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Les niveaux du discours



Je dirai donc qu’il y a de deux sortes de Prononciations en general qui font naistre bien des doutes & des difficultez dans le Chant. Il y a vne Prononciation simple, qui est pour faire entendre nettement les Paroles, en sorte que l’Auditeur les puisse comprendre distinctement & sans peine ; mais il y en a vne autre plus forte & plus énergique, qui consiste à donner le poids aux Paroles que l’on recite, & qui a vn grand rapport auec celle qui se fait sur le Theatre & lors qu’il est question de parler en Public, que l’on norme d’ordinaire Declamation. […]

Ces deux especes de Prononciations estant ainsi établies, il est constant que ce n’est pas assez de prononcer les Paroles simplement, mais il leur faut encore donner la force qu’elles doiuent avoir, & c’est vne erreur fort grande de pretendre bien loüer vn Homme qui chante, en disant qu’on ne perd pas vne syllabe de ce qu’il dit, qui est pourtant la maniere ordinaire de parler de ceux qui n’ont pas la conoissance de toutes les circonstances de la Prononciation à l’égard du Chant. Je sçay qu’autrefois on auoit peu d’égard aux Paroles que l’on chantoit, & que la Prononciation estoit presque comptée pour rien : ainsi il semble que l’on a beaucoup fait, lors qu’on l’a introduite dans le Chant, quand ce ne seroit que pour faire entendre distinctement les Paroles.

Mais à present qu’il semble que le Chant est venu au plus haut degré de perfection qu’il puisse jamais estre, il ne suffit pas de prononcer simplement, mais il le faut faire auec la force necessaire  & c’est vn abus de dire qu’il faut Chanter comme l’on parle, à moins que d’ajouster comme on parle en public, & non pas comme l’on parle dans le Langage familier, comme il sera aisé de juger par la suite. (Footnote: Bacilly, Remarques , p. 248-250.)

Nul mieux que Bacilly ne pouvait introduire la hiérarchie, absolument capitale s’agissant du chant baroque, entre les niveaux du discours. A partir du xviie siècle, les grammairiens distinguent en effet très clairement le discours public ou soutenu, du discours familier, lui-même nettement séparé du parler populaire. Il n’est pas possible, pour un chanteur d’aujourd’hui, d’aborder la phonétique historique sans avoir constamment présente à l’esprit cette ordonnance du discours en plusieurs niveaux, trop souvent négligée par les historiens modernes de la langue parlée qui ne veulent traiter que des formes de discours les plus populaires et spontanées.

Afin de préciser la nature de cette distinction, je considérerai successivement trois périodes : la période baroque, la Renaissance et le Moyen Âge, et cela autant pour des raisons esthétiques (elles sont couramment opposées entre elles par les historiens de la musique et les historiens de l’art en général) que pour des raisons méthodologiques (la nature des documents qu’elles nous ont laissés rend nécessaire, pour chacune d’entre elles, une approche différente). Je renonce donc à la subdivision traditionnelle entre « ancien français », « moyen français » et « français classique », chère au linguiste mais assez peu pertinente pour mon propos. J’ai choisi l’ordre chronologique inverse dans l’idée de suivre le plus loin possible deux fils conducteurs, ceux du bon usage et du bel usage : aisément discernables en des siècles qui nous sont proches, ils semblent se perdre quelque peu lorsqu’on remonte le cours du temps. Je veux croire qu’il ne s’agit que d’un effet de perspective, et que, pour ténus qu’ils puissent apparaître à celui qui scrute un lointain passé, ces fils ne se rompent pas pour autant. Ils apportent en effet une aide capitale à la compréhension des formes les plus anciennes du français chanté.

La période baroque (xviie et xviiie siècles)

Le parler populaire

Il s’agit du parler naturel des gens du peuple : en un sens, le mauvais usage ! Extrêmement variable d’un lieu à un autre, il constitue les différents dialectes du français, qui sont encore très vivants. En principe strictement oral, il contribue à l’identité d’un village, d’une ville ou d’une région et n’est donc soumis à aucune norme externe. Selon la jolie formule de Vaugelas (Footnote: Vaugelas, Remarques, Préface, p. ii et sq, xvii, xviii, xxix et xxxvii.), « le peuple n’est le maistre que du mauuais Usage, & le bon Usage est le maistre de nostre langue ». Il n’a pas cours en littérature, si ce n’est occasionnellement, dans un but parodique et burlesque. Du fait de sa grande variabilité géographique, il est extrêmement difficile à cerner. Contrairement au linguiste dont il est le Saint Graal, le chanteur peut le plus souvent s’en détourner.

Le discours familier

Aussi appelé discours ordinaire, ou conversation, c’est le parler du bon usage. Lamy en désigne ainsi les détenteurs :

Or il n’est pas difficile de faire le discernement du bon usage d’avec celui qui est mauvais, des manieres de parler basses de la populace d’avec cet air noble des expressions qui sont employées par les personnes sçavantes, que la condition, & le merite élevent au dessus du commun. (Footnote: Lamy, De l’Art de parler, p. 43.)

Au siècle suivant, Du Marsais reprendra quasiment les mêmes termes pour définir, dans l’Encyclopédie, ce qu’il appelle la construction usuelle :

Enfin, il y a une construction usuelle, où l’on suit la manière ordinaire de parler des honnêtes gens de la nation dont on parle la langue […]Au reste, par les honnêtes gens de la nation, j’entens les personnes que la condition, la fortune ou le mérite élèvent au-dessus du vulgaire, & qui ont l’esprit cultivé par la lecture, par la réflexion, & par le commerce avec d’autres personnes qui ont ces mêmes avantages. (Footnote: Du Marsais, article Construction de l’Encyclopédie, cité en épigraphe par Trudeau, Les Inventeurs, p. 7.)

Voilà donc posé un discours qui n’est nullement « familier » au sens où l’entendent les dictionnaires modernes, mais bien plutôt « cultivé », fortement influencé par l’écrit et basé sur une norme explicite et socialement connotée : le parler des gens « honnestes », c’est-à-dire instruits mais ni précieux ni pédants. Le bon usage trouve sa référence ultime à la Cour. Il implique, de la part du locuteur, l’effort conscient de « parler correctement », et donc d’éviter les « fautes » commises par la « populace », en portant une attention constante au vocabulaire, à la syntaxe et à la prononciation, sans toutefois céder à l’affectation.

C’est en principe du bon usage que traitent les grammairiens, c’est de lui qu’ils se considèrent comme les défenseurs et les garants. Toujours selon Vaugelas, « c’est la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d’escrire de la plus saine partie des Autheurs du temps ». Les « gens sçavans en la langue », c’est-à-dire les grammairiens, se joignent à ces deux autorités pour constituer « les trois tribunaux » de la langue.

Du point de vue phonétique, la maîtrise du discours familier ne va pas sans le respect d’un certain nombre de conventions explicites. Quelques variantes existent en matière de prononciation et font l’objet de débats parfois vifs, mais qui ne remettent sérieusement en cause ni la légitimité ni la cohérence du bon usage. Les traits caractéristiques de la déclamation, et notamment le travail sur le rythme, sont en principe étrangers à ce registre.

Le discours soutenu

Les auteurs du xviie siècle opposent discours soutenu à discours ordinaire, discours public à discours familier et déclamation ou récitatif à conversation. À l’image de Grimarest, qui, sous le nom de récitatif (Footnote: Grimarest, Traité du récitatif.), établit une belle gradation qui va de la simple lecture publique au chant, en passant par l’action publique (la chaire et le barreau) et la déclamation (le jeu théâtral), ils distinguent le bel usage, qui reprend une partie des règles du bon usage, auxquelles s’ajoute une dimension esthétique et rhétorique : recours à des figures de style, des gestes (Footnote: Cf. par exemple Verschaeve, La Voix du corps ou seconde partie du Traité de chant. Cf. aussi et surtout Chaouche, L’art du comédien.), mais surtout recherche de l’expression et de la persuasion par le dosage de la voix, de l’intonation, de l’articulation et du rythme. Au xviiie siècle, et quoi qu’on puisse dire sur la littérature et les progrès de la lecture silencieuse, la déclamation fait encore partie intégrante de l’expression littéraire, ainsi que le proclame Batteux :

L’étude de cet art ne sert pas seulement aux orateurs, aux acteurs de profession, à tous ceux qui sont obligés de paroître quelquefois en public. Comment, sans lui, quiconque veut lire les bons auteurs, en pourra-t-il sentir les beautés ? Reprenons notre comparaison du cadavre, toute hideuse qu’elle est. Les livres que nous lisons, ne sont que des ombres vaines, des phantômes vuides de sang que le lecteur doit ranimer, s’il veut en retrouver les traits. Il faut qu’il leur prête sa voix, ses gestes, qu’il voie Œdipe se frappant le front, & heurlant de douleur : qu’il entende les éclats de Démosthène : qu’il s’enflamme comme Cicéron contre les Clodius, les Catilina, & qu’il entende autour de lui les auditeurs qui frémissent. Sans cela, les plus beaux écrits ne sont que des figures glacées ; des desseins ebauchés, demi-effacés, des traces légeres d’un pinceau célèbre.

Et l’auteur qui compose, comment pourra-t-il animer son style, s’il ne s’imagine pas dans son cabinet apostropher le ciel, ouvrir les enfers ? Où prendra-t-il la grace, la force, l’énergie, s’il n’essaie, au moins à demi-voix, les tons de la nature ?

Puisque l’art de déclamer est également utile à celui qui compose, qui écrit, qui parle en public, il est au moins raisonnable de s’arrêter un moment pour voir ce qu’il contient.

La déclamation, ou, comme parlent les rhéteurs, l’action est une sorte d’éloquence du corps, une expression qui consiste dans les gestes & dans les tons de voix : Est actio, quasi corporis quaedam eloquentia, cùm constet motu atque voce. (Footnote: Batteux, De la Construction oratoire, p. 366-367.)

Le discours soutenu est réservé à des lieux (Footnote: La notion de « lieu » de la déclamation a notamment été développée par Green.) et des situations bien définis, comme la chaire, le barreau, le théâtre et le chant. Comme le précise encore Vaugelas, il serait « insupportable » et « ridicule » de parler un « langage soutenu » dans la « conversation ordinaire ».

Phonétiquement parlant, le discours soutenu s’appuie sur des conventions plus strictes que le discours familier : de ce fait, la prononciation soutenue peut-elle sur certains points apparaître conservatrice. Elle n’entérine parfois qu’avec retard certains changement pourtants admis dansle bon usage. Le son figuré par les voyelles oi, qui passe de [wɛ] à [wa], illustre bien l’efficacité de ce « rempart » protégeant la « forteresse » du bel usage : ce changement, déjà attesté dans le parisien vulgaire de la fin du Moyen Âge, n’est progressivement admis dans le bon usage qu’au cours du xviiie siècle, avant de s’imposer définitivement à la scène. Autre exemple d’un tel conservatisme : la persistance, dans le registre soutenu, de l’r apical [r], alors que l’r dorsal [ʀ] prend le dessus dans le registre familier.

Le français chanté aux xviie et xviiie siècles

Si le bel usage peut être comparé à une forteresse, la langue chantée en représente le cœur, le donjon, bâti pour résister à toutes les attaques. Chaque son, chaque articulation y sont régis par des critères esthétiques. L’intonation y est réglée de manière extrêmement précise, ce qui n’est pas le cas même dans les formes les plus soutenues du discours parlé. Le débit, en principe plus lent que celui de la déclamation, la pose de voix, l’exercice permettent au chanteur habile de contrôler ses moindres inflexions, et de gommer les quelques traits régionaux ou vulgaires qui auraient pu subsister dans son parler ordinaire. En matière de prononciation, les choix laissés à l’interprète ont trait à la force de l’articulation, qui varie en fonction des émotions à transmettre : ils sont de nature essentiellement rhétorique. La phonétique est, quant à elle, codifiée autant que faire se peut.

La période baroque est la première à avoir produit un discours spécifiquement centré sur le chant et son interprétation. Elle est marquée par une théâtralisation progressive du français chanté. En 1636, Mersenne déplore que les chanteurs français « se contentent de flatter l’oreille » avec une « douceur perpétuelle » alors que les Italiens « representent tant qu’ils peuvent les passions et les affections de l’ame et de l’esprit » (Footnote: Mersenne, Embellissement des chants, p. 356, in Harmonie universelle, vol. 2 du fac-similé.). En 1679, Bacilly insiste sur la nécessité de trouver « la force necessaire à l’expression du sens des paroles » (Footnote: Bacilly, Remarques , p. 254.) et il donne au chanteur le moyen de parvenir à un tel résultat : la « suspension » des consonnes. Avec Bérard, en 1755, on assiste au déferlement des passions et des émotions. Comme pour Bacilly, l’expression passe chez lui par le « doublement » ou l’« exagération » des consonnes (Footnote: Bérard, L’art du chant, p. 92 et sq.). Il existe néanmoins une surenchère impressionnante entre la diction de Bacilly, expressive mais encore sobre et retenue, et celle de Bérard, ampoulée — le terme n’est pas péjoratif — à l’extrême, où le moindre sentiment est joué de manière exacerbée. Comme il l’explique par ailleurs, il est manifeste que les chanteurs s’efforçaient d’adapter la force de leur articulation à la situation et se montraient plus retenus lorsqu’ils exécutaient un air de cour ou une cantate dans une petite pièce et devant un public restreint que lorsqu’ils jouaient un opéra sur la scène d’un théâtre.

La Renaissance (xvie siècle)

Le français, langue unifiée

La distinction entre les différents niveaux du discours n’apparaît de manière absolument nette dans les écrits des grammairiens qu’à partir du xviie siècle. Faut-il en conclure qu’elle n’existait pas auparavant ? Faut-il, parce que le débat sur la langue semble s’obscurcir à mesure qu’on remonte le temps, conclure que le français, au xvie siècle, était flou ou mal dégrossi ?

Répondre par l’affirmative reviendrait à admettre que c’est aux grammairiens qu’on doit l’unification de la langue, que ce sont eux qui, de la syntaxe à la prononciation, ont patiemment forgé l’usage qui règne sur le xviie siècle. Il n’y a rien de plus faux : le français n’a pas attendu les grammairiens pour se constituer en langue « supra-dialectale ». Au début de la Renaissance, la langue écrite est largement unifiée et son rayonnement dépasse de loin les frontières de l’Ile-de-France, et même du domaine d’oïl. À son image, une « norme spontanée » (Footnote: D. Trudeau, Les Inventeurs, p. 16, définit une « norme spontanée » comme « la conscience qu’ont les locuteurs des valeurs attachées à certains usages, en dehors de toute imposition savante de la hiérarchie des styles : l’ancienneté, le prestige, la prééminence politique et économique d’un groupe ou d’une ville sont généralement les seules justifications de ces normes spontanées qui reconnaissent, sans avoir besoin de le justifier, le déterminisme politico-social de la pratique. ») existe pour la conversation soignée, mais elle n’est partagée que par une élite sociale extrêmement restreinte. Ce « club fermé », qui pratique avant la lettre le « bon usage », a depuis longtemps les yeux tournés vers Paris et vers la Cour.

Dans ce contexte, le discours des premiers grammairiens apparaît donc décalé : ceux-ci cultivent l’utopie d’un français « pur », parfaitement codifié, dont ils seraient les créateurs, et qui emprunterait à chaque dialecte ses traits les plus proches d’un mythique « français originel » (Footnote: Une telle utopie  apparaît en particulier chez Tory, Champfleury, Dubois, Isagoge, ainsi que, quelques décennies plus tard, chez Ramus, Grammaire, qui part à la quête d’une « grammaire gauloise ».). Ils feignent de ne pas voir que cette langue, en fait le « bon usage » du temps, existe déjà et qu’ils la pratiquent, eux comme tous les gens instruits, dans leurs écrits et vraisemblablement aussi dans leurs échanges oraux.

Ce discours théorique et idéologique niant la norme établie ne résiste pas au bon sens de Palsgrave qui, soumis à la nécessité très pratique d’enseigner efficacement le français à des anglophones, se réfère explicitement à la langue parlée dans la région parisienne comme à la seule digne d’être (d)écrite et apprise (Footnote: « In all this worke, I moost folowe the Parisyens and the countreys that be conteyned betwene the ryver of Seyne and the ryver of Loyrre, which the Romayns called sometyme Gallia Celtica ». Palsgrave, Lesclarcissement, p. 34.). Il est facilement réfuté aussi par la sincérité de témoignages individuels, comme celui de Clément Marot :

A bref parler, c’est Cahors en Quercy,

Que je laissay pour venir querre icy

Mille malheurs, ausquelz ma destinée

M’avoit submis. Car une matinée,

N’ayant dix ans, en France fuz mené

Là où depuis me suis tant pourmené

Que j’oubliay ma langue maternelle,

Et grossement apprins la paternelle

Langue françoise ès grands courts estimée.

Laquelle en fin quelque peu s’est limée,

Suyvant le Roi Françoys premier du nom,

Dont le sçavoir excede le renom.

C’est le seul bien que j’ay acquis en France

Depuis vingt ans, en labeur et souffrance. (Footnote: Clément Marot, L’Enfer, in Œuvres complètes, tome I, p. 55.)

Séparé de sa « langue maternelle », le patois du Quercy, il s’est donc vu contraint, du fait de sa position sociale, d’apprendre la « paternelle » langue française.

Quant à Ronsard, s’il préconise parfois, en fonction de critères esthétiques et rationnels, le recours à des mots régionaux :

Tu sauras dextrement choisir & approprier à ton œuvre les mots plus significatifs des dialectes de notre France, quand mesmement tu n’en auras point de si bons ny de si propres en ta nation, & ne se fault soucier si les vocables sont Gascons, Poitevins, Normans, Manceaux, Lionnois ou d’autre païs pourveu qu’ilz soyent bons & que proprement ils signifient ce que tu veux dire sans affecter par trop le parler de la court, lequel est quelquefois tresmauvais pour estre le langage de damoiselles & jeunes gentilzhommes qui font plus de profession de bien combattre que de bien parler,

démarche à rapprocher de l’idéologie des grammairiens et, davantage encore, d’un idéal italien de l’« éloquence vulgaire » qui remonte à Dante (Footnote: Voir Trudeau, Les Inventeurs, p. 20 et sq. et Dante, De Vulgari Eloquentia, I, xvi.), il tempère aussitôt en faisant allégeance au parler du Roy, et donc à celui de la Cour, avec laquelle il avait d’ailleurs eu maille à partir au moment de la publication de son premier livre d’odes qui recelait, aux yeux de quelques « consçiencieus poëtes », des formes par trop vendômoises (Footnote: Pierre de Ronsard, Suravertissement au lecteur, Œuvres complètes, I, p. 57-59.) :

Mais aujourd’hui pour ce que nostre France n’obeist qu’à un seul Roy, nous sommes contraincts si nous voulons parvenir à quelque honneur, de parler son langage, autrement nostre labeur, tant fust il honorable & parfaict, seroit estimé peu de chose, ou (peult estre) totalement mesprisé. (Footnote: Pierre de Ronsard, Abregé de l’Art poëtique françois, Oeuvres complètes, XIV, p. 10-12.)

Somme toute, et en dépit de leur approche parfois « fantastique » de la réalité linguistique, les grammairiens humanistes restent, vus du xxie siècle, de fort précieux témoins. En effet, quel que soit le degré de pertinence de leurs théories, ils s’imposent comme les plus fins observateurs de l’usage commun de leur temps.

Orthographe et prononciation

Au xvie siècle, le débat sur la prononciation est indissolublement lié à celui sur l’orthographe, ce qui n’est pas pour l’éclairer. En effet, contrairement aux pédagogues comme Palsgrave, pour lesquels la description de la prononciation est une nécessité pratique, les grammairiens français n’éprouvent guère le besoin d’expliquer la prononciation pour elle-même, ou « pour servir à la conversation », comme cela sera le cas dès le xviie siècle. C’est plutôt lorsqu’ils critiquent l’orthographe usuelle qu’ils se réfèrent à la prononciation, supposée commune à tous leurs lecteurs.

La polémique qui oppose Louis Meigret à Jacques Peletier (Footnote: On en trouve un excellent résumé chez Y.Citton et A.Wyss, Les doctrines orthographiques.) est à cet égard exemplaire. Prenant comme modèle la limpide simplicité de la graphie latine, ces deux auteurs font le constat de la complexité et de l’incohérence de l’orthographe française traditionnelle, qu’ils vont chercher à réformer dans le sens d’un meilleur rendu des sons. Partant donc d’une intention commune, qui est de « phonétiser » l’orthographe, ils proposent des solutions parfois convergentes, parfois divergentes. Si l’on fait abstraction de tout ce qui, dans leur affrontement, est stérilement polémique ou purement graphique, on voit émerger d’une manière assez précise la prononciation soignée du français des années 1550. D’autres grammairiens, comme Ramus ou, plus marginal, Rambaud, apportent, plus tard dans le siècle, leur contribution à ce débat.

« Bon usage » et « bel usage » à la Renaissance

Le constat de l’existence, dès avant 1500, d’une norme spontanée, langue « distinguée », partagée par les élites sociales et intellectuelles et opposée aux dialectes, autorise à appliquer, avant la lettre et entre guillemets, la notion de « bon usage » au français de la Renaissance. Qu’en est-il alors de la distinction, opérée si nettement au xviie siècle, entre discours familier et discours public ? Les premiers grammairiens sont peu précis à ce sujet. Il faut noter cependant que le xvie siècle est marqué par le renouveau de l’art oratoire antique, et notamment de la rhétorique cicéronienne (Footnote: Cf. par exemple M. Fumaroli, L’âge de l’éloquence.), qui, à côté de l’inventio, de la dispositio et de l’elocutio, fait une place non négligeable à la pronuntiatio ou actio, c’est-à-dire à l’art de bien dire un texte.

Très proche du grammairien Ramus, Fouquelin propose dès 1555 une rhétorique française dont le chapitre sur la prononciation, commence ainsi :

Mais disons premièrement de la voix : la bonté de laquelle il nous faut sur toutes choses désirer, et alors telle que nous l’aurons, il la faudra garder et exercer, en sorte que tout ce qui sera proféré, soit proféré d’un ton convenable à ce de quoi on parlera. Parquoi quand la bouche d’un enfant sera formée par le Grammairien, en sorte qu’il prononce tous les sons des lettres rondement et parfaitement, qu’il ne vomisse point les paroles de l’estomac, comme les ivrognes : qu’il ne les étrangle de la gorge, comme les grenouilles : qu’il ne les découpe point dedans le palat, comme les oiseaux : qu’il ne les siffle des lèvres, comme les serpents : qu’il ne les mange, ni compte, mais les prononce clairement et apertement, et les profère avec l’accent requis et convenable : et aussi quand il pourra distinguer les virgules, les membres, les périodes doucement de son haleine entrecoupée, retenue et prise : Quand dis-je, l’enfant aura appris tout cela du Grammairien, alors le Rhéteur lui montrera de quelle variété et inflexion de voix il faudra user en toutes sentences, figures et affections de l’oraison : Car tout ce qui se dit, a quelque son propre et dissemblable des autres : et la voix sonne comme une corde de luth, selon qu’elle a été touchée : quasi par le mouvement des choses, lesquelles doivent être prononcées. (Footnote: Fouquelin, La Rhétorique française, in F. Goyet, Traités de poétique, p. 434.)

On ne peut qu’être frappé par la ressemblance du tableau que, bien plus tard, brossera Bacilly avec celui-ci, où sont nettement distingués le registre du Grammairien et celui du Rhéteur. Et si le premier peut être identifié au « bon usage », on n’hésitera guère à qualifier le second de « bel usage ».

Dans le domaine poétique, plus proche du chant, l’œuvre de Jean-Antoine de Baïf, quoique souvent ignorée et parfois méprisée, est d’un apport considérable. S’appuyant sur les travaux des grammairiens « phonétistes », ce brillant humaniste va s’atteler à transcrire phonétiquement non plus le discours ordinaire, mais sa propre poésie. Il fonde ainsi une phonétique qui se distingue de celle des grammairiens — et même de celle d’un grammairien-poète comme Peletier — par le rôle capital qu’y jouent la prosodie et la métrique, extraordinaire mariage d’un français stylisé à l’extrême avec la poésie antique, du « bel usage » avec l’art lyrique.

Le français chanté au xvie siècle

Le xvie siècle est marqué tout d’abord par la chanson polyphonique, avec le développement du vaudeville (Footnote: Aussi appelé voix de ville, genre de chanson syllabique et homophone.), de sa forme la plus profane à celle, spirituelle, des psaumes huguenots, puis par celui de l’air qui deviendra de cour. Il est aussi le lieu de la brève mais brillante floraison d’une musique mesurée à l’antique, expression la plus subtile qui soit de l’humanisme musical. Les genres, on le voit, sont variés, comme furent les interprètes et les publics. Il faut donc, dans l’approche de la prononciation et de la déclamation correspondantes, emprunter des voies diverses.

La joyeuse exubérance de la chanson parisienne ou franco-flamande autorise une grande fantaisie. Il faut s’y amuser à trouver des intonations parfois parodiques ou caricaturales, sans oublier toutefois qu’il ne s’agit nullement d’une musique « populaire », mais bien du divertissement d’une haute bourgeoisie et d’une aristocratie qui rivalisent sur le terrain de la distinction, et pour lesquelles le « bon usage » du temps reste la référence. Dès lors que se profilent les hautes statures d’un Marot ou d’un Ronsard, ou que sont perceptibles les idéaux humanistes des Académies des années 1570, il y a lieu de rechercher une déclamation moins ludique, mieux maîtrisée et qui tende vers le bel usage du xviie siècle.

Bien que les théories de Baïf ne nous soient connues que par la mise en pratique qu’il en a faite dans ses écrits poétiques, je vois, dans la succession Baïf, Mersenne, Bacilly et Bérard, les jalons d’une seule et même tradition, celle d’un chant français au service du verbe. Fut-elle tantôt dominante, tantôt supplantée et marginalisée par un « culte de la voix » qui reléguait le verbe au second plan ? Il est difficile de le savoir avec précision. Il n’en demeure pas moins que c’est cette tradition-là qui, prenant ses racines dans un passé peut-être lointain — qui sait si les trouvères ne s’y rattachent pas d’une manière ou d’une autre ? — mérite seule l’appellation de français chanté.

Le Moyen Âge (jusqu’au xve siècle)

Lorsqu’on quitte la rassurante Renaissance pour entrer dans la terra incognita du Moyen Âge, tout s’estompe, tout se trouble, tout s’inverse.

Le désert : à la recherche de l’« original »

D’abord le silence, le désert : cette période n’a produit presque aucun discours sur l’usage de la langue vulgaire. Il n’est jamais possible de s’appuyer sur la rassurante stabilité d’un texte imprimé, avec un auteur, un imprimeur, un lieu et une date d’édition. Pour se frayer un chemin dans le dédale des bibliothèques, à la recherche de trop rares et inaccessibles manuscrits, il faut suivre les patients artisans de leur mise au jour : les philologues et les linguistes.

Cela amène à reposer sans cesse l’angoissante question de l’adéquation de leur méthode à notre objet. La philologie, comme la linguistique ont leurs racines au xixe siècle. Contrairement aux écrits théoriques de la Renaissance qui, à défaut de fournir des théories inattaquables, sont néanmoins consubstantiels à la langue qu’ils interrogent et participent pleinement de l’esprit de leur temps, les élaborations des théoriciens modernes sur la langue du Moyen Âge tirent une grande partie de leurs présupposés de l’union du romantisme et de la science positive, deux courants pour le moins étrangers à la pensée médiévale (Footnote: C’est avec une grande acuité que B. Cerquiglini, Éloge de la variante, met ce problème en évidence. La musicologie critique, qui puise aux mêmes sources, devrait susciter les mêmes interrogations.). Or, l’on s’accorde aujourd’hui à penser que les romantiques ont construit du Moyen Âge une image biaisée dont, justement, les musiciens soucieux d’interprétation « historique » devraient chercher à se libérer.

La démarche traditionnelle (où la phonétique historique occupe une grande part) s’applique à décrire une « langue » spontanée et strictement orale, qu’elle place donc en amont des écrits qui autorisent sa reconstitution. Quels rapports cette « langue » des linguistes, ordonnée par leurs soins en dialectes, eux aussi reconstitués en amont de l’écrit qu’ils ont, dit-on, façonné, entretient-elle avec la « langue » des poètes, la « langue » des chanteurs, dont la réalisation sonore se trouve en aval de l’écrit qui la véhicule ? Comment utiliser les acquis d’une philologie qui s’efforce, dans ses savantes éditions, d’approcher Le texte original, issu directement de La pensée de L’auteur, alors qu’on ne sait en fait même pas si, s’agissant de littérature, la notion d’« auteur » ou celle d’« original » avaient, au Moyen Âge, un sens ? Il est nécessaire, même si elles restent sans réponse, de poser ces questions.

Il est certain qu’à Paris, Notre-Dame et la Sainte-Chapelle s’effondreraient d’un coup si, par magie, on annihilait l’apport d’un Viollet-le-Duc, que le visiteur naïf prend d’ailleurs pour de l’art gothique authentique. De la même façon, il n’est pas possible — et il serait déraisonnable — de rayer d’un coup de plume l’immense contribution des « restaurateurs » du français médiéval. Le chanteur doit donc se laisser guider par ces maîtres sans oublier de jeter, parfois, un regard par-dessus leur épaule.

Le foisonnement : dialectes, scriptae et « bon usage »

Ce qui, de loin, semblait désert peut devenir, de près, foisonnement. Il suffit de consulter les notes de l’édition critique d’une œuvre littéraire pour en faire l’expérience. Alors qu’en haut, le Texte apparaît, magnifiquement ordonné dans toute sa « pureté », les petits caractères qui occupent le bas des pages font l’inventaire des variantes différenciant les multiples manuscrits qui ont servi de base à l’édition. Et là, le fouillis est indescriptible.

Les variantes sont de toutes sortes : elles peuvent toucher des sections entières de récit, retranchées ou ajoutées d’un manuscrit à l’autre, comme des vers isolés, oubliés ou intervertis, ou alors de simples mots. Elles peuvent affecter la syntaxe, ou seulement la graphie. Certaines d’entre elles ont tout particulièrement retenu l’attention des linguistes : les variantes dialectales.

Qu’en est-il en effet des dialectes du français médiéval ? Au xiiie siècle, Roger Bacon (Footnote: Début du livre III de l’Opus majus, cité par Lusignan, Parler vulgairement, p. 68 : « Nam et idiomata ejusdem linguae variantur apud diversos, sicut patet de lingua Gallicana, quae apud Gallicos et Picardos et Normannos et Burgundos multiplici variatur idiomate ». Voir aussi R.A. Lodge, Le Français.) mentionne l’existence de quatre dialectes, le « français » proprement dit (gallicus), le picard, le normand et le bourguignon. Un tel découpage, quoique grossier, n’aurait été renié ni par les linguistes du siècle passé ni par leurs descendants actuels. Étudiant les chartes, écrits administratifs qui, dès le xiiie siècle, sont rédigés en langue vulgaire, ils y ont relevé, région par région, des graphies spécifiques qu’ils ont confrontées aux dialectes du français moderne, tels qu’ils fleurissaient encore au début de notre siècle.

Les deux questions suivantes, encore largement discutées à l’heure actuelle, se posent alors :

  1. Existe-t-il au Moyen Âge une norme supra-dialectale (ou koinè) régissant le français écrit, à laquelle se conforment ou tentent de se conformer les scribes de toutes les régions ?

  2. Si oui, quelles sont la nature et l’origine de cette koinè ?

Dès la première moitié du xxe siècle, la théorie de la scripta est venue répondre à ces questions. Elle est dictée par la constatation que, quelle que soit la provenance des textes examinés, la majorité des formes utilisées ne peuvent être rattachées à aucun dialecte, mais semblent au contraire appartenir à un fonds commun à toutes les régions du domaine d’oïl. Ces « formes communes », additionnées d’une minorité de formes « dialectales » qui révèlent l’origine du scribe, constituent une scripta. Ainsi, pour prendre un exemple particulier, la scripta picarde doit-elle être considérée non comme une mise par écrit directe du dialecte picard tel qu’il était parlé au Moyen Âge, mais comme une langue écrite « commune » teintée (ou corrompue ?) par un certain nombre de traits picards.

Assez largement admise, l’existence de cette « langue commune » ou koinè avec ses scriptae a été remise en question dans les dernières décennies du xxe par A. Dees, qui veut voir dans l’ancien français écrit une constellation de traditions reproduisant celle des parlers locaux, et qui remet en question l’existence d’une norme supra-dialectale, en considérant que les formes dites « communes » ne le sont que parce qu’elles existent effectivement dans le parler de plusieurs régions, où elles sont d’ailleurs susceptibles de cohabiter avec des formes plus typées (Footnote: Dees, Dialectes et scriptae.).

D’un côté, on a donc une vision « unifiée » qui considère comme fondamentale l’unité de la tradition écrite et comme accidentelles les variations locales, et de l’autre une vision « diversifiée » qui met l’accent sur l’aspect « éclaté » des traditions écrites en considérant leurs points communs comme secondaires ou fortuits.

Ceux qui défendent l’existence d’une langue écrite commune se heurtent bien évidemment à notre seconde question, qui est celle de sa nature et de son origine. Longtemps a prévalu l’idée que cette koinè correspondait au francien (Footnote: Ce terme a été créé de toutes pièces par Gaston Paris vers 1880. On ne devrait plus, aujourd’hui, l’utiliser autrement qu’entre guillemets. Pour une défense récente de la thèse de l’influence précoce du dialecte central, voir par exemple Hilty, Les plus anciens textes français.), prestigieux mais chimérique dialecte de l’Île-de-France, qui se serait imposé dès les premiers écrits en langue vulgaire. Selon les tenants de cette doctrine, les « formes communes », c’est-à-dire les graphies qui ne sont caractéristiques d’aucun dialecte, sont des formes « franciennes ». Cela équivaut à soutenir que, dès les premiers textes littéraires, les scribes de tout le domaine d’oïl se sont efforcés d’écrire en « francien », mais que, par étourderie ou par ignorance, ils ont commis des « fautes », en laissant passer des formes dialectales qui trahissaient leur origine.

Quoique cette thèse soit aujourd’hui considérée comme classique, elle est critiquée par des auteurs comme M. Delbouille et B. Cerquiglini (Footnote: Delbouille, La Notion de « bon usage » et Comment naquit la langue française. Cerquiglini, La Naissance du français.) qui, tout en défendant une vision « unifiée » du français écrit au Moyen Âge, refusent de voir à l’origine de la langue écrite un dialecte précis qui serait celui de l’Ile-de-France. On aboutit donc au « scénario » suivant :

À cette conception d’une langue commune écrite, forgée et cultivée des siècles durant par la communauté des scribes avant de venir, bien tardivement, impacter le langue parlée des Parisiens, R. A. Lodge a récemment opposé sa vision de sociolinguiste (Footnote: Voir à ce propos Lodge, A Sociolinguistic History of Parisian French, p. 53-102.). Selon cette hypothèse, c’est la rapide croissance de la ville de Paris, initiée au xiie siècle, qui, du fait d’un brassage linguistique sans précédent, aurait favorisé l’émergence d’un koinè non pas écrite mais orale, condition nécessaire à l’intercompréhension quotidienne de personnes d’horizons divers mises en interaction du fait de la concentration urbaine. De cette koinè seraient donc issus tant le parisien vulgaire (ou vernaculaire parisien) qu’une norme écrite, qui ne se serait progressivement intallée que dans un deuxième temps. Plus besoin, donc, de postuler l’élaboration précoce d’un standard écrit dont l’attestation reste plus que fragile, ni d’imaginer qu’il ait pu, à une date aussi ancienne que le xiie ou le xiiie siècle, impacter la langue parlée de milliers de citadins pour la plupart illettrés. Plus besoin, non plus, de faire descendre la langue française d’un dialecte originellement « francien » : la koinè orale, sorte de dialecte urbain hétérogène puisant à diverses sources et ayant incorporé puis recouvert les parlers indigènes d’Île de France, remplit probablement mieux cet office.

Quelle que soit l’hypotèse favorisée, on croit discerner une espèce de « respiration » du français littéraire, qui fait alterner des phases « expiratoires » caractérisées par le resserrement de la norme, la codification, et des phases « inspiratoires » où la langue écrite s’ouvre et puise autour d’elle de quoi s’élargir et s’enrichir.

Il n’est certes pas possible aujourd’hui de trancher dans l’absolu entre une vision « diversifiée » et une vision « unifiée » du français médiéval, car le débat se poursuit. Du reste, considérées chacune dans leur forme la plus radicale et mises dos à dos, elles apparaîtraient toutes deux comme également schématiques et réductrices : si, au cours de l’évolution de notre langue, des forces diversifiantes et des forces unifiantes se sont opposées — ce que chacun devrait pouvoir admettre — elles ne se sont sans doute pas exercées de manière constante et uniforme sur la langue dans son ensemble, mais ont au contraire pu agir de manière fort variable selon l’époque, le lieu, le niveau du discours, et même le vocabulaire.

Il est facile d’admettre que c’est dans les populations villageoises que les forces diversifiantes ont dès l’origine été toutes-puissantes, conduisant à la différenciation d’une multitude de patois locaux, à la limite un pour chaque village. Dans les centres urbains déjà, lieux de rencontre et de commerce, on peut imaginer que la nécessité pour certains de communiquer avec d’autres individus issus de terroirs différents ait assez précocement, et indépendamment de toute tradition écrite ou savante, favorisé la sélection de formes communes, premier pas vers une langue unifiée. L’expression écrite, et en particulier les écrits administratifs, en introduisant une distance supplémentaire entre les interlocuteurs et en formalisant les échanges, n’a pu, de son côté, que favoriser davantage encore l’action des forces unifiantes, même si des particularismes régionaux et locaux ont longtemps persisté. Avec la littérature, d’emblée unique (qui oserait affirmer qu’il existe une littérature picarde ou une littérature champenoise, distinctes d’une littérature « francienne » ?) et la circulation géographique large des textes, mais au sein d’une élite restreinte et consciente de sa distinction sociale, les forces unifiantes sont grandement favorisées et les conditions réunies pour que surgisse, transcendant les terroirs dialectaux, une langue commune.

Ainsi donc, si l’on s’intéresse aux parlers villageois, seule la vision « diversifiée » du français jouit de quelque pertinence, et l’on ne peut que tomber d’accord avec A. Dees lorsqu’il écrit :

Poser le problème de la prononciation de la langue médiévale implique donc dès l’abord qu’il est vain de vouloir reconstituer une espèce d’ancien français commun inexistant : seule est légitime l’ambition de vouloir reconstruire la prononciation d’un parler local particulier ou bien d’un ensemble de parlers locaux. (Footnote: Dees, La Reconstruction de l’ancien français parlé, p. 125.)

En revanche, on a plus de peine à le suivre lorsque, appliquant sa méthode au Roman de la Rose, il cherche à reconstituer, derrière l’écrit, la prononciation du « dialecte » de Jean de Meun. Il peut bien sûr être tentant se se servir de la puissance de la statistique et de l’outil informatique pour localiser le plus précisément possible un texte ou un manuscrit sur la base de critères linguistiques. Reste à savoir si, appliquée aux œuvres littéraires, la démarche a un sens (Footnote: Ce n’est pas le moindre mérite de la méthode rigoureuse suivie par Dees que de montrer, justement, les limites d’une démarche visant à « localiser » des textes littéraires. À cet égard, les distributions lacunaires et souvent incohérentes de l’Atlas des formes linguistiques des textes littéraires sont assez éloquentes.). Si l’on poursuit dans cette logique, il faudra, à l’extrême, se résoudre à changer de prononciation entre les vers 4028 et 4029 dudit roman, soit au milieu d’une phrase ! C’est en effet en ce point précis que, croit-on, Jean de Meun a repris la plume des mains de Guillaume de Lorris. Et comme ces deux auteurs, même si leurs terroirs respectifs sont assez peu éloignés, n’ont vraisemblablement pas mené les brebis de concert, il faut s’attendre à ce qu’ils n’aient pas grandi exactement dans le même « dialecte ». On confine ici à l’absurde… Appliquée individuellement à chacune de ses œuvres, la méthode de localisation de Dees force le pauvre Rutebeuf, poète pourtant réputé parisien, à déménager près de quinze fois durant sa carrière, des Ardennes à la Normandie, en passant par le Berry : on souhaite qu’il n’ait pas possédé trop de mobilier  (Footnote: de Jong, La prononciation des consonnes, p. 16-17.)!

Mais plutôt que de poser la question on ne peut plus abstraite de la résonance primordiale de telle ou telle rime dans l’intimité du dialecte de son auteur, ne serait-il pas plus adéquat de se demander quelle sonorité pouvait prendre le Roman de la Rose, texte orléanais peut-être, mais — situation qui n’est nullement invraisemblable — dit par un jongleur picard devant un auditoire champenois à partir de la copie d’un scribe normand ? Ce sont les questions de ce type qui, me semble-t-il, sont pertinentes aux yeux de l’interprète (diseur ou chanteur) moderne, et ce sont elles qui légitiment la vision du français chanté que je fais mienne : ce n’est ni en « francien », ni en picard qu’il faut chercher à chanter les poètes médiévaux, mais bien en un françois qui, s’il est encore foisonnant et protéiforme — le considérer comme « commun », et donc supra-dialectal, n’équivaut pas à en nier la diversité, mais seulement à la relativiser — possède toutefois déjà les principales caractéristiques du beau français de l’époque moderne.

Français chanté et « bel usage » au Moyen Âge

On sait que les chansons de geste furent à l’origine… chantées (Footnote: On trouvera un bon résumé de la question dans l’article de Gérard Le Vot, A propos des jongleurs de geste.). Pourtant, pas une seule note de musique ne figure dans les manuscrits qui nous les ont transmises. Faut-il n’y voir qu’un irréparable mais fortuit oubli des scribes et de l’histoire, ou admettre au contraire que, si les mélodies des chansons de geste n’ont pas été notées, c’est que, justement, elles n’étaient pas notables ? La seconde hypothèse soulève la question de la nature de ce « chant » épique. L’appellerait-on vraiment « chant » si, aujourd’hui, on l’entendait, et pourrait-on facilement le transcrire au moyen de notre notation musicale ? N’aurait-on pas plutôt envie de lui chercher une autre dénomination, plus proche du parler : leçon, récitatif, cantillation ? A l’aube du xve siècle, c’est-à-dire très tardivement, Évrart de Conti, dans ses Problèmes d’Aristote, atteste en tout cas la survivance d’une forme de « chant » qui tient plus de la déclamation que du chant lyrique  :

Et pour ce dit Aristote que ceste maniere de chanter est convenable a la recitacion des hystoires notables et des faits anciens, de quoy on voit encore en aucunes cytés et en aucuns lieus qu’il y ha chanteurs qui en certaines places lysent devant le people aucuns romans et aucunes hystoires des fais du tans passé, ou par aventure hystoires sainctes comme s’elles fussent autre vois avenues de fait, e laquel chose il usent de une maniere legiere de chanter pour les paroles exprimer plus plaisamment et ausi plus atrait. Aucunes fois meismes usent il de vieles en certains pas, ausi comme pour auls deporter et pour lor halainne reprendre, et par aventure ausi pour auls miex aviser de ce qu’il ont a dire ; et se poet estre ausi pour recreer aucunement les auditeurs et pour miex les paroles devant oyes fichier en lor memoire. De ceste maniere de chanter use on ausi aucune fois es eglises en le pronunciacion de aucunes lechons et de aucunes escriptures, a le fin c’on les die plus atrait et plus entendanment. Et pour ce appelle Aristote tels chans « lois » ou « lechons », comme dit est. (Footnote: Cité par B. Roy, La Cantillation des romans médiévaux, p. 153-4.)

Il n’est bien sûr pas possible, sur la base d’une telle description, de se faire une idée précise de ces formes de déclamation plus ou moins chantées, ni de savoir jusqu’à quel degré elles étaient susceptibles de ressembler à la « leçon grégorienne » telle qu’elle est encore pratiquée de nos jours. Force est cependant de constater qu’elles occupent, tout au moins en partie, l’espace qui sépare le discours strictement parlé du chant sous sa forme la plus lyrique : cet espace ne correspond-il pas mutatis mutandis à ce que Grimarest nomme récitatif et qui fonde, au xviie siècle, la notion de « bel usage » ?

Pour ce qui est du genre lyrique, les trouvères des xiie et xiiie siècles nous ont légué le premier corpus de poèmes en langue d’oïl conservés avec une notation musicale. Contrairement à ce qu’avaient imaginé les érudits romantiques qui se penchèrent sur ce répertoire, il ne s’agit nullement d’une poésie orale et populaire, transcrite par Dieu sait quels lointains précurseurs des ethno-musicologues, mais bien d’un art originellement savant, littéraire et courtois. L’apport de traditions orales et populaires à cette poésie a été discuté en détail par des auteurs comme Pierre Bec, qui distingue, dans la lyrique médiévale, deux grands registres : le registre « aristocratisant », représenté par le grand chant courtois, et le registre « popularisant », qui regroupe à peu près tous les autres genres, dont par exemple la chanson de toile, le motet et la pastourelle. Il faut cependant constater que cette classification repose avant tout sur la thématique, le vocabulaire et la forme poétique. Examinés du strict point de vue de la phonétique, ces deux registres ne diffèrent guère (Footnote: C’est en tout cas l’avis de P. Zumthor, Essai de Poétique médiévale, p. 251.) et les textes semblent donc dans leur totalité avoir passé par le crible du « bon usage ».

Les manuscrits qui nous sont parvenus, à savoir les chansonniers, ne sont pas les brouillons des trouvères eux-mêmes, encore moins les éventuelles copies qui, on peut l’imaginer (Footnote: Il n’est bien sûr pas possible de connaître la part respective qu’ont prise à la diffusion des chansons des trouvères les modes de transmission oral et écrit qui, autant qu’on puisse en juger, devaient coexister.), circulaient de lieu en lieu, de poète en interprète et servaient à l’apprentissage des chants. Souvent postérieurs de plusieurs décennies à la composition des poèmes et des musiques, ces recueils rédigés avec soin et souvent luxueux résultent de l’initiative d’individus riches qui désiraient conserver pour eux une trace de chansons qu’ils avaient entendues. Ils sont foncièrement hétérogènes : le plus souvent, les premiers trouvères y côtoient des poètes plus tardifs. Ils contiennent de plus des chansons provenant de lieux très divers. Ceci montre bien que ces textes circulaient très au-delà de la région de leur composition et que, en dépit d’une diversité superficielle, ils avaient fini par constituer un seul et unique répertoire. Plus que les intentions d’un compositeur en vue d’exécutions futures, ces chansonniers représentent la trace d’exécutions passées. Ils sont donc, dans l’esprit, plus proches de nos actuels enregistrements sonores que de nos partitions modernes.

Que faire face à de telles sources, forcément divergentes ? Que choisir, face à des variantes dont la logique est tout sauf évidente ? Prenons, pour plus de clarté, un exemple concret : les cinq premiers vers d’une chanson d’Adam de la Halle (Footnote: Adam de la Halle, Œuvres complètes, p. 108 (Raynaud 1180). La bonne vieille édition de Coussemaker, même si elle contient des erreurs ponctuelles, a l’immense avantage de la naïveté : travaillant sans les présupposés des disciples de Gaston Paris, ce grand musicologue évite sans le vouloir le piège dans lequel sont tombés après lui les philologues du xixe et du début du xxe siècle, et qui rend leurs éditions inutilisables aujourd’hui : la reconstruction d’une hypothétique source originale (ou archétype) dont les manuscrits existants ne seraient que des copies corrompues, en fait la création d’un manuscrit en toc !), natif d’Arras en plein domaine picard :

Le manuscrit de la Vallière (W dans la nomenclature conventionnelle des chansonniers français), considéré par l’éditeur comme « le plus exact et le plus correct », en donne la version suivante :

Glorieuse Vierge Marie

Puisque vos serviches m’est biaus

Et je vous ai encoragie

Fais en sera uns chans nouviaus

De moi qui chant con chieus qui prie

Les notes de Coussemaker nous apprennent que le manuscrit 847 (P) donne quant à lui :

Glorieuse Vierge Marie

Puisque vos serviches m’est biaus

Et je vous ai encoragie

Fais en sera uns chans nouviaus

De moi qui cant con ciex qui prie

alors que le manuscrit 1109 (Q) donne :

Glorieuse Virge pucele

Puisque vos serviches m’est biax

Et je vous ai encoragie

Fais en sera uns cans nouviax

De moi qui chant con chieus qui prie

Passons sur les variantes purement graphiques où -x se substitue à -us. « Virge pucele » est sans grand intérêt : il s’agit à l’évidence d’un lapsus du scribe, reproduisant peut-être le trou de mémoire d’un chanteur. De telles variantes, pour réelles et nombreuses qu’elles soient, n’en restent pas moins étrangères au « fait littéraire » du poème. Considérons plutôt le substantif « chans » et la forme verbale « chant ». Deux formes semblent ici en concurrence : « chans(t) » et « cans(t) ». La première, dont l’initiale se prononçait déjà, au xiiie siècle, comme en français moderne [ʃ], est « commune », ou simplement française, la seconde, prononcée [k], est spécifiquement picarde. Laquelle choisir ? On pourrait arguer que, Adam étant picard, c’est la forme picarde qui doit, dans tous les cas, prévaloir. Un tel choix se verrait conforté par l’examen des deux seules rimes du poème : -ie et -iaus. Une francisation systématique des mots ferait éclater ce système. En effet, « encoragie  [.ʒiə] deviendrait, dans sa forme la plus commune, « encoragiee » [.ʒjeə], qui ne saurait rimer avec Marie. Cela nous montre que les traits picards ne représentent pas, pour ce poème, qu’un habillage d’origine scribale, mais sont inclus dès l’origine dans le processus d’écriture (Footnote: Il ne faut pas en déduire qu’Adam écrit « en picard ». Il écrit bel et bien en français, mais les traits picards, assez abondants chez lui, sont constitutifs de son style et ne peuvent donc être considérés comme l’ajout d’un copiste.).

Mais le manuscrit « le plus sûr » donne les deux formes françaises « chans » et « chant », alors que les deux autres sources donnent, l’une à l’inverse de l’autre, une forme picarde et une forme française. Comment gérer cette apparente inconsistance ?

Prenant le contre-pied de la tradition philologique qui s’efforce de choisir une leçon à l’exclusion de toutes les autres, B. Cerquiglini, refusant de trancher, institue la Variante en principe de vérité du texte médiéval :

la variance de l’œuvre médiévale est son caractère premier, figure d’un écrit pré-moderne, auquel l’édition doit s’attacher prioritairement. (Footnote: Cerquiglini, Éloge de la variante, p. 105 et sq.)

Et, constatant que le papier n’est pas un support idéal pour mettre en valeur la Variante, il rêve d’éditions électroniques où l’écran et l’hypertexte apporteraient la souplesse et les dimensions multiples qui manquent à la surface plane du papier (Footnote: Une entreprise comme le projet Charrette de Princeton met cette vision en application. ). Aussi vertigineuses que puissent être les perspectives qu’elle ouvre, cette vision laisse toutefois dans l’ombre quelques éléments qui ont, s’agissant du chant, leur importance :

Ainsi, alors que les éditeurs sont contraints de faire des choix définitifs et, en fait, tentent de reproduire (ou plutôt de produire) un « original », les chanteurs, par des choix qui peuvent être faits « au vol », et qui doivent être remis en question lors de chaque exécution, produisent, à l’opposé, des variantes nouvelles. Leur liberté équivaut ici à celle dont ils disposent pour les ornements musicaux : elle doit respecter les règles d’un style que seule une pratique assidue permet d’appréhender. Qu’un chanteur désireux d’opposer Adam de la Halle à d’autres trouvères plus centraux se sente donc libre, dans les limites du bon goût, de « picardiser », et qu’il « dépicardise » lorsqu’il veut donner une image plus homogène du corpus des trouvères, par exemple pour l’opposer à celui des troubadours. Dans ce domaine, celui de l’interaction entre un chanteur qui maîtriserait la langue médiévale et un public qui la comprendrait, ou du moins serait sensible à certains de ses traits, tout est à trouver, ou plutôt à retrouver…

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Footnotes: