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Le Sponsus ou Jeu des vierges sages et des vierges folles



Le Sponsus de Limoges : langue d’oc ou langue ad hoc ? (Footnote: Ce texte reproduit à quelques détails près celui que j’ai fourni à l’Opéra-Studio de Genève et à Jean-Marie Curti pour son édition pratique du Sponsus.)

Jouer et chanter une œuvre aussi ancienne que le Sponsus soulève une foule de problèmes insolubles. Quels modes choisir pour exécuter les mélodies ? Quels rythmes adopter ? Ce sont des questions aussi fondamentales que celles-ci qui se posent au musicologue ou au musicien. Pour parvenir aux solutions pratiques sans lesquelles aucune restitution sonore n’est possible, il se voit donc contraint de prendre des décisions qui, si elles s’appuient sur des indices historiques, n’en restent pas moins en partie arbitraires.

Comment prononcer ?

Les questions de langue n’échappent pas à cette règle. On pourrait donc être tenté de laisser, sur ce point, l’interprète livré à lui-même, ou le renvoyer à tout ce que, déjà, la science philologique a produit sur le sujet. Ce serait léger : confronté aux farcissures en langue vulgaire du drame, plus d’un chanteur demande aussitôt avec un rien d’angoisse : « mais comment faut-il prononcer cela ? ».

Une question aussi pratique surprend le philologue qui, homme de l’écrit, voit les choses sous un angle fort différent. Et pourtant, c’est bien en ces termes qu’elle s’impose au praticien du chant, et c’est à elle qu’il entend qu’on réponde, sachant bien que la prononciation qu’il choisira, loin de reposer, silencieuse, dans un épais volume, se répercutera de manière directe sur la couleur sonore de son interprétation.

Un texte touristique

Les érudits qui, depuis le xixe siècle, se sont penchés sur ce texte énigmatique ont tous étudié minutieusement la graphie de l’unique manuscrit. Sur cette base, ils ont émis nombre de considérations phonétiques. Cela n’était cependant jamais dans un but pratique. Pour eux, le recours à la phonétique n’était que le moyen de parvenir à une fin que, probablement, ils jugeaient plus noble et plus digne d’intérêt qu’une éphémère reconstitution sonore : « localiser » le texte, c’est-à-dire déterminer le plus précisément possible, en fonction de critères dialectologiques, la patrie de son auteur et celle d’éventuels copistes. Le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne sont guère tombés d’accord. Mises bout à bout, les localisations qu’ils ont successivement cru devoir proposer font penser à un guide touristique : Normandie, Angoumois, Limousin, Périgord, Poitou…

Je me propose de procéder d’une manière un peu différente. Tout d’abord, je réfléchirai à propos de la langue du Sponsus, mais en essayant de dépasser la question de sa localisation précise. Sur cette base, je tâcherai ensuite de proposer des solutions pratiques quant à la prononciation, en concentrant mon attention non pas tellement sur l’auteur ou les auteurs et remanieurs successifs du texte, mais plutôt sur les « acteurs », c’est-à-dire la « troupe » de clercs dont le jeu, un jour, marqua suffisamment les esprits pour qu’on juge nécessaire de jeter sur parchemin et de conserver l’œuvre sous la forme qui nous en est parvenue.

Oïl ou oc ?

Comme chacun sait, le latin parlé en Gaule a donné naissance à deux langues distinctes. Au nord, la langue d’oïl, ou français ; au sud, la langue d’oc, ou occitan, ou encore provençal. Les dénominations d’oïl et d’oc proviennent de la manière dont on dit oui dans chacune de ces langues. C’est à Dante Alighieri (Footnote: Voir par exemple Lusignan, Parler vulgairement, p. 45, ou Dante, De Vulgari Eloquentia, I, x..) qu’on les doit, deux bons siècles après le Sponsus et il n’est donc pas possible de savoir avec certitude si, par exemple, la langue d’oïl s’appelait déjà langue d’oïl au xie siècle. Jusqu’à quel degré de netteté existait-il, chez les contemporains du Sponsus, une conscience de la bipartition de l’hexagone en un domaine d’oc et un domaine d’oïl ? C’est une question à laquelle il est bien difficile de répondre. En effet, la Gaule linguistique se présentait alors, pour autant qu’on puisse en juger, comme une constellation de parlers locaux extrêmement variables et difficilement délimitables, dans laquelle il ne serait nullement absurde de voir, du nord au sud, un continuum sans subdivision nette.

La distinction entre les langues d’oïl et d’oc n’acquiert sa pleine signification que lorsqu’on considère que, très tôt, elles ont chacune donné naissance à une koinè, c’est-à-dire à une langue littéraire commune, relativement homogène et transcendant la fragmentation en dialectes. Ce n’est qu’entre ces deux langues communes qu’apparaît, de manière incontestable, une solution de continuité, sous la forme d’une « frontière » qui est plus culturelle que géographique. A l’époque du Sponsus, la koinè d’oc est illustrée par les premiers troubadours, dont Guillaume de Poitiers. C’est le style épique, porté à son plus haut point par la Chanson de Roland, qui est emblématique de la koinè d’oïl.

Quant au Sponsus, il vient remettre en question cette dichotomie. Il est en effet constitué d’un curieux mélange de traits semblant appartenir à chacune des deux langues, au point qu’il est difficile de décider s’il est écrit en langue d’oc ou en langue d’oïl.

Histoire d’A

Le latin mare a donné mer en français et mar en occitan. Si l’on trace, sur une carte de France, une ligne au nord de laquelle les patois locaux disent mer et au sud de laquelle ils disent mar, on obtient une singulière « ligne de partage des eaux » (les linguistes parlent d’une ligne isoglosse) qui, par définition, est la frontière linguistique entre le domaine d’oïl et le domaine d’oc (Footnote: Il s’agit bien sûr d’une vision simpliste de la réalité. Pour plus de détails, on pourra consulter Bec, La Langue occitane, chap. 1.) : au sud, l’occitan, essentiellement conservateur, a, comme la plupart des langues romanes, gardé à l’a accentué libre du latin son timbre d’origine ; au nord, le français, au terme d’une évolution complexe qui lui est propre, l’a transformé en e. Il en va de même, de manière générale, de tous les a qui, en latin, occupent cette position.

Mesuré à cette aune, le Sponsus est indéniablement français et non occitan : la quasi-totalité des a latins accentués y sont notés e. Ainsi pechet, net, ester, demorer, pour n’en citer que quelques-uns ; en occitan, tous ces e, qui proviennent d’a latins (peccatum, natum, stare, demorari), auraient dû rester des a. Voilà la principale des raisons pour lesquelles la tradition philologique a, dès le xixe siècle, considéré le Sponsus comme appartenant « de droit » à la langue d’oïl. Comment expliquer alors que, par bien d’autres aspects, il ressemble plus à de l’occitan qu’à du français ? Pour ce faire, les philologues ont eu recours à deux mécanismes explicatifs qu’on peut appeler l’« effet frontière » et l’« effet copiste ».

L’« effet frontière »

Son principe est le suivant : si, dans un texte, on trouve des traits appartenant à deux langues ou à deux dialectes en théorie distincts, on postule qu’il a été écrit près de la frontière qui les sépare. Dans le cas du Sponsus, qui « doit » avoir été écrit dans le domaine d’oïl puisque les a accentués du latin y sont notés par e, les nombreux traits apparemment occitans ont amené certains philologues à proposer, comme localisation présumée, le Poitou, qui occupe l’extrême sud-ouest dudit domaine. Et si, malgré tout, quelques traits sont trop occitans pour pouvoir raisonnablement être considérés comme poitevins, qu’à cela ne tienne, on les attribue à l’« effet copiste » !

L’« effet copiste »

Son principe est très simple également : si, dans un texte, on trouve des traits appartenant à deux langues ou à deux dialectes que, pour une raison ou pour une autre, on ne peut ou ne veut pas attribuer à l’« effet frontière », on postule qu’un texte original, pur du point de vue linguistique ou dialectal, a été déformé par des scribes qui y ont introduit, qui des fautes de copie, qui des modifications volontaires, toutes révélatrices de leur propre dialecte ou langue.

Le va-et-vient des philologues

Considéré d’un œil légèrement irrévérencieux, le patient et laborieux travail de localisation entrepris par les philologues consiste à actionner les deux « manettes » qui régissent l’« effet frontière » et l’« effet copiste ». Selon l’importance relative qu’ils accordent, de manière assez arbitraire il faut le dire, à chacun de ces deux effets, ils « tombent » sur une localisation qui est plus ou moins proche de la frontière linguistique.

Ainsi, Cloetta (Footnote: Cloetta, Le Mystère de l’Epoux, p. 220.) (1893) choisit-il de recourir au maximum à l’« effet frontière », ce qui l’amène à situer le texte à un jet de pierre de la frontière linguistique, dans le village de Saint-Amant-de-Boixe, non loin d’Angoulême. Tant de précision laisse pantois…

Toute différente est l’approche de Thomas (Footnote: Thomas, Le Sponsus, p. 77-91.) (1951). Celui-ci met d’emblée et arbitrairement l’« effet frontière » a zéro en localisant le texte le plus loin possible du domaine d’oc, soit en Normandie. Pour expliquer les nombreux traits occitans qu’il y reconnaît, il est alors obligé de faire jouer au maximum l’« effet copiste », si bien que celui qui, pour Cloetta, n’était qu’un simple scribe besogneux qui fait des fautes d’inattention se transforme, pour Thomas, en un « remanieur » occitan dont le travail tient plus de la traduction que de la copie.

Avec Avalle (Footnote: Avalle, Sponsus, p. 27-45.) (1965), c’est le retour de l’« effet frontière », qui ramène le texte dans le Poitou, mais pas forcément aussi près de la frontière linguistique que ne l’avait voulu Cloetta.

Un certain Bartsch

Je n’entrerai pas ici dans tous les détails de l’argumentation de ces auteurs. Il ne saurait toutefois être question de passer sous silence le rôle qu’y joue la loi dite de Bartsch, du nom du linguiste qui, le premier, l’énonça : en français, a latin accentué et libre donne, disions nous, e, à l’image de matrem > mère, cantare > chanter. La loi de Bartsch décrit le fait suivant : lorsque cet a accentué et libre se trouve après une consonne palatale (un c ou un g, principalement), l’e français qui en résulte va diphtonguer en ie : le latin manducare va donc donner, en français médiéval, mangier et non manger. Or, jusqu’au xiie siècle en tout cas, c’est le son i qui est proéminent dans cette diphtongue. Des mots dont l’a latin a subi la loi de Bartsch et « sonnent » par conséquent en i ne devraient donc, en principe, pas rimer avec des mots dont l’a ne l’a pas subie et qui « sonnent » en e. Mais justement, le Sponsus regorge de rimes comme net (< natum, : pechet (< peccatum, le péché qui, loi de Bartsch oblige, devrait s’écrire pechie(t) en français médiéval). Aucun philologue n’a donc manqué d’utiliser cette apparente irrégularité qu’est le systématique non respect de la loi de Bartsch par les rimes de notre texte, à l’appui de sa localisation de prédilection.

Pour étayer son hypothèse « normande », Thomas se sert d’exemples tirés de manuscrits anglo-normands qui « oublient » de temps à autre la loi de Bartsch et écrivent, par exemple, pecchet. Quant à Avalle, il déploie des trésors d’érudition pour démontrer que, dans la variété de langue d’oïl qu’il suppose être celle du Poitou médiéval, la loi de Bartsch n’a jamais exercé ses effet et que, par conséquent, e issu de a latin n’y a pas diphtongué. Ces deux argumentations opposées ont chacune leurs points forts. Elles restent néanmoins, à l’arrivée, sujettes à caution : la première s’appuie principalement sur des textes en vers assonancés et la seconde sur des textes non littéraires, ou alors nettement antérieurs ou postérieurs au Sponsus. Aucun de ces auteurs ne peut - et pour cause, car elle n’existe pas - citer une collection de textes en langue d’oïl qui soient à la fois contemporains du Sponsus et en vers rimés. Or seule l’existence d’une telle collection, dans laquelle la loi de Bartsch serait systématiquement ignorée et dont la provenance géographique reposerait sur des indices extra-linguistiques, permettrait, en y rattachant le Sponsus, de le localiser avec une raisonnable vraisemblance : la rime ayant, depuis ses origines, obéi à des conventions qui lui sont propres et dont rien ne dit a priori qu’elles correspondent exactement à celles qui régissent l’assonance, ni même aux sonorités de la langue la plus naturelle, on ne peut valablement comparer un texte en vers rimés qu’avec un autre texte en vers rimés.

On me permettra donc de conserver, à l’égard des prophètes de la localisation qui, à ce jour, se sont exprimés, une attitude prudemment sceptique. Pour un texte aussi court (moins de trente vers en langue vulgaire), aussi ancien et aussi unique en son genre, prétendre proposer une localisation précise tient plus de la cartomancie que de la cartographie.

Et les « acteurs » dans tout cela ?

Au point où nous sommes parvenus, il convient de replacer au centre du débat les « acteurs » ou les chanteurs, qui sont les grands oubliés du raisonnement philologique et de tenter, autant que faire se peut, de nous mettre dans leur peau. Comment en effet, en un point indéterminé de l’hexagone, les interprètes pouvaient-ils prononcer un texte écrit dans une langue aussi composite ? Trois scénarios, fort différents, peuvent être envisagés :

Le château de cartes

Au fur et à mesure de leur succession, on voit les éditions du Sponsus se rapprocher du manuscrit. À la fin du xixe siècle, les éditeurs, en véritables Viollet-le-Duc, « corrigent » à qui mieux mieux et il est probable que, questionnés par des acteurs désirant monter le drame, ils n’auraient pas renié notre premier scénario. Les éditions plus récentes donnent du manuscrit une transcription de plus en plus fidèle. On peut y voir le signe d’une humilité croissante des philologues, mais une telle humilité n’est pas innocente : en publiant, sous une portée musicale, les syllabes mêmes du manuscrit, et en permettant donc à n’importe qui de chanter ces syllabes sur des notes de musique, ils donnent corps au troisième scénario, celui de la langue hybride et admettent, ne serait-ce qu’implicitement, que le Sponsus a pu être joué dans une telle langue.

Et c’est ici que tout bascule. Car enfin, admettre que des « acteurs » ont pu, au Moyen Âge, jouer dans une langue hybride, et que cette langue a pu être comprise par des « spectateurs », n’est-ce pas aussi admettre qu’un « auteur » a pu, à lui seul, forger une telle langue ? Sur quoi, en dernière analyse, la doctrine de l’original d’oïl copié ou remanié dans le domaine d’oc, et toutes les tentatives de localisation qui s’ensuivent, reposent-elles ? Sur l’affirmation dogmatique des deux principes suivants :

Pour pouvoir mener à bien leur entreprise de localisation, les philologues ont réduit les lettrés du Moyen Âge à l’état d’automates, enfermés chacun dans son étroit dialecte et incapables de jouer avec les mots et la langue. À bien des égards, cela est absurde. Comment ne pas voir que les jeux formels de toute espèce sont l’essence même de la poésie, que les poètes lettrés n’ont manifestement jamais composé pour des veillées villageoises, mais en ayant toujours à l’esprit un auditoire bien plus vaste ? Pourquoi vouloir à tout prix qu’un poème ait existé, à l’origine, dans un dialecte parfaitement pur alors même que, de tous les textes littéraires qui nous sont parvenus, qu’ils soient d’oc ou d’oïl, pas un seul n’existe sous cette prétendue forme originelle ?

Retour au manuscrit

Privés de toute certitude philologique, nous en sommes maintenant réduits à repartir de ce qui reste : le manuscrit qui est, lui, localisé de manière précise. Il provient, c’est à peu près certain, de St-Martial de Limoges, c’est-à-dire du nord du domaine d’oc, et n’a rallié la Bibliothèque Nationale que tardivement (Footnote: Guy De Poerck, Les plus anciens textes, ou, du même auteur, Le MS. Paris, B.N., Lat. 1139, Scriptorium 23-1969, p. 298-312.). De la main même qui a écrit le Sponsus, on trouve, à quelques folios de distance, trois poèmes que Thomas qualifie de limousins et dont personne n’a jamais contesté l’appartenance à la langue d’oc. Voilà deux éléments concordants.

Toute la discussion philologique à propos du Sponsus est basée sur le dogme selon lequel le texte aurait voyagé d’oïl en oc, Limoges n’étant que la destination finale d’une tradition commencée de l’autre côté de la frontière linguistique. Mais il n’existe pas le commencement d’un indice historique (c’est-à-dire extra-linguistique) à l’appui d’une telle proposition. Je pose donc donc la question suivante : et si le texte n’avait jamais quitté Limoges ?

Imaginons que, en un lieu qui pourrait être Saint-Martial, on se soit mis à jouer un petit drame en latin sur le thème des vierges sages et des vierges folles. D’année en année, la renommée du « spectacle » croît et un public de plus en plus nombreux y afflue. Comme il comprend des laïcs, on ressent le besoin de farcir le texte latin avec des interventions en langue vulgaire. Des spectateurs importants étant venus d’assez loin, il est nécessaire, bien qu’on se trouve au sud de la frontière linguistique, de faire des compromis et de « franciser » quelque peu le texte afin d’en élargir la compréhension. Si l’on rejette les dogmes simplistes de la philologie, que peut-on encore objecter à un tel scénario ?

Le paradoxe des rimes

C’est sur le problème des rimes qu’on risque encore d’achopper, et c’est lui qu’il faut maintenant examiner plus en détail. Traditionnellement, on considère en effet que les dernières syllabes des vers, du fait de la contrainte formelle qui les régit, sont moins sujettes que les autres à être déformées par une transmission orale ou manuscrite. Il est donc peu étonnant que tous les éditeurs du Sponsus s’en soient servis comme d’une planche de salut et qu’ils aient considéré que la langue primordiale du poème était celle qui apparaît aux rimes. Deux types de rimes ont particulièrement retenu leur attention, les autres n’étant pas réellement déterminantes, car communes aux langues d’oc et d’oïl :

Ainsi donc, alors que les syllabes finales des vers indiquent à première vue la langue d’oïl, on s’aperçoit que, paradoxalement, l’argument qui voudrait qu’un copiste d’oc ait été contraint par les conventions de la rime à maintenir la graphie originale d’un texte en langue d’oïl ne repose en fait que sur un seul vers, et que ce vers est, qui plus est, le seul du poème à poser un problème majeur de métrique : il compte deux syllabes de trop, ce qui donne à penser qu’il n’est peut-être pas si « authentique » que cela.

L’art du déguisement

Partons alors de l’hypothèse d’un original occitan, qu’il ait été réellement écrit ou qu’il n’ait existé que de manière latente et fugitive, dans l’esprit d’un poète. Le texte est donc initialement construit sur des rimes en -a- et en -em et non en -e- et en -um. À un moment déterminé, on décide de donner à ce poème les habits du français. Il est assez vraisemblable que l’effort se porte d’emblée sur les traits les plus évidents, et donc en particulier sur les rimes. On peut imaginer, par exemple, qu’on ait volontairement transformé des futurs en leur donnant la désinence -um, et qu’il ait fallu, par conséquent, remanier un vers, celui qui se termine par nom et qui compte trop de syllabes, le remaniement un peu hâtif pouvant justement être à l’origine de cette irrégularité.

La volonté de donner un air français à un texte occitan pourrait aussi fournir une explication assez convaincante (plus convaincante à mon avis que celle du « scrupule philologique ») au fait que le scribe a pris soin de transcrire par e tous les a latins apparaissant à la rime, et ce sans exception aucune. Elle expliquerait aussi le fait que le Sponsus fait fi de la loi de Bartsch : en effet, bien avant tout dialecte d’oïl, l’occitan ignore superbement ladite loi. Or, pour suggérer, il n’est pas nécessaire d’imiter précisément : en écrivant e pour a, le poète ne cherchait-il pas simplement à suggérer la langue du nord ? Rien ne l’obligeait donc à pousser le mimétisme jusqu’à respecter une loi phonétique qui ne lui était probablement pas familière. L’essentiel était que le « déguisement » convainque…

La pratique du déguisement est aussi vieille que celle du théâtre. Les clercs qui jouaient le Sponsus se servaient, on peut le penser, d’accessoires vestimentaires qui aidaient à identifier les personnages. Personne n’était dupe au point de croire que tel chanoine barbu était réellement une vierge folle. Mais les conventions du théâtre fonctionnaient, de sorte que les spectateurs se prenaient au jeu. Pour une raison ou pour une autre, afin peut-être d’honorer tel haut personnage venu exprès du nord assister au jeu, on a pu vouloir, sans les traduire tout à fait, donner une apparence de français aux farcissures vulgaires du Sponsus. Et si les philologues avaient été les premiers à se laisser abuser par ce déguisement ?

Langue ad hoc

Mon propos n’est pas, on l’aura compris, de réfuter point par point l’argumentation des philologues. Ceux-ci ont tenté de construire leur discipline sur le modèle des sciences dites naturelles. Ils expliquent les phénomènes en éliminant au maximum le « facteur humain », c’est-à-dire en ayant recours à des lois linguistiques et phonétiques qu’ils ont voulues analogues à celles de la physique, et auxquelles ils veulent considérer tout locuteur comme inconsciemment et irrémédiablement soumis. Forts de ces présupposés, ils ne pouvaient guère aboutir à des résultats différents de ceux auxquels ils sont parvenus.

Je me suis au contraire efforcé de replacer ce « facteur humain » au centre de ma réflexion. Face au strict « évolutionnisme » affiché par la science philologique pure et dure, j’ai cherché à faire valoir une forme de « créationnisme » qui repose sur le fait difficilement contestable que, justement, l’élaboration d’un texte littéraire, qu’il soit poétique ou dramatique, est un processus de création qui n’a pas grand-chose à voir avec la production spontanée du langage dans la vie quotidienne. Je pense que le lettré médiéval, surtout en des temps reculés où la norme écrite n’était pas encore toute puissante, disposait d’une liberté qui, contrairement à ce qu’on a pu croire, pouvait toucher jusqu’à la substance même de sa création : la langue.

Ce changement de perspective me fait remettre en question la thèse « classique » mais probablement simpliste voire trompeuse d’un texte d’oïl copié par un méridional. Nous avons vu qu’il n’y avait en fait aucune raison d’écarter l’hypothèse de l’occitan francisé. Du point de vue de l’interprète, une telle hypothèse a l’avantage de permettre de voir le Sponsus, celui du manuscrit, comme le résultat d’un acte créateur cohérent et non comme la résultante fortuite d’une errance géographique. Elle permet aussi de construire une interprétation artistique sur des indices matériels (le manuscrit et sa provenance) et non sur une origine mythique.

Il convient toutefois de rester prudent : en des temps aussi anciens, il n’est pas certain, je le répète, que l’alternative « oc ou oïl ? » ait eu un sens. Il est en tout cas probable qu’elle ne se posait pas d’une manière si binaire et exclusive à l’auteur du Sponsus. Celui-ci a, à mon avis, cherché à composer dans une langue vulgaire qui convenait aux circonstances et dont il espérait simplement qu’elle serait comprise. Qu’il ait puisé, pour ce faire, dans les dialectes qu’il entendait autour de lui, dans les koinès d’oïl ou d’oc qui, déjà, avaient commencé à circuler ou même dans les manuscrits latins qu’il fréquentait, la question est somme toute secondaire.

Peu importe donc que nous soyons en présence d’un texte d’oc ou d’un texte d’oïl (en admettant que la question ait, malgré tout, un sens), que sa gestation ait passé par plusieurs stades ou qu’il ait été rédigé directement sous la forme que nous lui connaissons. Il suffit d’affirmer que la langue du Sponsus est une langue ad hoc et que, si elle a la forme qui est la sienne, c’est que quelqu’un l’a voulu ainsi. Je refuse d’y voir un idiome composite qui, fortuitement mélangerait deux ou plusieurs terroirs et je choisis résolument de la considérer comme une langue en partie « artificielle », forgée volontairement en obéissant à des conventions qui, même si l’on ne peut en connaître les termes exacts, prévalaient à un moment où le Sponsus fut représenté.

Cela implique que, conformément aux conventions qui, de toute éternité, ont régi la déclamation théâtrale et le chant, je ne chercherai pas à ancrer ma diction dans une ou deux « localités » précisément déterminées, mais que, partant du manuscrit lui-même et cherchant à ne pas m’en éloigner, je m’efforcerai de proposer la prononciation la plus « universelle » possible, quitte à admettre que la langue qui en résultera n’a jamais été parlée par personne d’autre que par des « acteurs », et à s’abstenir, même, de lui donner un nom.

Et le latin ?

Comment les clercs du xie siècle, quelque part dans le sud de la France, pouvaient-ils prononcer le latin ? Certainement pas comme Virgile ou Cicéron. Encore moins selon l’usage mâtiné d’italien qui est aujourd’hui en vigueur dans les églises de France où l’on pratique encore cette langue. Ce sont là nos seules certitudes.

Qui voudra aller un peu plus loin sera tenté d’affirmer qu’ils prononçaient le latin « comme » la langue vulgaire. L’affirmation paraît raisonnable, car c’est bien ainsi que, partout en Europe, le latin semble s’être prononcé dès le Moyen Âge. Le problème est que, pour une période aussi ancienne, ce « comme » peut prendre deux significations fort différentes.

Il est fort plausible (quoiqu’invérifiable) que, jusqu’à la fin du viiie siècle, ce soit la lecture globale qui ait largement prédominé. En ces premiers siècles du Moyen Âge, la langue vulgaire n’était pas encore considérée comme distincte du latin, mais plutôt comme ce qu’on appellerait aujourd’hui un niveau de langue. Un lettré qui parlait roman (ou qui lisait du latin en le « romanisant ») avait donc simplement l’impression d’employer un latin un peu plus relâché et populaire. Ce sont les réformes carolingiennes, initiées par Alcuin, qui ont scellé l’individualisation de la langue vulgaire par rapport au latin, langue savante. Ce sont elles aussi qui ont rétabli une prononciation du latin plus analytique et phonétique. Mais il est peu probable que la prononciation « romanisante » ait immédiatement et totalement disparu et l’on peut penser qu’elle persistait au xie siècle, parallèlement à une prononciation analytique, plus scolaire mais probablement aussi plus soutenue et convenant mieux à la solennité du chant et du drame.

Ce qui me fait opter sans hésitation pour une prononciation analytique dans le chant du Sponsus, c’est la musique. Une prononciation « romanisante » a pour effet de diminuer considérablement le nombre des syllabes. Or, dans le manuscrit (comme d’ailleurs dans la totalité des manuscrits notés), chaque syllabe du texte latin est surmontée d’un neume. Il faut donc bien par exemple que Christus, cujus aient été chantés chacun sur deux syllabes, ce qui exclut en bonne partie les fantaisies « romanisantes » auxquelles je me livre ci-dessus.

Versification

Le Sponsus est construit sur deux vers bien distincts. Le décasyllabe, d’une part et une forme rythmique extrêmement courante dans la latinité médiévale d’autre part.

Le décasyllabe

Il est ici roi : refrains exceptés, toute la partie centrale et dramatique de l’œuvre, que ce soit en latin ou en langue vulgaire, a recours à ce vers. En plus du compte des syllabes, le poète s’astreint à la contrainte de la césure qui partage le vers en deux hémistiches de quatre et six syllabes respectivement. Sur le papier, cette césure correspond à une fin de mot et, le plus souvent à une « fin de sens », quoique cette dernière notion soit un peu floue. Ainsi, dans :

Deus merchaans / que lai veet ester

ou dans :

Nos virgines / que ad vos venimus

où le premier hémistiche est sujet de la proposition principale et le second une relative.

La grande majorité des vers sont « masculins ». Seuls les trois derniers, associant à la rime trois mots « féminins », c’est-à-dire dont la dernière syllabe est inaccentuée :

A tot jors mais / vos so penas livré-as

Conformément à une convention qui fonde la tradition de la versification française, cette dernière syllabe est surnuméraire. Les décasyllabes latins sont, quant à eux, tous terminés par un proparoxyton (mot accentué sur l’antépénultième), équivalent rythmique latin du mot masculin en langue vulgaire.

À la césure également, on peut, contrairement aux règles « classiques » de versification française, trouver un mot féminin. Souvent, sa dernière syllabe est aussi surnuméraire. Ce procédé, qui consiste donc en l’ajout, à l’hémistiche, d’une syllabe « muette » au vers, a été nommé « césure épique », car il est largement employé dans la chanson de geste. On en trouve des exemples dans :

Venit en tér-ra / per los vostres pechet

ou dans :

Ad vos orá-re / sorores cupimus

Pour être surnuméraires, ces syllabes n’en étaient pas moins chantées. En effet, elles sont toutes surmontées d’un neume dans le manuscrit. Cet usage de la césure épique n’exclut nullement le recours à la césure dite « lyrique », où la syllabe « muette » se trouve à la quatrième place et n’est pas surnuméraire. Ainsi, dans :

De nostr’óli / queret nos a doner

ou dans :

Quamvis mále / contigit miseris

Finalement, l’auteur du Sponsus recourt occasionnellement à l’élision. Ainsi, dans :

Atendet un espos / Jesu Salvair(e) a nom

ou dans :

E resors es / la scriptur(a) o dii

Il apparaît clairement que, pour conserver six syllabes au second hémistiche, les dernières voyelles de salvaire et de scriptura doivent être élidées. Dans les deux cas, la notation musicale contredit cette interprétation, en réservant un neume pour la syllabe féminine. Il ne faut y voir ni incohérence ni erreur, mais simplement un reflet du fait que le chanteur n’était pas soumis aux règles de composition auxquelles s’astreignait le poète.

Le vers rythmique

Les vers de l’Adest Sponsus et de l’Amen dico sont-ils des tétrapodies trochaïques rythmiques alternativement acatalectiques et catalectiques, comme le veut Thomas, ou des tétramètres trochaïques catalectiques rythmiques comme l’affirme Avalle ? Qu’y a-t-il derrière la scolastique pseudo-métrique utilisée par ces deux auteurs (Footnote: Thomas, Le Sponsus, p. 114. Avalle, Sponsus, p. 46.) ?

Cela résumé, la principale question que se pose l’interprète est de savoir si la disposition des accents, dont l’auteur s’est manifestement servi comme d’une règle de composition, influençait la manière de chanter le vers, et si oui comment. Cette question, qui touche en fait une grande partie de la monodie médiévale, a agité bien des esprits depuis le xixe siècle. Elle n’a jamais reçu de réponse définitive, ni même provisoirement satisfaisante. Il est clair en tout cas que rien dans la notation musicale du Sponsus ne permet d’y répondre. Il n’y a guère de raison de prendre à la lettre le terme trochaïque utilisé par les éditeurs de ces vers et de faire systématiquement coïncider les syllabes impaires avec des notes longues et les paires avec des brèves. Pour le reste, il revient à l’éditeur de la musique de faire des propositions, et à aux interprètes de les suivre… ou non !

La prononciation en pratique

Sauf remarque particulière, la prononciation donnée vaut aussi bien pour les passages en langue vulgaire que pour ceux en latin. Les points qui ne concernent que les passages latins sont signalés par un *.

Voyelles
Diphtongues

La langue du Sponsus est pauvre en diphtongues : ie, ue, ui, ou, pourtant fréquentes en français, n’y apparaissent pas. Certains commentateurs en ont fait une marque d’occitanisme, d’autres parlent d’archaïsme. Ne pourrait-on pas y voir aussi une marque de la vocalité propre au chant qui, souvent, s’accommode mal des diphtongues ?

Voyelles nasales

L’occitan ne connaît en principe pas de voyelles nasales. En français, on admet que les nasalisations sont en majeure partie plus tardives que le xie siècle. On peut donc considérer qu’il n’y en a pas dans le Sponsus.

Consonnes
Groupes de consonnes

La graphie des passages en langue vulgaire peut être considérée comme essentiellement phonétique. Elle ne contient pas encore la multitude des consonnes « fantômes », étymologiques ou simplement ornementales qui apparaîtront aux siècles suivants. Il est donc raisonnable de faire entendre toutes les consonnes. La prononciation des groupes consonantiques du latin, quant à elle, était susceptible d’entrer en conflit avec les habitudes articulatoires des clercs. On peut donc supposer une certaine « paresse », notamment dans l’articulation des consonnes implosives, sans qu’il soit possible de donner des règles vraiment précises. Pour Adest Sponsus, par exemple, on pourra être tenté de simplifier quelque peu le groupe [stsp] qui se forme entre les deux mots. Peut-être [adesponsys] est-il suffisant. Le choix final, qui dépendra largement du phrasé et du tempo adoptés, doit revenir aux interprètes.

Consonnes finales

En principe prononcées. M et n finaux peuvent avoir tendance à s’amuïr, particulièrement en occitan.

Je considère que, devant voyelle, s final est susceptible de se sonoriser en [z], conformément à la pratique de la liaison en français standard.


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Footnotes: