrait dire, en schématisant, que si le trivium peut être symbolisé par la lettre et le quadrivium par le nombre, la musique naturelle exprime le « son de la lettre » et la musique artificielle le « son du nombre ». À la base de la musique naturelle, ancestrale ou « première » (Ciconia) se trouve le « carmen » (Boèce), autrement dit la parole, inspirée par les muses ou par Dieu (Réginon) et incarnée dans la voix. À la base de la musique artificielle, on a au contraire les proportions harmoniques, matérialisées par le monocorde et les instruments. Dans la musique naturelle, il n’y a pas à proprement parler d’inventio musicale. La mélodie qui apparaît éventuellement ne réside que dans l’actio et, s’il y a transmission, dans la memoria. Autrement dit, elle est partie intégrante du jaillissement vocal de la poésie lyrique (ou, ce qui peut revenir au même, de celui de la prière), dont elle demeure indissociable. Fondamentalement, ce qui distingue la musique artificielle est que, au contraire, elle a fait l’objet d’une inventio musicale autonome (Réginon). C’est cela, probablement, qui la fait considérer comme « seconde » ou plus récente. La voix humaine, lorsqu’elle y intervient (on n’oublie pas que la voix se trouve au centre du développement de la polyphonie), est traitée comme un instrument de musique et, si on lui adjoint du texte, celui-ci tendra à être réduit à un simple ornement visant à rendre la musique plus noble et mieux séante (Deschamps).
Ce long développement ouvre une piste intéressante pour la compréhension de motets comme ceux de Philippe de Vitry : plutôt que de se fixer sur le texte, son (in)intelligibilité et son lien éventuel avec la musique, on doit pouvoir au départ accepter l’idée qu’il puisse n’être qu’un ajout superficiel ou, pour initier une métaphore qui se révélera féconde, un enduit dont l’application sur le meuble « musique artificielle » en rend certes la surface plus brillante, mais qui n’a pas besoin d’être visible en lui-même, les meilleurs enduits étant, comme tout bon menuisier le dira, ceux qu’on ne remarque pas.
On peut ensuite proposer une solution au problème, déjà évoqué, de la « tare congénitale » de la polyphonie. Selon une doctrine largement répandue (Footnote: Pour une illustration récente, voir Lambert Colson, De la musique servante du texte à la polyphonie fleurie.), la musique (au sens moderne), primitivement « au service du texte » se serait soudain mise, en devenant polyphonique, à le « trahir », donnant lieu à ce qui est dénoncé comme une régression. Il aurait ensuite fallu attendre un Palestrina pour que l’intelligibilité originelle soit rétablie. Ce dont ne rend pas compte cette doctrine, c’est que, dans le carmen ancestral, autrement dit dans la musique naturelle, c’est la voix humaine, et non la mélodie, qui est tout entière vouée au texte. La mélodie en tant que telle n’est qu’une modalité éventuelle de la voix : dépourvue de la moindre autonomie, elle se révèle aussi incapable de servir le texte que de le trahir. Lorsque la voix devient un instrument au service de la musique artificielle, il peut pour la première fois exister un conflit entre celle-ci et le texte chanté : on est en présence d’un fait nouveau et non d’une régression. Au moment où ce conflit éclate, la question du lien texte-musique, auparavant sans objet, se pose pour la première fois. Une réponse possible consiste à conforter la musique artificielle dans son autonomie et à reléguer le texte dans un rôle décoratif ; comme il n’existe à l’origine aucune technique permettant à la musique de styliser « par art de notes » la déclamation parlée, il est logique que cette solution ait tout d’abord été retenue.
Comment passe-t-on du carmen traditionnel à la « modernité » d’un motet de Philippe de Vitry ? Trois étapes possibles de ce processus vont maintenant être examinées qui, vues du xxie siècle, peuvent à plus ou moins juste titre apparaître comme vectrices d’innovations.
Le carmen ancestral, archétype de la musique naturelle, ne recouvre pas toutes les formes de monodie. Il peut exister des monodies artificielles, en particulier la monodie instrumentale qui, par définition, ne saurait être naturelle, mais dont il ne reste quasiment aucune trace écrite. Dès lors que l’invention musicale prend le pas sur la déclamation du texte, on pense par exemple au jubilus de l’alleluia grégorien, on devrait pouvoir parler de monodie artificielle. À l’inverse, toute polyphonie n’est pas forcément artificielle : les « diaphonies » que sont par exemple les organa parallèles, semblent bel et bien dépourvues de toute inventio musicale autonome. Ce qu’on appelle parfois « hétérophonie », à savoir les menues variantes improvisées qu’un « meneur » ou un « soliste » superposera au refrain repris en chœur par l’assemblée, peut encore relever de la musique naturelle.
Il n’en demeure pas moins que, depuis qu’elle existe, c’est sur la polyphonie que s’est portée, en Occident, l’essentiel de l’inventivité musicale. On ne sait pas avec précision où et quand sont apparues les premières formes de polyphonie élaborée. Tout au plus peut-on supposer que cette éclosion s’est produite à partir du ixe siècle et dans les monastères. Il est intéressant de citer ce qu’en dit, au xxe siècle, Karl Popper. Le grand philosophe des sciences ne fait-il pas figure d’héritier lointain mais légitime du musicus selon Boèce ?
La polyphonie, comme la science, est particulière à notre civilisation occidentale […]. Contrairement à la science elle ne semble pas être d’origine grecque mais être née entre les ixe et xve siècles après J.-C. Si tel est le cas, elle représente peut-être l’exploit le plus inouï, le plus original, le plus miraculeux même, de notre civilisation occidentale, sans exclure la science (Footnote: Karl Popper, La quête inachevée, p. 74-75. On relève que, dans la vision de Popper, la polyphonie n’atteint sa pleine maturité qu’au xve siècle, avec la génération de Dunstable et Dufay. Dans sa logique, une musique aussi sophistiquée que celle de Philippe de Vitry serait à considérer comme « primitive ». À l’autre extrême, une polyphonie comme celle de Wagner serait probablement déjà considérée comme « décadente ».).
De la part d’un penseur d’envergure qui correspondit avec les plus éminents physiciens de son temps, l’importance accordée à une innovation culturelle dépourvue de toute application technologique impressionne. Pour Popper, c’est parce que le chant liturgique était devenu « dogmatique » et s’était donc figé, que les créateurs ont été poussés à sortir du cadre unidimensionnel de la monodie pour explorer une dimension polyphonique auparavant inimaginable. Il aurait pu relever aussi que la théorie musicale, totalement constituée depuis l’Antiquité grecque, était tout aussi dogmatique que le plain-chant. Cette théorie, et en particulier la connaissance des proportions correspondant aux intervalles, n’avait jusque-là guère eu d’autre application technique que l’accordage des instruments.
Avec la polyphonie, le fait nouveau est que la spéculation théorique sur les intervalles vient féconder l’inventio musicale : c’est le musicus qui devient praticien, ou alors le citharedus qui accède à la connaissance. Simultanément à un chant connu, appartenant à la liturgie, un organista va improviser une seconde mélodie. Il doit pour cela connaître et anticiper les mouvements de la vox principalis, savoir à chaque instant à quelle distance il s’en trouve et quels mouvements lui sont permis, savoir quels intervalles sont générateurs de tension et sur lesquels il peut se reposer. Un tel exercice requiert la totalité de l’attention de celui qui s’y livre. Ce citharedus fait musicus, on le comprend bien, doit, par la force des choses, renoncer au rôle du poeta. Sa musique ne peut donc être qu’artificielle.
D’emblée savante, la polyphonie occidentale n’en est pas pour autant d’emblée écrite. Se superposant à des mélodies liturgiques mille fois répétées et donc parfaitement mémorisées, la voix de l’organista s’élabore dans l’instant. Même si, momentanément, elle focalise l’attention, elle n’est pas sacralisée au point qu’il faille la noter. Peu utile pour une vox principalis amplement connue, l’écrit serait incongru pour la vox organalis, trop personnelle et trop fugitive. Rien, au début de cette tradition, ne préfigure donc la partition à laquelle est habitué tout musicien qui, aujourd’hui, s’adonne à une polyphonie plus ou moins ancienne. Cette absence de texte explique le flou historique qui entoure la naissance de la polyphonie.
Une caractéristique nouvelle des motets, et déjà probablement des clausules dont ils dérivent, est de rendre indispensable le passage par l’écrit. Trop complexes pour être improvisées, ces pièces sont forcément le fruit d’un travail préalable de composition musicale. Pour la première fois, c’est le texte, ou plutôt l’accumulation des textes, qui en constitue l’état premier. Mais, dans les manuscrits, ces textes sont disposés en blocs compacts et non, comme sur une partition moderne, de manière synoptique (figure 3). L’œil rivé sur leur seule partie, les chanteurs ne peuvent embrasser d’un regard la construction polyphonique. Cela implique qu’il doit exister un temps objectif, extérieur, celui de l’horloge (ou, avant la lettre, du métronome), pour synchroniser les parties entre elles, et que la notation doit affiner la manière dont elle le structure.
À la base, le tenor fait paradoxalement figure de « non-texte » : pour ce fragment de Benedicamus Domino mille fois tropé, la seule information musicale pertinente est peut-être la place des silences. Quant à la mention Domino, elle semble bien n’être là que pour mémoire, l’essentiel de la partie étirant ce qui, dans le plain-chant d’origine, est un mélisme sur Do-. L’élaboration de ce type de motet consiste à ajouter des voix selon un principe d’accumulation : le motetus pour commencer, qui peut un temps fonctionner seul avec le ténor puis, comme pour corser la difficulté, le triplum qui doit s’intégrer aux deux voix préexistantes. On pourrait éventuellement ajouter encore un quadruplum, mais l’exercice serait périlleux car il faudrait alors tenir compte de trois voix préexistantes, ce qui réduirait considérablement la marge du compositeur.
Motetus
Je lang[ui] des maus d’amours :
Mieux aim assez qu’il m’ocie
Que nul autre maus ; trop est jolie
La mort ;
Alegiés moi, douce amie
Ceste maladie
Qu’amours ne m’ocie.
Triplum
Pucelete
Bele et avenant,
Joliete,
Polie et pleisant,
La sadete
Que je desir tant,
Mi fait liés, jolis,
Envoisiés et amant :
N’est en mai einsi
Gai roussignolet chantant :
S’amerai de cuer entieremant
M’amiete
La brunete,
Jolietement.
Bele amie,
Qui ma vie
En vo baillie
Avez tenue tant
Je voz cri merci en souspirant.
Figure 4. Pucelete – Je langui – Domino, édition littéraire d’après Gaston Raynaud
Pour Raynaud, éditeur littéraire des pièces de ce manuscrit, elles « ne sont donc soumises à aucune règle de composition : destinées à n’être que l’accessoire de la musique, elles en suivent servilement la contexture (Footnote: Gaston Raynaud, Recueil de motets français des xiie et xiiie siècles, p. xvi.) ». Le caractère premier de la musique, et son influence sur la forme du texte poétique pourra en effet difficilement être remis en question. Il est rarement facile, par exemple, de disposer en lignes les textes qui constituent le versant littéraire de ce répertoire : où sont les rimes, quels sont les mètres utilisés, existe-t-il une structure strophique (Footnote: On retrouvera le même type de difficultés bien plus tard dans le « multitexte » des chansons descriptives de Janequin. Voir, à ce propos, Jean Vignes, Les chansons descriptives de Janequin : essai de lecture poétique.) ? On aboutit bien souvent à des découpages qui apparaissent très anarchiques eu égard à la belle régularité du grand chant courtois.
Le bref motetus de la figure 4 fournit un bon exemple de ces problèmes. Tous les « vers » dégagés par Raynaud, sauf un, sont impairs (7, 7, 9, 2, 7, 5, 5). Cinq riment en « -ie », si tant est qu’on puisse admettre que « m’ocie » rime avec lui-même. Si l’on en croit le découpage proposé, « amours » rimerait avec « mort », ce qui est pour le moins contraire aux canons du grand chant courtois. Il apparaît bien que les contraintes auxquelles était soumis le compositeur l’obligeaient à composer des incises musicales relativement brèves et de longueur inégale. En épousant ces contraintes musicales, les « poèmes » écrits pour cette musique acquièrent paradoxalement une grande liberté eu égard aux règles traditionnelles de la poésie lyrique. Ils peuvent donc apparaître comme étrangement modernes. On perçoit aussi cette « modernité » dans la manière dont leurs rimes traitent les consonnes finales, n’hésitant pas ici ou là à les négliger, probablement en conformité avec l’usage linguistique contemporain le plus spontané, mais certainement en contradiction avec les règles traditionnelles de la versification qui tirent leur légitimité d’états de langues plus anciens (Footnote: À propos du traitement des consonnes finales dans le manuscrit de Montpellier, voir Bettens, Les consonnes finales. ). Faut-il pour autant admettre, avec Raynaud, qu’elles n’obéissent à aucune règle de nature poétique ?
Plus que comme de simples « accessoires de la musique », ces textes irrégulièrement mais savamment construits sont à considérer comme des ornements, des décorations de la construction musicale. Alors que les clausules tropées, où des syllabes de texte semblent être appliquées dans le seul but d’occuper les notes présentes, donnent tout son sens à la métaphore de l’enduit, les motets dans le style de Montpellier consacrent l’apparition du vernis coloré (figure 5). En le recouvrant, il sert, comme l’enduit, à protéger la surface d’un meuble, mais l’usage de la couleur incite l’artisan à créer des motifs ornementaux. Ces motifs doivent bien sûr s’inscrire dans les formes du meuble qu’ils décorent, contrainte qui peut être stimulante et faire naître un style particulier. Si Raynaud ne décèle que des « banalités » et des « lieux communs » dans les textes de ces motets, c’est que leur style décoratif, fondé sur la répétition et l’opposition des motifs, est aussi éloigné des canons de la poésie romantique, qui servent de référence implicite à cet éditeur, que de la tradition du grand chant courtois.
Dans ces pièces, la thématique courtoise a fait place à un autre registre, celui dit de la « bonne vie (Footnote: Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, p. 251.) » : autrement dit, la noble dame s’est effacée devant la « pucelette ». Parallèlement, le chanteur qui chante « je chante » (figure 1) est remplacé par une forme plus subtile d’auto-référence. Dans des textes comme : « Cest quadruple sans reison / N’ai pas fait en tel seison / Qu’oisel chanter n’ose » ou : « De jolif cuer doit venir / De faire .I. treble plesant (Footnote: Raynaud, Recueil de motets français. p. 20 et 96.) », ce n’est plus le poète qui se réfère à son action, à savoir « chanter », mais c’est bien le texte du poème qui se réfère à la composition qu’il décore. Dans un motet du roman de Fauvel, on aura même « Cis chans veult boire », le texte semblant accéder à un libre arbitre jusqu’ici réservé aux seuls sujets animés. Ces références du texte (littéraire) au texte (littéraire et musical) ouvrent la voie à des pièces totalement auto-référentielles, comme le fameux « Ma fin est mon commencement » de Machaut, ou certains motets plus tardifs relevant de ce qu’on appelle l’ars subtilior. Et, surtout, elle révèle que, de la musique naturelle, indissociable du jaillissement vocal subjectif qui la produit, on a basculé vers la musique artificielle, patiemment élaborée sous la forme d’une accumulation de textes écrits devant, pour se réaliser, être « déchiffrés » par ses interprètes.
La mention d’ars nova apparaît dans l’explicit d’un traité tardivement attribué à Philippe de Vitry (Footnote: Philippe de Vitry, Ars nova, Thesaurus musicarum latinarum. ). À ce stade, le terme, qu’il vaudrait mieux traduire par « nouvelle technique » que par « art nouveau », semble désigner avant tout un ensemble d’innovations dans la notation du rythme, et en particulier, l’introduction de la minime : désormais, une longue peut, au maximum, être divisée en trois brèves, dont chacune peut contenir trois semi-brèves, à leur tour divisibles en trois minimes au plus. Cette triple tripartition de la valeur longue rend possible un facteur vingt-sept entre la plus brève et la plus longue des notes usuelles (Footnote: On néglige ici la maxime, que ce traité passe sous silence, ainsi que la semi-minime, qu’il ne fait qu’effleurer.). De plus, il est possible, à chaque embranchement, de recourir à l’ « imperfection », c’est-à-dire de diviser par deux au lieu de trois, ce qui offre de nombreuses possibilités de structuration du temps.
On dispose maintenant d’un instrument de notation dont la précision est historiquement inégalée mais, pour autant, cette nouveauté autorise-t-elle à voir dans l’ars nova une avant-garde esthétique (Footnote: La vision de Jacques Chailley, Histoire de la musique au Moyen Âge,, est emblématique de cette tendance à considérer l’ars nova du xive siècle comme analogue à l’avant-garde artistique du début du xxe siècle. Pour une remise en question radicale de cette vision, voir Sarah Fuller, A phantom treatise of the fourteenth century ? The Ars nova.) ? Personne ne s’y serait probablement risqué s’il n’avait existé un document qui, providentiellement, pouvait faire figure de réaction conservatrice à cette soi-disant révolution : la décrétale Docta sanctorum du pape Jean XXII (Footnote: Le caractère anachronique de cette utilisation d’un écrit papal a été fort bien relevé par Étienne Anheim, Une controverse médiévale sur la musique et par Olivier Cullin, Laborintus. Ces deux auteurs citent dans son intégralité le texte de la décrétale et en donnent une traduction.). Il n’est pas question de reprendre ici le débat dans son ensemble, mais plutôt de revenir sur la seule question de l’« intelligibilité du texte », dont même les commentateurs les plus récents et les plus critiques, à l’image d’Olivier Cullin et d’Étienne Anheim, semblent garder une conception anachronique :
Les évolutions de la musique ont rendu le texte chanté incompréhensible, ce qui a suscité la réaction des autorités ecclésiastiques. […] Or la clarté de l’audition est tout à fait primordiale : brouiller le texte par des inventions inutiles et des raffinements coupables est une offense faite à Dieu. […] Le pape veut désigner ce qui, dans la musique, empêche de comprendre la Parole sacrée. […] Chanter deux ou trois textes latins différents en même temps rendait déjà l’ensemble impossible à comprendre, mais y mêler des textes vernaculaires est encore plus répréhensible. […] Les notes courtes disloquent les syllabes, de sorte que l’auditeur ne peut plus percevoir la totalité du mot et qu’il en est réduit à entendre une succession de sons. […] Le même vocabulaire passe des chanteurs à la musique, pour finir aux auditeurs : le texte est devenu inaccessible à ceux qui écoutent (Footnote: Étienne Anheim, Une controverse médiévale sur la musique, p. 230-232.).
Ces appels répétés à des auditeurs externes qui devraient, à l’écoute, ne rien perdre d’un texte chanté, ne sont pas sans évoquer la controverse qui, deux bons siècles plus tard, alimentera le Concile de Trente. Sont-ils pour autant pertinents s’agissant de la musique des années 1320 ? Force est en tout cas de constater que la décrétale ne contient aucune référence explicite à des « auditeurs ». C’est en vain qu’on cherchera, dans ce bref texte, le terme audientes : les deux seules allusions au sens auditif – il s’agit du reste plus de celui des chanteurs eux-mêmes que de celui d’éventuels auditeurs externes – se rapportent l’une aux notes brèves qui « saoulent les oreilles (Footnote: « Currunt enim, et non quiescunt ; aures inebriant, et non medentur ».) » et l’autre aux consonances qui « caressent l’ouïe (Footnote: « maxime quum huiusmodi consonantiae auditum demulceant, devotionem provocent, et psallentium Deo animos torpere non sinant ».) », mais en aucun cas à l’audition des paroles. S’agissant du traitement du texte, la décrétale donne, si l’on y regarde de près, un tout autre éclairage :
La docte autorité des Saint Pères a décrété que dans les offices de la louange divine, signe de la soumission que nous devons à Dieu, l’esprit de tous soit en éveil [mens vigilet], que le discours ne trébuche pas et que l’humble gravité de ceux qui psalmodient répète une douce modulation. « Car dans leur bouche résonnait un doux son » [Eccl. 47, 11]. Certes ce doux son résonne toujours dans la bouche des psalmodieurs qui portent Dieu dans leur coeur ; lorsqu’ils prononcent les paroles, leur dévotion est augmentée par ces chants […] Mais quelques disciples d’une nouvelle école, veillent à [invigilant] mesurer les temps, tendent vers des notes nouvelles et préfèrent inventer les leurs qu’utiliser les anciennes. Les mélodies de l’Eglise sont chantées avec des semi-brèves et des minimes, et sont heurtées par les notes brèves (Footnote: « Docta Sanctorum Patrum decrevit auctoritas, ut in divinae laudis officiis, quae dubitae servitutis obsequio exhibentur, cunctorum mens vigilet, sermo non crespitet, et modesta psallentium gravitas placida modulatione decantet. Nam in ore eorum dulcis resonabat sonus. Dulcis quippe omnino sonus in ore psallentium resonat, quum Deum corde suspiciunt, dum loquuntur verbis, in ipsum quoque cantibus devotionem accendunt. […] Sed nonulli novellae scholae discipuli, dum temporibus mesurandis invigilant, novis notis intendunt, fingere suas quam antiquas cantare malunt, in semibreves et minimas ecclesiastica cantantur, notulis percutiuntur. » Traduction d’après Anheim et Cullin.).
C’est donc la perspective du chanteur qui est adoptée : le problème évoqué ici n’est pas celui d’auditeurs qui risqueraient de ne pas saisir en temps réel le déroulement d’un texte liturgique pourtant connu d’avance, mais bien celui de chanteurs dont l’esprit, entièrement occupé à mesurer les temps de la polyphonie, est distrait de la prière. Au « vigilet » de l’esprit tendu vers Dieu s’oppose le « invigilant » des chanteurs comptant les brèves qui défilent devant leurs yeux en se demandant avec inquiétude si la suivante sera parfaite ou imparfaite.
À vrai dire, la fissure entre « deux mondes musicaux antagonistes » que met en évidence Anheim (Footnote: Étienne Anheim, La musique polyphonique à la cour des papes au xive siècle.) n’est-elle pas précisément celle qui, depuis l’Antiquité, oppose la musique naturelle des fidèles à la musique artificielle des « techniciens » ? Si cela était le cas, on comprendrait que la décrétale de Jean XXII ne vise pas spécifiquement l’ars nova, mais la musique artificielle en général, dont l’ars nova ne représenterait alors que le dernier exemple à la mode. N’est-il pas logique que l’Église hausse le ton à chaque fois qu’une efflorescence musicale savante, qu’elle soit monodique ou polyphonique, risque de s’autonomiser du tronc de la prière chantée, avant de s’efforcer, dans un second temps, de la « récupérer » ?
S’il faut donc renoncer à faire de l’ars nova une « révolution esthétique », force est néanmoins de reconnaître que, en tant que « nouvelle technique de notation », elle n’est pas restée sans effet sur l’élaboration des textes littéraires qui servent aux motets. On ne trouve plus trace, chez Philippe de Vitry, des petits segments irréguliers qui caractérisaient les motets de Montpellier (figure 4) et dont on postulait qu’ils étaient calqués sur une musique préexistante. Du fait de l’usage plus souple de valeurs plus brèves, et parce qu’ils sont moins conditionnés par la segmentation du tenor, le motetus et le triplum peuvent accueillir des poèmes dont la métrique est pleinement conforme aux canons littéraires du temps. On imagine sans peine que les textes de l’exemple 2 aient pu être composés pour eux-mêmes, et récités ou chantés sous forme de musique naturelle, avant d’être intégrés au motet. Par contre, le tenor qui, historiquement, jouait le rôle de cantus prius factus, a pris ses distances de la liturgie (Footnote: Parmi les motets attribués à Philippe de Vitry dont il est question ici, le tenor de Douce playsence – Garison selon nature – Neuma quinti toni n’a jamais pu être rapproché d’aucune source liturgique ; celui de Petre Clemens tam re quam nomine – Lugentium siccentur occuli – Non est inventus, tel qu’on le trouve désentrelacé du contratenor dans la version à quatre voix reconstituée postérieurement à la première parution du présent article, correspond à une version, attestée au xive sièle, du verset du graduel Ecce sacerdos magnus ; s’agissant du tenor de Cum statua Nabucodonosor – Hugo, Hugo, princeps invidie – Magister invidie, Alice V. Clark, au prix d’un travail minutieux, a débusqué une concordance avec le répertoire de plain-chant qui se limite à un motif de quelques notes. Quand bien même on pourrait prouver que cette « signature » liturgique est intentionnelle, il demeurerait que la plus grande partie de ce tenor est d’inspiration libre. Pour de nombreux autres motets dont l’origine du tenor est solidement établie, le même auteur met en évidence les modifications mélodiques que le compositeur pouvait faire subir au plain-chant originel. Voir Alice V. Clark, Concordare cum materia, thèse, Université de Princeton, 1996.). Du fait des contraintes de l’isorythmie, il reste le fondement de l’édifice polyphonique (Footnote: On n’est pas encore dans le cas de Machaut qui ajoute une teneure et une contreteneure à la voix supérieure d’une ballade, composée au préalable ; Le livre du voir dit, p. 524.) mais, ne préexistant pas toujours au motet et susceptible d’être modifié par le compositeur, il devient, au même titre que les autres voix de la polyphonie, l’un des éléments d’un plan d’ensemble qui faisait défaut dans les motets de l’ars antiqua.
En somme, on est passé du simple meuble peint de motifs décoratifs au retable (figure 6). Le retable reste, si l’on veut bien, un meuble peint. Mais c’est un meuble dont la fonction est, justement, de présenter les peintures dont il est recouvert. À cet effet, il est disposé en grands panneaux qui permettent au peintre de réaliser de véritables compositions qui n’ont plus, comme dans le cas du simple meuble, à se calquer sur les moulures du bois.
Composer et faire exécuter, à l’occasion d’une solennité donnée, un grand motet comme Cum statua Nabucodonosor – Hugo, Hugo, princeps invidie – Magister invidie (on ne connaît rien aujourd’hui du contexte d’une telle exécution) ou Petre Clemens tam re quam nomine – Lugentium siccentur occuli – Non est inventus (dédié à Pierre Roger, devenu Clément VI) était incontestablement un geste fort. Personne n’en disconviendra : chacun des textes qui servent au motetus et au triplum de ces pièces est à lui seul un superbe exercice d’éloquence, en particulier ceux dédiés à Clément VI dont le propos, par un effet de miroir, est justement de louer l’admirable éloquence de ce prédicateur inspiré. L’assemblage des textes, ainsi que le choix d’un tenor, ne se fait pas au hasard et veut donc certainement dire quelque chose.
Les difficultés apparaissent lorsqu’on cherche à saisir le lien que pourrait entretenir la musique (artificielle) avec ces textes. Si l’on adoptait un point de vue « post-médiéval », on attendrait d’elle qu’elle se mette au service du verbe en soulignant les articulations du discours, en mettant en évidence des mots ou des idées importants et en exprimant les affects supposés de l’orateur. Au premier abord, rien de tel ne transparaît de la polyphonie composée par Philippe de Vitry. N’existerait-il pas néanmoins des liens moins évidents, ou délibérément cachés, entre texte et musique, qu’une étude plus attentive permettrait de révéler, au risque de créer de toutes pièces des effets auxquels ni le compositeur ni ses dédicataires n’auraient, même au tréfonds de leur inconscient, jamais pensé ?
Partant du matériau fourni, au xiiie siècle, par les motets du manuscrit de Montpellier, Cullin (Footnote: Olivier Cullin, Laborintus, p. 91 sq.) s’est courageusement mis au travail et s’efforce de retrouver, dans ces assemblages de textes musicaux et littéraires, les éléments de la disputatio universitaire. L’idée de départ est séduisante mais son application se heurte à la trop grande diversité du corpus et, en fin de compte, aucun des exemples donnés n’emporte réellement l’adhésion. Par comparaison, les mécanismes de la disputatio se retrouvent de manière évidente dans les jeux-partis monodiques de la même période.
S’intéressant ensuite au motet Petre Clemens etc., Cullin se livre à quelques considérations numérologiques (Footnote: Olivier Cullin, Laborintus, p. 141 sq.) que Anheim n’hésitera pas pousser plus loin (Footnote: Étienne Anheim, La musique polyphonique.). Ainsi, les 33 brèves de la talea figureraient l’âge du Christ, le nombre total de 250 brèves serait éminemment parfait, les 7 et 6 lettres respectives de Clemens sextus seraient rappelées par l’apparition du mot Clemens comme 67e du motetus. Le problème de ce type d’analyse est que, lorsqu’on se met à compter (et Dieu sait s’il y a à compter dans un motet isorythmique), on arrive toujours à un résultat ! À partir de là, il est tentant d’appeler à la rescousse ce réseau flou d’équivalences hétéroclites qu’il est convenu d’appeler « symbolique des nombres », réseau conçu, à l’image des arts divinatoires, pour expliquer tout, n’importe quoi, et leur contraire. Dans un ordre d’idées voisin, l’entreprise de Julien Ferrando, qui, dans le même motet, part à la recherche de « sous-textes (Footnote: Autrement dit, il joue au « mot caché » dans le texte du motetus, y retrouvant l’incipit supposé du tenor, qui aurait servi d’amorce aux voix supérieures en vertu d’un curieux procédé de « tropation » lettre par lettre dont aucun témoin médiéval n’a jamais fait mention. On s’interroge sur la pertinence de l’exercice : avec une telle méthode, il est facile d’extraire n’importe quel texte bref à partir de n’importe quel texte d’une certaine longueur sans qu’il soit pour autant possible d’en conclure quoi que ce soit. Voir Julien Ferrando, Un style de composition musicale au service de la papauté (résumé). Texte intégral disponible sur <https://docplayer.fr/>) » apparaît aussi hasardeuse et incontrôlable. Toutes ces interprétations, si elles sont extrêmement faciles à émettre, se révèlent ensuite aussi difficiles à conforter qu’à réfuter. Soumises à une critique rationnelle, elles ne peuvent donc susciter qu’un scepticisme prudent.
Se penchant sur l’intrication musicale des textes de ce motet, tant Cullin que Ferrando ont été frappés par des « relais » entre les deux voix supérieures qui semblent, en des lieux bien précis, se passer le témoin selon une séquence qui se répète : silence du motetus correspondant à la fin d’une incise du triplum, puis début d’une incise du motetus correspondant à un silence du triplum. Il était tentant d’y rechercher des effets de sens entre les deux textes. Ce que ces auteurs n’ont pas relevé est que lesdits « relais » se suivent avec une régularité d’horloge, tous les six vers pour le triplum et tous les quatre vers pour le motetus (Footnote: Cette analyse a été réalisée par David Chappuis (communication personnelle).). Si ces relais rythment le déroulement régulier de chacun des deux poèmes selon une proportion fixe de 3 à 2, peuvent-ils être en plus conçus pour mettre en évidence des mots ou des sens particuliers ? C’est extrêmement peu probable.
Plus généralement, il n’est pas rare que, dans leur progression temporelle, les vers constitutifs des voix supérieures des motets de Philippe de Vitry évoluent selon les proportions simples (1/1, 2/1, 3/1 etc.) ou « superparticulaires » (2/1, 3/2, 4/3 etc.) qui sont familières aux musiciens parce qu’elles quantifient les intervalles élémentaires (unison, octave, quinte, quarte) . Dans Hugo etc. (exemple 2), on observe ainsi, en nombre total de vers, une proportion de 4 à 3. Mais, vu en détail, le déroulement est plus complexe : dans la section initiale, le rapport est de 4 à 1, ce qui a pour effet de distendre (est-ce un effet rhétorique ?) l’interjection « Hugo, Hugo ! » du motetus, puis il y a rattrapage avec deux vers successifs en rapport 1/1. Les six premiers vers du triplum coïncident donc avec les trois premiers du motetus. Ensuite, dans la section centrale, le motet atteint sa vitesse de croisière de 4/3. Avec le hoquet, le rapport change encore : pris globalement, les groupes de deux trisyllabes et d’un décasyllabe évoluent en rapport 1/1. Dans Douce playsence – Garison selon nature – Neuma quinti toni (exemples 5 et 6), abstraction faite des irrégularités marquant le début et la fin du motet, à chaque heptasyllabe du motetus correspond un ensemble de trois vers (deux octosyllabes et un tétrasyllabe) du triplum.
Enfin, il est permis de s’interroger sur la présence de figuralismes dans ce répertoire. Par exemple, les silences de semi-brève placés après les mots « soupirs » et « soupirer » dans le même motet (exemple 6) pourraient-ils résulter d’une intention du compositeur de dépeindre le texte littéraire ? Nicoletta Gossen (Footnote: Nicoletta Gossen, Musik in Texten – Texte in Musik, Winterthur, p. 170.) ne l’exclut pas, mais sa légitime prudence lui interdit de se montrer plus affirmative. Par comparaison, dans un madrigal italien de la Renaissance, on trouverait de tels silences à l’intérieur des mots concernés, avec un résultat sonore proche du soupir ou du sanglot ; la pratique serait suffisamment évidente pour que les figuralismes soient reconnus sans hésitation possible.
Tout bien pesé, la musique de ces pièces semble n’avoir d’autre fonction rhétorique que de faire marcher ensemble deux poèmes différents, ou plus précisément de les mettre « en consonance », au sens musico-mathématique du terme. Le hoquet, exercice quasiment obligé dans un motet de l’ars nova doit, dans le même ordre d’idées, être interprété non comme une « figure », dont la fonction serait de provoquer localement un effet de sens en rapprochant deux mots pris dans deux poèmes distincts, mais plutôt comme un procédé d’« arrimage » permettant, globalement, de fixer l’un à l’autre deux « panneaux » textuels en un rapport qui évoque le recto-verso.
Alors qu’elle n’a plus à faire ses preuves pour les musiques ultérieures, l’analyse rhétorique peut sembler décevante lorsqu’on y soumet des motets médiévaux, en particulier ceux de Philippe de Vitry. On aurait tort, cependant, de faire la fine bouche : les procédés décrits ici relèvent de la dispositio et non, comme les figures qu’on traque d’ordinaire dans la musique renaissante ou baroque, de l’elocutio. Ils sont les éléments du squelette du motet et permettent une forme très subtile et élaborée d’intertextualité : l’incrustation de plusieurs compositions relevant de la musique naturelle dans un ensemble organisé par la musique artificielle.
Arrive le moment où, malgré toutes les questions fondamentales restées en suspens, il faut passer à la mise en œuvre. Ce sont alors les questions pratiques qui surgissent, et notamment celle du choix du matériel d’exécution. L’édition de référence, celle réalisée par Leo Schrade pour l’Oiseau-Lyre (figure 7), peut-elle remplir cet office ? À première vue, elle ressemble à n’importe quelle partition moderne. Toutefois, on y remarque immédiatement un certain nombre de bizarreries, en particulier dans la notation du rythme. Par exemple, la présence de grandes mesures, dont les barres traversent le système et de petites mesures, souvent décalées d’une portée à l’autre, sans que leur logique apparaisse clairement. Les indications de mesure laissent tout aussi perplexe : elles n’obéissent ni aux conventions de la notation classique, ni à celles de l’ars nova et on doit déduire qu’elles relèvent d’un système ad hoc conçu par l’éditeur, mais dont il aurait oublié de livrer la clé. Les équivalences entre les notes ne laissent pas non plus de surprendre : comment comprendre qu’une ronde double-pointée du tenor corresponde à trois blanches pointées du motetus, et qu’une blanche pointée du motetus corresponde à trois noires pointées du triplum ?
Ces incongruités traduisent l’incapacité de la notation classique à absorber le système mensuraliste de l’ars nova dans toute sa richesse et sa complexité. En fait, l’éditeur, en passant d’un code à l’autre, a généré des problèmes qui n’existaient tout simplement pas dans le code de départ. Comme son cheminement et ses choix ne sont pas explicites, il est quasiment impossible de les comprendre sans remonter à la source manuscrite. Ne pourrait-on pas alors carrément utiliser cette dernière comme matériel d’exécution ? Outre le fait qu’il est extrêmement difficile d’obtenir de bonnes reproduction d’un manuscrit comme celui d’Ivrea (Footnote: Ivrea, Bibliotecca Capitolare, ms. 115.), sa lecture pose un certain nombre de problèmes de nature paléographique qui, en exigeant l’usage de la loupe, font obstacle à une utilisation en temps réel par des interprètes, d’où la solution finalement retenue : en réaliser une transcription qui, tout en résolvant les problèmes paléographiques, conserve intacts les signes d’origine et leur disposition. C’est donc finalement une édition pour ainsi dire « postmoderne » qui sera fournie aux chanteurs (figure 8) (Footnote: Il est possible d’entendre ce motet (enregistrement de concert). ).
Au départ, la courbe d’apprentissage est plutôt lente, mais la démarche est captivante et extrêmement formatrice. Alors que, dans l’enseignement traditionnel, l’étude de la notation ancienne est abordée surtout dans la perspective de la transcription et de l’édition, c’est-à-dire d’une manière plutôt théorique et sans la contrainte du temps réel, l’utilisation de la notation originale pour le déchiffrage oblige à acquérir des réflexes dont il n’est pas interdit de postuler qu’ils sont proches de ceux des premiers interprètes de ces motets. En résulte un sentiment de « communion » avec ces lointains devanciers qui, à son tour, catalyse l’apprentissage.
La disposition par blocs, en interdisant tout accès visuel à la trame polyphonique, se révèle particulièrement exigeante pour des chanteurs qui, ne pouvant pas contrôler par la vue la synchronisation des parties, doivent mobiliser au maximum leur sens de l’écoute mutuelle. C’est par l’écoute aussi qu’ils tenteront de résoudre les problèmes d’altérations : sur quels hexacordes solmiser, quand recourir à la musica falsa (ou ficta) (Footnote: Cette question est discutée en détail par David Chappuis, L’art du contrepoint dans la musique de l’Ars nova.) ?
Ainsi que s’en plaignait la décrétale Docta sanctorum, l’exercice mobilise en effet la totalité de leur attention, au point que, s’ils étaient clercs, ils manqueraient certainement à leur devoir de prière ! Les textes littéraires, disposés d’un seul tenant, sont plus faciles à suivre et à déchiffrer que dans une édition moderne où ils seraient trop distendus pour pouvoir être lus dans de bonnes conditions. Les chanteurs parviennent sans peine à les prononcer avec soin, mais il apparaît évident, tant la construction sonore est complexe et subtile, que tout effet oratoire surajouté, individuel ou concerté, issu de leur subjectivité ou de celle d’un « chef d’orchestre », serait futile voire incongru : chanter les syllabes du manuscrit, le plus précisément possible, en veillant à l’équilibre et à la justesse, constitue déjà un objectif extrêmement ambitieux.
À l’usage, la notion de « public » se révèle également vide de sens : s’il y avait, au Moyen Âge, des auditeurs externes, ils ne pouvaient certainement pas occuper le point focal du dispositif, celui qu’on réserve aujourd’hui aux citoyens qui se déplacent pour venir entendre et applaudir des musiciens, et qui sont prêts à payer pour cela. En tous les cas, le détail des textes prononcés par les chanteurs ne leur était en aucune manière destiné. Si un rôle leur était assigné, il se limitait peut être à aller témoigner qu’ils avaient assisté (de loin) à l’exécution d’un motet solennel de Philippe de Vitry, par exemple dédié à Clément VI. Autrement dit, ils avaient entendu passer l’œuvre, comme on voit passer la caravane d’un chef d’État, avec l’impression d’« y être », mais sans participer le moins du monde à l’événement.
Le constat de départ n’est guère encourageant… On dispose certes d’une musique magistralement élaborée dont l’abord représente une expérience forte pour les chanteurs, mais on ne sait comment faire participer un public d’aujourd’hui à l’expérience. Rien, dans ce répertoire, ne semble avoir été conçu en fonction d’auditeurs, au sens qu’on donne aujourd’hui à ce terme. Chanter à la file les quatorze ou quinze motets conservés peut avoir un intérêt documentaire mais ne saurait constituer un concert, encore moins un spectacle. Devrait-on alors consacrer une partie du temps à expliquer la musique au public ? On annoncerait alors un « concert commenté » ou une « conférence illustrée », mais tel n’est pas le but de l’expérience, qui vise à présenter la musique de Philippe de Vitry non dans un cadre didactique mais bien dans celui d’un spectacle.
On songe aux cérémonies ou aux grandes fêtes qui, forcément, avaient lieu en Avignon et au cours desquelles des motets de Philippe de Vitry ont pu être créés par la chapelle pontificale. Serait-il envisageable de se lancer dans la reconstitution de l’une de ces solennités ? Un tel procédé fonctionne plutôt bien avec la messe : on ne compte plus aujourd’hui les spectacles conçus comme la recréation d’une messe célébrée en un lieu et en un temps donnés, prétexte à un assemblage de pièces monodiques et polyphoniques qui peut séduire un auditoire moderne. Malheureusement, alors que la messe repose sur un squelette universellement connu et remarquablement stable, on n’a pas la moindre idée de la manière dont d’éventuelles solennités « para-liturgiques » pouvaient être agencées à cette époque.
L’idée finalement retenue consiste à s’appuyer sur la forme « motet » elle-même et à s’en servir pour construire l’ensemble du spectacle. On conçoit donc un « motet de motets » ou, si l’on veut, un « méta-motet » qui sera présenté au public comme un tout continu, sur une durée d’un peu plus d’une heure. Trois voix au moins sont nécessaires pour constituer un motet de l’ars nova :
La première et bien sûr la plus fondamentale, le tenor, sera identifiée à la voix lyrique de Philippe de Vitry, autrement dit à sa musique naturelle. À l’instar d’un certain Hugues, de Robert d’Anjou ou de Clément VI, il fait figure de dédicataire absent et sa voix, symboliquement, soutient le méta-motet sans qu’on l’entende ; elle ne résonnera que dans l’envoi final où une prosopopée de Philippe récitera les premiers vers du Dit de Franc Gontier, la seule de ses œuvres poétiques à avoir traversé les siècles. Cette figure de l’absent permet néanmoins de fonder l’usage du tu qui, comme on l’a vu, est emblématique de ses motets « politiques », d’où le titre du spectacle : Ta voix, Philippe.
À l’opposé, le triplum sera porteur du commentaire des interprètes de 2010. Le nous de cette voix parlée est celui des « acteurs » du spectacle s’adressant au tu de Philippe, mais il peut aussi englober le public qui, de témoin fortuit voire de gêneur qu’il était lorsqu’il surprenait l’exécution d’un motet médiéval isolé, devient un témoin privilégié, pleinement impliqué dans la réception du méta-motet. Conçu comme une méditation sur le temps, celui de la musique, celui de la vie, celui du cosmos, ce triplum se déroule comme un fil conducteur. Il s’agit d’une voix parlée et donc essentiellement monodique, mais qui peut, ici ou là, éclater en fragments polyphoniques, toujours parlés.
Entre les deux, le motetus est incarné par la polyphonie de Philippe de Vitry, c’est-à-dire sa musique artificielle. De la même manière que des poèmes sont comme incrustés dans ses motets, ses motets vont se retrouver incrustés dans le méta-motet.
Un contrepoint se noue donc entre ce motetus et ce triplum, et c’est lui qui structure le tout : la voix parlée, en diffusant un message verbal directement intelligible, va donner un sens à l’exécution chantée d’une série de motets de Philippe de Vitry. Des jeux formels ne sont pas pour autant exclus : par exemple, un « méta-hoquet » fait alterner de courts fragments d’un texte (triplum), rythmé par les heures liturgiques, avec une pièce polyphonique (motetus) saucissonnée en tronçons de quelques secondes, tandis que l’esprit du spectateur est invité à enfiler la métaphore du retable (voir annexe).
Le « programme » ne ressemble à rien de connu (exemple 7). Le recyclage d’une forme ancienne, même s’il n’est pas explicité en détail et que, par conséquent, certains spectateurs sont susceptibles de passer à côté, confère au tout une cohérence qui dépasse celle que pourrait avoir un collage arbitraire de textes et de musiques. Du fait de l’équilibre entre le triplum et le motetus du méta-motet, on peut indifféremment recevoir le tout comme un « concert-lecture » ou comme une « lecture-concert » et le spectacle peut donc séduire aussi bien un public venu entendre une musique agrémentée de textes qu’un texte agrémenté de musiques (Footnote: En janvier 2010, le spectacle a été aussi bien reçu dans la plus grande nef romane de Suisse, dans le cadre d’une série de concerts historiques, que dans le plus petit théâtre underground de Genève, à l’intention d’un public habitué à des lectures littéraires.).
Restée comme figée dans la tradition médiévale, la forme motet, revisitée par la modernité, n’a peut-être pas dit son dernier mot…
Texte lu à la suite du motet Impudenter circumivi – Virtutibus laudabilis – Alma redemptoris mater, encadré par la traduction de son triplum. On est à l’origine du temps, d’où les allusions à la Genèse. Mention des trois voix du méta-motet et première adresse à Philippe, superposée à la mélodie d’un tenor.
Ces mots… sont-ce les tiens ? Est-ce bien toi, Philippe, natif de Vitry, toi qui, déchiré entre bien et mal, écartelé entre chair et âme, chantes le ciel pour ne pas voir la fange, invoques la Vierge pour rester sourd aux hurlements de ton ventre ?
Ce murmure qui hésite, trébuche, prend son envol et puis, vrille, chute, virevolte, piaille, frétille, reprend, faiblit, s’essouffle, dérape, hoquette, est-ce vraiment ta voix ?
Triplum… c’est ainsi qu’ils l’appellent : triple, treble, tiple, soprano, et quoi encore ? Comme si deux voix ne suffisaient pas. Comme si le motetus n’était pas assez bavard, et qu’il en faille maintenant une troisième !
Au commencement était le chant : une seule parole, une seule voix. Puis le Créateur – audace ou folie ? sépara la lumière des ténèbres. Alors, il fallut déchanter… Consonance, dissonance : et Caïn tua Abel.
Chant, déchant, accord, discorde. On voulut mieux faire, il y eut Babel : on parla, de travers, à tort ; on accumula mot sur mot, vers sur vers, idiome sur idiome. Patatras ! On tenait le motet, mais que restait-il du verbe ? Peu importe… On voulait séduire, briller. Les longues, les brèves ne suffisaient pas, il fallait des moins-que-brèves : on créa la minime. Tam, talam, talam tam…
Triplum, triple vanité, triple absurdité, triple obscénité. Motetus et triplum : Gomorrhe et Sodome !
[Bref silence, puis s’élève la mélodie d’un tenor]
Écoute… Laisse monter cette voix unique, primordiale. Cette voix dont tout découle, et où tout retourne ; voix de l’alpha, voix de l’omega ; teneur, substance, symbole du vieux monde, celui dont la terre, fleuron de la création, tient le centre ; voix du bas et voix du haut, voix de l’homme et voix des sphères, voix de l’esprit, voix du sens.
Ténor : voix du temps d’avant le temps, voix de l’immuable, voix de l’éternité. Ce chant suprême c’est, à tout jamais, la lumière réunie aux ténèbres ; c’est Babel, fière et haute dans le soir ; c’est, à la veillée, Abel dansant avec Caïn. C’est, pour tous humains, promesse de guérison. Le ténor, c’est ta voix, Philippe.
La pièce musicale qui alterne avec les fragments de textes est le motet anonyme Se mes desirs – Bonne est amours – A, tiré du Roman de Fauvel.
Le motet : un bouquet de poèmes, un bouquet de musiques, un bouquet d’images aussi. Le motet : un triptyque tapi dans le silence d’une chapelle obscure. D’abord on ne le voit pas. Il faut s’approcher, s’habituer à la pénombre, attendre, deviner, profiter d’un rai de lumière, d’un cierge abandonné, et tout recommencer ; une fois, cinq fois, huit fois. Ainsi se livre le retable. Ainsi s’apprivoise le motet.[Chant]
Matines. Tout est froid, sombre. Au-dessus des tonsures, on voit les haleines qui montent. Depuis la grand-nef, on devine l’entrée des chapelles. Au-delà, c’est la nuit. Silence.
[Chant]
Laudes. Lumignons tremblotants. Au loin, dans la dernière chapelle, une ombre massive se dessine. Est-ce l’autel ? Dehors, contre le levant, le ciel blanchit à peine.
[Chant]
Prime. Première des petites heures. On distingue bien le retable, maintenant. Curieuse géographie : sur un océan d’or, des îles noires se découpent. Certaines ont forme humaine.
[Chant]
Tierce. Il fait plus chaud. Un rai diagonal traverse le grand panneau. En bas, un drapé, dans les tons bleus. Plus haut, une main. Tout en haut, au coin, le pavillon d’une trompette. De part et d’autre, tout est noir.
[Chant]
Sexte. Douce clarté. Pour la première fois, on remarque, au centre, les traits d’un enfant.
[Chant]
None. Un vitrail se projette sur le retable. La vierge flamboie en violet, l’enfant en rouge. Saint André a mauvaise mine.
[Chant]
Vêpres. Lumière cuivrée. Peu à peu, les détails se sont estompés. Restent des aplats. Dans le choeur monte le magnificat.
[Chant]
Complies. Toutes ces chandelles… On y verrait presque ! Pourtant, dans la chapelle, quelqu’un a refermé les panneaux latéraux. À gauche, comme en grisaille, un homme, nu ; à droite, une femme. Elle lui tend un fruit.
[Fin du motet]
C’est jour de grande fête ! Que de lumière : des chandelles par lots entiers, quelques flambeaux aussi, sans compter la clarté du matin. Enfin, ils sont tous là : la vierge, l’enfant, les anges avec leurs instruments. Et puis, de part et d’autre, le cortège des saints ! Combien sont-ils ? Presque aussi nombreux que la foule qui va et qui vient dans le bas-côté. On se croise, on se frôle ; on s’est reconnu. On se désire… D’abord on n’ose pas, on se détourne. Puis on se ravise. À la sauvette, on convient d’une heure : les vrais amants se doivent d’être discrets.
Texte introduisant le grand motet dédié à Pierre Roger alias Clément VI, Petre clemens – Lugentium siccentur – Non est inventus. Après avoir rebondi sur l’incipit du triplum, Petre clemens tam re quam nomine (Pierre, clément tant par la chose que par le nom), il imagine, entre ces deux exacts contemporains que sont Pierre et Philippe, une amitié qui se serait étendue sur les quatre âges de la vie.
Parce que le nom parle de la chose, il arrive que la chose change son nom… Il était né Pierre, il devint Clément, sixième du nom, pontifex magnificus.Peut-être fis-tu sa connaissance, Philippe, alors que le sang vermeil de l’enfance débordait encore de vos cœurs. Peut-être, écoliers, latinisâtes-vous de concert, peut-être fraternisâtes-vous au gré de quelque amourette, soudain ennemis jurés, aussitôt réconciliés.
Lorsque la bile ambrée envahit vos entrailles, vous fûtes tous deux inspirés des muses. Par ses prédications, il bâtit des palais, leva des flottes immenses, approcha Jérusalem, déplaça les montagnes ; par ta musique, tu infléchis le cours du temps.
C’est au moment où les chairs flétrissent et où la bile se fait noire que vous vous retrouvâtes, dans la cité des papes menacée par la grande peste. Alors que, fidèle à son nom d’élection, il épargnait les fils d’Abraham, tu frayais avec le grand Pétrarque.
Enfin, quand le flegme opalescent de la vieillesse embruma son cerveau, tu trouvas encore la force de lui ériger un monument. Si – disais-tu – au moment des funérailles, le marbre se fait rare, il demeure une petite servante, la renommée, pour entretenir la tombe. Passe la chose, reste le nom… Même abondant, le marbre finit par s’éroder. La flamme de la renommée chancelle et s’éteint. La poésie, elle, est durable. Le motet que tu lui dédias demeure pour l’éternité.
Dédicace du méta-motet à Philippe de Vitry, qui répond par le début du dit de Franc-Gontier. Le tout s’enchaîne sur le motet Quand je le voi – Bon vin doit len – Cis chans veult boire du Roman de Fauvel.
Philippe, prince du motet, nous avons joint nos voix à la tienne. Avec tes motets, et avec nos mots, nous avons composé notre motet.Puisse-t-il rappeler à nos semblables que rien n’est jamais limpide au premier abord. Seul opère le temps, ce grand berger qui, sans trêve, passe et repasse, conduisant ta musique, conduisant La musique.
Puissent nos voix te parvenir, là où tu restes, dans les verts pâturages, partageant à jamais le casse-croûte de Franc-Gontier et de Dame Héleine.
Soubs feuille verd, sur herbe délictable
Sur ruy bruyant et sur claire fontaine
Trouvay fichée une borde portable :
Là sus mangeoient Gontier et dame Héleine
Fromage frais, laict, beurre, fromagée
Cresme, maton, prune, noix, pomme, poire,
Cibor, oignon, escalogne froyée
Sur crouste grise au gros sel pour mieux boire.
Une première version de cet article a paru dans Elisabeth Gaucher-Rémond, Le Moyen Âge en musique : interprétations, transpositions, inventions, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.
Footnotes: