Dès les plus anciens textes, la graphie du français, en partie sous l’influence de celle du latin, comporte des consonnes doubles ou géminées, mais les usages sont fort peu cohérents. La Chanson de Roland, et plus particulièrement le manuscrit d’Oxford, connaît par exemple le double c (succurrat, pecc(h)e, proecce, Occian) mais on y trouve aussi sucurance, sucurez, sucurs, sucurre (Footnote: La Chanson de Roland, vv. 1061, 1140, 1405, 1607, 1731, 1794,1882, 2365, 2370, 2388, 2562, 2617, 2786, 3246, 3378, 3443, 3474, 3517, 3646, 3996.), le double f (suffraites, suffrir, affrike, affrican, naffret, puroffrid, afflictiun, desaffret, offrendes) mais on y trouve aussi sufraite, safrez, nafrez, le double t (tramette, regrette, mettre, carettes) mais on y trouve aussi metrai, trametrai, metez (Footnote: La Chanson de Roland, vv. 60, 149, 212, 279, 456, 939, 1032, 1321, 1372, 1593, 1608, 1609, 1990, 2093, 2160, 2257, 2365, 2382, 2389, 2771, 2924, 2925, 2972, 3272, 3307, 3426, 3452, 3489, 3861.).
Le scribe se sert fréquemment du double l — en particulier dans le prénom du héros, Roll(ant) — mais presque toujours dans un contexte suggérant l palatal : bataille, orguillus, muillers etc. (Footnote: La Chanson de Roland, vv. 18, 28, 42, etc.) Il double, assez fréquemment aussi, les consonnes nasales (mm, nn), ce qui pourrait traduire des voyelles nasales.
Toujours en position intervocalique, le double r se trouve de manière constante dans un certain nombre de vocables : Sarraguce, perrun, sarrazin, errer, guerre, furrel, perre (pour Pierre et pierre), curre, arrabiz, nurrir, arrement, quarrel, resurrexis, querre, mirre (pour myrrhe), curreies, marrenes (Footnote: La Chanson de Roland, vv. 6, 12, 147, 242, 444, 921, 1197, 1556, 1860, 1933, 2265, 2385, 2870, 2958, 3738, 3982 etc.). On note en particulier les opposition perrons/esperon, pere/perre, qui sont rigoureusement observées ainsi que celles, presque consistantes (le scribe « oublie » une seule fois le double r du premier terme), entre guerre et guere, curre (pour courir) et cure (Footnote: La Chanson de Roland, vv. 235, 293, 373, 921, 705, 1197, 2819, 3341, 3541 etc.) On trouve aussi quelques graphies incohérentes isolées : une occurrence de parrastre qui s’oppose à plusieurs parastre, une hésitation pour des mots comme carre, care, carier, carettes (pour char, charrier etc.) qu’on rapproche de l’incohérence orthographique qui règne aujourd’hui encore dans cette famille de mots (Footnote: La Chanson de Roland, vv. 33, 131, 277, 287, 753, 1027, 2972 etc.). Curieusement, ter(r)e revient systématiquement (plus de 80 occurrences) avec un seul r, alors qu’on retrouve le double r attendu dans les composés plus savants : terremoete, enterrez, enterrerent (Footnote: La Chanson de Roland, vv. 35, 1427, 2960, 3732.). Le double r marque aussi et surtout les futurs des verbes irréguliers : durrez, purrat, verrez, orrat (Footnote: La Chanson de Roland, vv. 30, 34, 49, 55 etc.). La cohérence générale de ces usages indique que, dans le cas d’r graphiquement simple et double, le scribe traduit une réalité phonétique qui est vivante dans sa langue : plutôt que de marquer un r articulé deux fois, la graphie rr distingue vraisemblablement r « fort » roulé ([r]) d’r faible « battu » ([ɾ]).
Le double s n’est pas utilisé systématiquement chaque fois que la sifflante sourde [s] a prévalu en position intervocalique. On a par exemple asalt, asaillir, asez, asemblet, aseger, asis, asoldre, asourer, resaillir, desevrer, resembler, resortir, desuz, resurrexis, seisante (Footnote: La Chanson de Roland, vv. 35, 114, 340, 367, 452, 729, 987, 1201, 1498, 1772, 1849, 2085, 2142, 2341, 2385, etc.), tous cas où l’s se situe à la limite entre le préfixe et le radical (ou, dans le dernier, entre le radical et le suffixe), frontière qui, manifestement, suffit à signaler l’absence de voisement. Dans les autres cas, s géminé correspond de manière globalement cohérente à la sifflante sourde intervocalique ([s]) du français standard. On n’imagine pas que cette graphie puisse représenter un son différent (par exemple un s doublement articulé). Quelques inconséquences du type conoisance – conoissent, laissent – laiset, poissent – poisant peuvent en témoigner (Footnote: La Chanson de Roland, vv. 1000, 1197, 3049, 3111, 3901, 3987.).
Tirées d’un texte assonancé, ces observations doivent être complétées par l’examen d’un des premiers textes rimés. Le scribe de Saint Brandan, tout comme celui de Roland, a recours à des consonnes doubles. En se limitant à celles impliquées dans une rime, on trouve nublece : detrecce, merveille : öeile, garnisse : perise (Footnote: Le Voyage de Saint Brandan, vv. 419, 601, 1185.) qui confirment l’impression selon laquelle ces consonnes doubles ne sont guère plus que des artifices graphiques. Alors que le scribe ne note que très inconstamment le double r, les rimes montrent au contraire que la distinction entre r « fort » et r « faible » est scrupuleusement observée par le poète, indépendamment du caractère parfois discordant de la graphie du manuscrit : terre : guerre, terre : querre, frerre : ere (imparfait de estre), quere : terre, terre : serre, terre : conquerre, quere : terre, freres : peres, frere : ere, truverent : desirerent, sujurnerent : turnerent, freres : leres, clere : frere, peres : enteres (pour entieres), miserere (mot latin) : frere, targerent : rechargerent, guerrere : arere, nafrerent : erent, ariverent : aviverent, alerent : regarderent, truverent : espeirerent. pere : arere, perent : erent, rivere : plenere (Footnote: Le Voyage de Saint Brandan, vv. 3, 83, 85, 145, 155, 221, 287, 327, 333, 353, 441, 450, 481, 495, 625, 677, 707, 773, 845, 931, 939, 983, 987, 1037, 1043, 1723, 969, 1163, 1219, 1227, 1447, 1533, 1731, 1819.). Bien sûr, le timbre des e constitue ici une interférence, puisque l’association r simple - e fermé (e3) et r double - e ouvert (e1) est à peu près systématique.
Quel que soit le timbre de la voyelle précédente, l’opposition -rr-/-r- se maintiendra à la rime de manière pratiquement constante. Chez Rutebeuf, pour ne citer qu’un exemple, les mots en -aire/-ere ([ɛ]) comme taire, plaire, contraire ne riment jamais avec terre, querre, serre (Footnote: Rutebeuf, Œeuvres complètes I, p. 114-115.). Plus tard, dans les Amours de Ronsard, on trouve les rimes terre : erre : enserre : guerre, terre : verre : erre : guerre, terre : erre : deterre : desserre, guerre : terre, erre : terre : enserre : desserre, terre : guiterre, hierre : terre, terre : lierre : serre : guerre, terre : serre, lierre : serre, serre : terre : enferre : guerre, guerres : terres, guerre : reserre, guerre : enferre, terre : guerre : enferre : desserre, terre : enferre : guerre : reserre, enserre : guerre, enterre : serre : atterre : terre, terre : verre : guerre, serres : enferres : pierres : guerres, terre : guerre : enferre : serre, enserre : verre : guerre : terre (Footnote: Ronsard, Les Amours, p. 21, 35, 130, 136, 141, 149, 150, 152, 158, 179, 206, 236, 247, 297, 299, 310, 316, 331, 340, 341, 344, 349, 357, 368, 374, 394, 408, 413, 426, 428, 434, 468, 469, 470, 481.). Tous ces mots ne riment jamais avec taire, ulcere, contraire, faire etc. On a même, dans des sonnets, une rime pere : prospere alternant avec une rime guerre : conquerre et une rime guerre : terre : enferre : enserre alternant avec une rime distraire : faire (Footnote: Ronsard, Les Amours, p. 125-126, 316.).
Les poèmes phonétiques de Peletier (1555), sont plus informatifs encore. De manière générale, le poète use de manière incohérente des consonnes géminées (on peut y voir une concession partielle du « phonétiste » à la graphie usuelle), puisqu’il fait rimer, par exemple, offrir : soufrir, ęlle̷ : ęle̷ (aile), ęle̷ (aile) : nouvęlle̷, distille̷ : stile̷, droętte̷ : etroęte̷ (correction dans l’erratum) (Footnote: Peletier, L’Amour des Amours, p. 95, 99, 106, 196.). À l’opposé, son usage du double r est très rigoureux (tableau 1).
Racine (graphie standard) |
Formes (graphie de Peletier) |
arracher |
arracher (73, 109) |
arrêter |
arrę́t (23, 172), arrę́ter (39), arrę́te̷ ind. prés. p3 (72, 242), arrętè part. pass. (27), arrę́te part. pass. (224) |
arriver |
arriver (11), arrive̷ ind. prés. p3 (50) |
arrière |
arriere̷ (21, 166, 229) |
barreau |
barreau (199) |
carrière |
carriere̷ (152, 166, 235) |
charrette |
Charręte̷s (236) |
courrier |
courriers (138) |
courroucer |
courrous (39), courrousse̷ ind. prés. p1 (91), courroussant (227) |
derrière |
dęrriere̷ (106, 142, 152, 154, 247) |
errer |
ęrreur (56), ęrreurs (49, 112, 196), ęrratique̷s (113), ęrre̷s ind. prés. p2 (146, 151), ęrre ind. prés. p3 (32, 238) ęrrant (3), ęrrans (155) |
farouche |
farrouche̷ (sic 56) |
fourrière |
fourriere̷ (153) |
guerre |
guęrre̷ (32, 120, 125, 179), guęrre̷s (174), guęrriere̷ (142), guęrrier (172), guęrriere̷s (190) |
horreur |
horreur (169, 219), horreurs (50, 112, 195), horrible̷ (74, 133, 171), horrible̷s (228), horrible̷mant (143), aborrit ind. prés. p3 (170) |
irriter |
irrite part. pass. (133) |
lierre |
Lięrre̷ (38) |
leurre |
leurre̷ (105) |
marri |
marrisson (21) |
nourrir |
nourrìt ind. prés. p3 (123), nourriz part. pass. (174), nourríz ind. prés. p2 (179), nourrissant (136, l’édition moderne ne donne qu’un r, l’édition de 1555 en donne deux), nourriçans (161), nourrisse̷mant (56, l’édition moderne ne donne qu’un r, l’édition de 1555 en donne deux), nourrice̷mant (69) |
pierre |
pięrre̷ (133), pięrręte̷s (199) |
serrer |
sęrre̷ n. fém. (142), sęrre̷s ind. prés. p2 (174), re̷ssęrre̷ ind. prés. p3 (126, 128), ansęrre̷ ind. prés. p3 (31, 238) |
terre |
tęrre̷ (7, 10, 18, 39, 49, 51, 103, 120, 121, 122, 123, 124, 126, 128, 129, 136, 140, 143, 148, 156, 159, 165, 170, 172, 186, 193, 194, 214, 219, 227, 235, 238), tęrre̷s (139, 146, 151, 155, 195, 244), Angletęrre̷ (246), Tęrriens (104, 111), Tęrrienne̷ (159), Tęrrien (175), Tęrrestre̷ (121, 138, 145), Tęrrestre̷s (181), souztęrreine̷s (181), tęrroyer (182), Tęrroę (136) |
tonnerre |
Tonnęrre̷ (103, 141, 227), tonnęrre̷s (148) |
Tableau 1. Exemples d’r géminés dans l’Amour des Amours de Peletier
Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de l’édition de Monferran
À ces doubles r lexicaux viennent bien sûr s’ajouter ceux des futurs et des conditionnels de type pourroę́, orra etc. (Footnote: Peletier, L’Amour des Amours, p. 13, 14, 33, 66, 77, 207, 245 entre autres.) L’adéquation quasi parfaite entre la graphie phonétisante de Peletier et la graphie usuelle conforte dans la conviction que, au contraire des autres consonnes géminées, r « fort » fait encore pleinement partie de la langue du xvie siècle. La seule surprise vient ici de farrouche, dans lequel on est tenté de voir, avant la lettre, un renforcement expressif.
A l’aboutissement de cette tradition, Corneille et Racine, alors même que, dans leur langue, la distinction r « fort » - r « faible » s’était probablement bien estompée, séparent encore de manière parfaitement stricte les rimes en -aire/-ere des rimes en -erre (Footnote: Beaudouin, Mètre et rythmes, p. 472-479.). Dans ce contexte, quelques rimes isolées comme comme barbare : bizarre (Footnote: Racine, Andromaque, v. 737. On a bizare dans l’édition de Théodore Girard.), rare : bizarre (Footnote: Corneille, Othon, Acte IV sc. 4.), encore : abhorre (Footnote: Racine, Andromaque, v. 1630.)sont à considérer comme des audaces. Ce n’est qu’avec Victor Hugo qui, dès ses premières œuvres, rime hardiment avare : Navarre, leurre : heure, pierre : paupière, père : guerre, pierre : priere, terre : mystère (Footnote: Victor Hugo, Hernani, A. II s. 2, A. II s. 3, A. II s. IV, A. III s. 1, A. III s. 7, A. IV s. 2) qu’on pourra dire que la distinction r « faible » - r « fort » a définitivement vécu en métrique.
La question du double r, ou plutôt de l’r « fort » mise à part, il apparaît donc, dès les textes archaïques comme la Chanson de Roland ou Saint Brandan, que la phonétique du français ignore les consonnes géminées. Il n’existe donc aucune raison de postuler l’existence d’une tradition qui, à l’origine du français chanté, aurait fait de la gémination de certaines consonnes une marque de bon usage ou de déclamation. À cette absence de gémination, dont tout porte à croire, tant les usages graphiques restent incohérents (Footnote: Beaulieu, Histoire de l’orthographe, p. 70, 188.), qu’elle s’est maintenue durant tout le Moyen Âge, il faudra bien sûr confronter les témoignages des grammairiens humanistes.
Comme on l’a vu, le français médiéval sort de sa longue période « relâchée » riche d’un certain nombre de consonnes implosives, qu’elles soient originelles, c’est-à-dire proviennent directement de consonnes implosives du latin (alba > aube, festa > feste) ou qu’elles soient devenues implosives suite à la chute de voyelles inaccentuées (col(a)pu > colp > coup). On trouve aussi, bien sûr, des consonnes nasales implosives (monte > mont), qui donnent naissance aux voyelles nasales. De nombreux groupes de plus de deux consonnes se sont aussi formés, par divers mécanismes phonétiques (Footnote: Fouché, Phonétique historique, p. 818 et sq.) au nombre desquels l’épenthèse : lorsque se trouvent en contact, par exemple, un n et un r, ou un m et un l, une consonne adventice fait son apparition entre les deux consonnes préexistantes. On a ainsi (ten(e)ru > tendre, cam(e)ra > chambre, sim(u)lare > sembler). C’est vers le xie siècle que culmine cette tendance à l’accumulation des consonnes successives. Ensuite, sous l’influence nouvelle des modes croissant et tendu, tous ces groupes auront tendance à s’estomper pour laisser la place à des consonnes isolées, éventuellement suivies d’une liquide (l ou r) ou d’une semi-voyelle.
Pour le chanteur, le problème principal ne sera donc pas tant de retracer la constitution, trop ancienne pour lui, de ces groupes que de suivre leur dissolution, problème d’autant plus épineux que la graphie usuelle, très conservatrice, voire productrice en matière de consonnes, induit en erreur le lecteur naïf. Dès les premiers trouvères en effet, les manuscrits nous ont transmis de nombreuses consonnes qui, déjà pour le poète et ses plus anciens interprètes, n’étaient plus que les souvenirs graphiques de consonnes oubliées par la langue.
Le cas des l implosifs est très parlant. Vélarisés à date très précoce, ces [l] devenus [ɫ] se sont vocalisés en [u] vers la fin du xie siècle ou au plus tard dans la première moitié du xiie siècle, pour former une diphtongue avec la voyelle précédente. On trouve, d’assez bonne heure quoique de manière isolée, u à la place de l dans certains textes. Fait plus déterminant pour nous, les rimes attestant la vocalisation du l deviennent fréquentes dès 1150 (Footnote: Fouché, Phonétique historique, p. 308 ; Pope, From Latin to Modern French, p.155.). En première approximation, on peut donc considérer que, dès la première génération des trouvères, tout l antéconsonantique survivant dans la graphie peut être interprété comme un [u]. Ainsi, lorsque dans un poème de Conon de Béthune, on trouve, l’espace de quarante vers, valt (de valoir), mels (pour mieux), bealté, halt, halte, altrui, mals (pour maux) en face de autre, autres, autrui, cous (pour coups), avec qui plus est, autre et altrui dans deux vers consécutifs (Footnote: Conon de Béthune, Les Chansons, p. 3.) on comprend bien que l et u ne sont que deux graphies, l’une conservatrice et l’autre phonétique, dont la distribution, aléatoire, ne traduit que l’hésitation des scribes à attester un changement phonétique révolu, quand elle ne les conduit pas, pour plus de sûreté, à accumuler les deux graphies (aultre, doulce).
Les diphtongues résultant de la vocalisation d’l implosif auront des fortunes diverses mais finiront toutes par se simplifier : au en [O], eu en [ø], ou en [u]. On rencontre aussi, transitoirement, la diphtongue iu, comme en témoigne, par exemple, une rime soutilz : pius (Footnote: Pour subtil : pieux. Gautier de Coinci, Les Miracles, IV p. 2.) chez Gautier de Coinci. Cette diphtongue n’a pas laissé de trace : aujourd’hui on prononce gentils et genti(l)ment comme si l’l n’avait jamais existé alors que l’l de subtils a fait l’objet d’une réfection savante.
Il n’y a que certains mots savants, ou alors des emprunts tardifs, dont l’l implosif n’a pas suivi cette évolution (Footnote: Fouché, Phonétique historique, p. 865.) : alterner, calciner, palpable, alphabet, culte, philtre etc. qui sont savants ; calme, altesse, soldat etc. qui sont des emprunts italiens entrés dans le vocabulaire après la vocalisation des l implosifs en français. En général, ces l se sont conservés jusqu’à nos jours alors que ceux qui s’étaient vocalisés n’ont jamais été restaurés : le bon usage actuel nous indique donc assez précisément lesquels parmi les l implosifs se sont maintenus. La seule exception notable à cette règle est constituée par les mots tels, quels et quelque dont les formes à l implosif vocalisé ou amuï (teus, queus ou tes, ques) sont bien attestées au Moyen Âge jusque dans les textes les plus littéraires, mais pour lesquels le « bon usage » du xvie siècle a finalement sélectionné les formes qui ont prévalu en français standard, ce qui n’empêche nullement les paysans de Molière de conserver la forme queuque (Footnote: Molière, Dom Juan, Acte II, sc. I).
Au xvie siècle encore, Tabourot ne mentionne que peu de rimes avec l implosif : -else avec Paracelse et Celse, -ulce avec compulse, expluse, -alpe avec, comme unique représentant, le nom propre Alpe, -alque avec defalque, talque, -ulque avec inculque. Quant à La Noue, il ne distingue que quelques catégories supplémentaires, toutes peu fournies : -alme avec calme, palme et psalme, -oulpe avec coulpe (probablement culpa) et poulpe, -elque avec quelque, -alte avec halte, exalte, -olte avec recolte, volte, révolte, -ulte avec oculte, tumulte, insulte, consulte. Il mentionne aussi quelques catégories en -ls, correspondant aux pluriels de certains mots en -l, pour lesquels il admet qu’ils peuvent en principe laisser leur l au plurier pour rimer aux catégories équivalentes sans l.
Chez Peletier, qui note précisément dans ses vers phonétiques les l qu’il prononce, on trouve de manière constante « quelquɇ(s) » (Footnote: Peletier, L’Amour des Amours, p. 21, 23, 41, 63, 72, 103, 165, 186, 191, 207, 237, 241, 120, 166.), mais l implosif tombe de manière systématique devant la marque du pluriel : « sutiz »(pour subtils), « seuz » (pour seuls), « journęz » (pour journels), « léquez, etęrnęz, immortęs, pęrpetuę́z, mortęz » (Footnote: Peletier, L’Amour des Amours, p. 22, 29, 32, 52, 66, 73, 96.). De la même manière, « iz » (pluriel) fait écho à « il » (singulier). On a « maltalant », mais « maugre » (pour malgré) (Footnote: Peletier, L’Amour des Amours, p. 172, 194.). Au registre des mots savants dans lesquels l implosif se prononce, on a « alteratif, fulmineus, revoltez, voltɇt (de volter), salpę́trɇ, almɇ, multitudɇ, sylvęstrɇs, altereɇ, solsticial, Alpɇs » (Footnote: Peletier, L’Amour des Amours, p. 126, 158, 171, 172, 173, 189, 213, 226, 235, 243.).
La disparition des s implosifs est assez bien documentée. Très précocement, s s’était vraisemblablement assimilé et affaibli devant une consonne voisée (ou sonore : l, m, d, b) : il se prononçait probablement [z], alors que, devant consonne non voisée (ou sourde : c, p, t) [s] s’était maintenu. Les emprunts de l’anglais nous apprennent en tout cas qu’au moment de l’occupation normande (vers 1066 (Footnote: Il n’est pas certain que ces emprunts se soient produits immédiatement : la date de 1066 doit donc être prise avec prudence.), soit peu avant la Chanson de Roland), les s devant voisée étaient déjà amuïs ou en voie de l’être : dinner, isle (prononcé [ail]), male, blame, calqués sur des mots français, n’en ont gardé aucune trace dans leur prononciation anglaise alors même que, s’ils étaient passés à l’anglais, ces s n’auraient eu aucune raison, eu égard à l’évolution phonétique ultérieure de cette langue, de s’amuïr dans un second temps. Par contre, les s devant dévoisée ont passé dans les emprunts anglais (castle, tempest, host), ce qui montre qu’ils étaient encore suffisamment audibles pour être repris par des locuteurs anglo-saxons (Footnote: Fouché, Phonétique historique, p. 861.). Leur amuïssement est donc légèrement plus tardif. Il est possible que, dans certaines régions tout au moins, l’s, en disparaissant, ait provisoirement laissé la place à une discrète aspiration : des graphies comme ehmaier, maihnie (pour esmaier et maisnie) se rencontrent en effet occasionnellement. Cette prononciation a survécu en anglo-normand assez longtemps pour que l’un des premiers traités d’enseignement du français aux anglophones, l’Orthographia gallica (xive siècle), prescrive de prononcer l’s placé avant t « quasi cum aspiracione » (Footnote: Orthographia gallica, p. 8.). Ce phénomène marginal et transitoire ne doit pas faire oublier l’effet principal qu’a eu la disparition des s implosifs : un allongement de la voyelle précédente que, bien quelques siècles plus tard, on s’est mis à noter plus ou moins systématiquement par un accent circonflexe. Il faut préciser que cette chute des s antéconsonantiques est générale et qu’elle touche autant des s qui sont toujours muets aujourd’hui, (est, mesdames, lesquels), des s qui ont disparu de la graphie (espouse, espée), des s qui ont donné lieu à un accent circonflexe (blasme, teste) que des s que prononce le « bon usage » du xvie siècle (triste, juste, geste).
Pour dater l’amuïssement d’s implosif devant consonne sourde (dévoisée) vers la fin du xiie siècle, les traités de phonétique historique (Footnote: Fouché, Phonétique historique, p. 861, considère le changement révolu pour la plus grande partie du domaine d’oïl dès la fin du xiie siècle ; Zink, Phonétique historique, p. 123-124, le situe dans la seconde moitié du xiie siècle.) s’appuient sur divers indices graphiques issus de textes pas forcément littéraires : lorsqu’un scribe se met à « oublier » plus ou moins régulièrement de noter les s antéconsonantiques, on peut en effet postuler qu’il ne les entend plus et qu’ils font désormais partie des conventions orthographiques. Si, en plus, il se met, par hypercorrection, à en noter là où on ne s’attend pas à en trouver, on tient la preuve définitive de l’amuïssement. Il peut être intéressant d’examiner de ce point de vue les rimes d’un grand cycle de poèmes du début du xiiie siècle. Les Miracles de Nostre Dame de Gautier de Coinci contiennent, pour quatre fins de vers successifs, la séquence suivante : estre (verbe) : estre (substantif) : soumetre : letre (Footnote: Gautier de Coinci, Les Miracles, I p. 164-165.). Comme le poème, en l’occurrence le Miracle de Théophile, est écrit en distiques de rimes plates et qu’une même rime n’y est jamais répétée immédiatement, on peut conclure que, du point de vue d’une tradition métrique abstraite, -estre n’est pas la « même » rime que -et(t)re. Et, de fait, on ne trouve, dans la totalité du cycle, pas une seule rime mélangée du type fenestre : mettre, alors que les rimes pures correspondantes sont innombrables. Cette observation ne donne que plus de poids à des rimes comme trait : traist, nuit : conduist, porfit : desconfist, lait : laist, vit : dist, nuit : nuist, legistre : chapitre, dit : escondist, croit : acroi(s)t : plait : plaist, Pentecouste : coute (pour cotte), meïsme : prime, resplendist : dit, escrit : Jhesu Crist, lit : list, dist : contredit, Jhesu Crist : dit (Footnote: Gautier de Coinci, Les Miracles,I p. 13, 39, 143 ; II p. 90, 107, 120, 190, 280 ; III, p. 145, 171, 223, 442, 472 ; IV p. 121, 355.). Le poète, se fiant à son oreille, brave ici ou là l’interdit métrique. On en est au stade où un changement phonétique, encore fraîchement révolu, commence à se répercuter dans la pratique des poètes en matière de rime. Mais il n’y a pas ici que l’interdit arbitraire qui peut freiner le poète : il est fort possible qu’il hésite encore à mélanger librement les rimes avec et sans -s- parce que celles-ci sont brèves et celles-là longues. Au siècle suivant, dans les Miracles de Nostre Dame par personnages, le mélange deviendra ordinaire pour certaines catégories de rimes, notamment celles en -(s)tre (Footnote: De Jong, La prononciation des consonnes, p. 63.).
D’après Fouché (Footnote: Fouché, Phonétique historique, p. 698, 867.), certains s implosifs ont pu se conserver dans des mots plutôt savants : espérer, esprit, chaste, satisfaire, sophisme, encore que — Fouché le reconnaît aussi — l’usage ait pu flotter. Mais comment ces mots dits savants pouvaient-ils se prononcer dès lors qu’ils quittaient la bouche des prédicateurs ou des philosophes pour entrer dans un usage plus proche du chant ? Avant le xvie siècle et les témoignages des grammairiens, ce sont bien sûr les rimes qui permettent de se faire la meilleure idée du sort que pouvaient connaître ces s dans la diction poétique. En parcourant un long texte du xve siècle comme le Champion des Dames, poème d’excellente facture dont l’inspiration et le style n’ont rien de populaire, on se rend compte que, à l’aube de la période humaniste, ces s « savants » étaient, beaucoup plus diffusément que ne le pense Fouché, amuïs. Des groupes de rimes associant feste : teste : prophete : manifeste : ammoneste : beste : geste : subjecte : malhonneste : arreste : reste : infecte : mette : nette, textes : estes, ancestre : ceptre, escri(p)t : Antecrist : Jhesucrist, Aristote : toste (de toster, griller), monstre (subst.) : monstre (de monstrer), chaste : chat(t)e, registres : senistres : ministres : epistres, eslite : Baptiste : evangeliste : Caliste : legiste : petite : Egipte, sophisme : disme : rime : abisme et même Donatistes : Macedonistes : Origenistes : Antropoformites (sans s) (Footnote: Martin Le Franc, Le Champion des Dames, vv. 1065, 4153, 5390, 5426, 5838, 11258, 12262, 16025, 17434, 17785, 18538, 18953, 19810, 21530, 23246 (-este(s)) ; v. 3281 (-estre) ; vv. 2273, 2769, 15626, 21097 (-ist) ; v. 16049 (-oste) ; v. 1249 (-onstre) ; v. 6706 (-aste) ; v. 2770 (-istres) ; v. 8426, 19810 (-iste) ; v. 21274 (-isme); v. 9714 (-istes).) mélangent sans retenue apparente des mots appartenant au fonds originel du français, et dont l’s implosif, quand il existe, a eu toutes les raisons de s’amuïr avec des emprunts savants dont il est tout de même difficile d’admettre qu’ils avaient tous passé dans l’usage courant avant le xiie siècle ! Ces observations sont corroborées par les tables de rimes figurant dans les traités de seconde rhétorique : manifeste, moleste, admoneste, reste se trouvent par exemple associés à beste, feste dans le Doctrinal de la seconde rhétorique, dextre, senestre à maistre, estre et admonneste, modeste, sexte, infeste, magnifeste, aggreste, moleste, celeste, peste, geste, reste, atteste, proteste, deteste, conteste, texte, digeste à brouette, malette, emplette dans l’Art et Science de Rhétorique. Dans ce même traité, on trouve, dans les rime en ITE et associés à truite, agite, confite, Ypolite etc., les mots Egipte, il se delicte, insiste, persiste, consiste, assiste, resiste, desiste, triste, papiste (Footnote: Langlois, Recueils d’arts, p. 142, 391, 420. Voir aussi Lote, Histoire du vers, III p. 315.).
La longue évolution phonétique du français ne peut donc pas, et de loin, expliquer la chute de tous ces s implosifs. C’est la « mécanique » propre de l’emprunt qu’il faut invoquer ici. Il est en effet vraisemblable que, jusqu’au xve siècle en tout cas, l’omission des s implosifs ait fait partie du processus extemporané par lequel un mot latin ou étranger était « acclimaté » à la langue française (Footnote: À propos de ces processus d’acclimatation, cf. Reinheimer, Sur l’adaptation phonétique.) par des locuteurs dont les habitudes articulatoires favorisaient de manière assez générale une syllabation ouverte. Cela admis, la « barrière » du xiie siècle tombe et l’on peut considérer que, sauf exception, la poésie du xve siècle hérite d’une langue dans laquelle tous les s antéconsonantiques peuvent être considéres comme muets. Loin de se limiter aux mots savants, cette chute des s antéconsonantiques a pu toucher aussi des emprunts étrangers : le Champion des Dames donne par exemple les rimes frasques : jacques et baster : gaster (Footnote: Le Champion des Dames, vv. 4346, 7022, 7298.) dans lesquelles deux emprunts italiens dont l’s a finalement prévalu riment avec des mots indigènes dont l’s était certainement amuï au xve siècle. Il est manifeste aussi que, même des emprunts à des langues vivantes qui étaient constamment réinjectés dans la langue française avec leur s l’ont, en tout cas momentanément, perdu : l’s du mot espagnol, dont on peut bien imaginer qu’il parvenait fréquemment à l’oreille de francophones, a quand-même réussi à s’amuïr définitivement dans e(s)pagneul.
Au xvie siècle, la pratique des poètes se modifie quelque peu. Pour certaines catégories de rimes fréquentes, on constate la scission en deux séries étanches, dont on peut imaginer que, contrairement à l’usage du xve siècle, l’une fait sonner l’s et l’autre pas. Marot, par exemple, rime entre eux les mots celeste, moleste, reste, manifeste (Footnote: Marot, Œuvres lyriques, p. 88, 111, 153, 285, 356.); il rime aussi entre eux les mots beste(s), preste(s), teste(s), feste(s), admoneste, enqueste, creste, queste(s), conqueste(s), requeste(s), appreste (Footnote: Marot, Œuvres lyriques, p. 100, 120, 236, 263, 312, 341, 346, 352, 364, 369.) mais il semble éviter d’apparier les mots de la première série à ceux de la seconde, la seule entorse éventuelle, une rime tempeste : moleste : celeste se trouvant dans un poème apocryphe (Footnote: Marot, Œuvres lyriques, p. 406.). Cette scission en une série sans s et une série avec s n’est pas aussi évidente pour toutes les catégories. Fidèle en cela à la tradition qu’il hérite du xve siècle, Marot rime entre eux les mots estre(s), terrestre, adextre(s), dextre, prebstre, maistre, champestre(s), silvestre(s), paistre, fenestre (Footnote: Marot, Œuvres lyriques, p. 95, 148, 150, 232, 214, 343, 347, 350, 358, 365, 394.). Il fait de même pour les mots pulpitre(s), epistre(s), tistre, registre (Footnote: Marot, Œuvres lyriques, p. 101, 168, 237.). Il rime aussi frisques : morisques (Footnote: Marot, Œvres lyriques, p. 107), associant un vieux mot bien germanique dont l’s était certainement amuï avec un emprunt espagnol dont il pourrait avoir quelques raisons de se prononcer.
Une génération plus tard, chez Ronsard, le processus de scission est plus avancé. On retrouve par exemple la série teste, preste, conqueste, honneste, deshonneste, tempeste, arreste, queste, admoneste, beste, acqueste, requeste (Footnote: Ronsard, Les Amours, p. 53, 63, 98, 138, 145, 218, 233, 252, 253, 356, 358, 350, 354, 358, 379, 483, 487, 490.), extrêmement fournie, de laquelle se distinguent des rimes isolées comme reste : manifeste ou peste : reste (Footnote: Ronsard, Les Amours, p. 161, 471), seules représentantes de la série dont l’s se prononce. De plus, alors qu’on note la timide et très inconstante apparition de l’accent circonflexe, avec par exemple paître et naître (Footnote: Ronsard, Les Amours, p. 69, 146.), on ne trouve plus, dans la catégorie -estre/-aistre et à côté de ces mots dont l’s ne se prononce pas, que dextre et senestre, dont on peut admettre que l’s ou l’x étaient encore muets pour Ronsard. En témoignent les rimes suivantes : maistre : dextre, maistre : depestre : champestre : adextre, senestre : renaistre, croistre : senestre (Footnote: Ronsard, Les Amours, p. 29, 152, 230, 291.). Il subsiste par contre une rime desastre : albastre et le substantif monstre rime avec la forme verbale homonyme, elle-même associée à rencontre (Footnote: Ronsard, Les Amours, p. 218, 232, 286.).
Les vers phonétiques de Peletier méritent une analyse plus détaillée. Quoiqu’utilisant une graphie phonétisante cohérente et précise, Peletier n’est pas, on peut en juger à la lecture de l’argumentation extrêmement nuancée de son Dialogue, un dogmatique. Même s’il croit profondément à l’importance de noter fidèlement la (sa) prononciation, il ne recherche pas de manière absolue l’équivalence biunivoque « un son – une lettre » qui fascine les humanistes, et il est prêt à faire quelques concessions à la graphie usuelle. C’est ainsi, par exemple, qu’il note tous les s finaux des mots, même lorsqu’il est évident qu’ils ne se prononcent pas (parce que le mot qui suit, sans coupure syntaxique, commence par une consonne). Quand il écrit en deux mots « lors quɇ » ou « puis quɇ » (Footnote: Peletier, L’Amour des Amours, p. 21, 52, 30, 85, 86, 141.) là où, depuis, l’orthographe a choisi de ne voir qu’un seul mot, on doit, raisonnablement, postuler qu’il ne prononce pas l’s final de lors et de puis.
Comment lire alors « quelquɇsfoęs » ou « aucunɇsfoęs » (Footnote: Peletier, L’Amour des Amours, p. 139, 227.), soudés en un mot ? Prononce-t-il les s finaux de quelques et de aucunes ? Non : Peletier, probablement, considère ces mots comme « composés » (Footnote: Peletier, Dialogue, p. 115.) et il leur applique implicitement la règle de non-prononciation d’s final devant consonne qui vaut entre deux mots consécutifs séparés par un blanc. La rencontre de « quelquefoęs » et « aucunefoęs », sans s antéconsonantique (Footnote: Peletier, L’Amour des Amours, p. 33, 184.) confirme cette hypothèse, à moins qu’on ne soutienne que Peletier cherche précisément à faire un distinguo phonétique entre fois au singulier et fois au pluriel, ce qui serait tout de même un peu byzantin. On peut poser la même question pour « pręsquɇ, jusquɇ » (Footnote: Peletier, L’Amour des Amours, p. 18, 19, 27, 43, 49, 108, 126, 131, 171, 245.), locutions dont la soudure est encore récente et fragile au xvie siècle. Peletier prononce-t-il déjà, comme nous, ces s, ou considère-t-il comme évident que, parce que finaux devant consonne, ils ne se prononcent pas ? Il n’est pas possible de le savoir.
Et que dire de « tousjours » (Footnote: Peletier, L’Amour des Amours, p. 21, 42, 45, 51, 54, 64, 66, 69, 74, 84, 96, 99, 105, 110, 147, 155, 158, 160, 168, 194, 206, 245, 247, 248.) et « desja » (Footnote: Peletier, L’Amour des Amours, p. 7, 9, 20, 26, 63, 66, 107, 117, 139, 191, 225, 244.) qu’on peut aussi considérer comme des « composés » ? Ici, la cacophonie [sʒ] est si peu vraisemblable (Footnote: Voir aussi la graphie de Meigret.) qu’il y a fort à parier que ces s antéconsonantiques n’ont, chez Peletier, pas de valeur phonétique si ce n’est celle de noter, éventuellement, la longueur de la syllabe concernée. On a du reste un autre exemple ou tout, en composition, garde sa consonne finale : dans, « toutprevoyant » (Footnote: Peletier, L’Amour des Amours, p. 170.), néologisme calqué sur omniprovidens, il serait saugrenu d’imaginer que Peletier réclame la cacophonie [tpr]. De même, dans « souztęrreinɇs » (Footnote: Peletier, L’Amour des Amours, p. 180.), la présence d’un z, caractère que Peletier n’utilise pas devant consonne à l’intérieur des mots, mais fréquemment en fin de mot, montre bien qu’il faut traiter ce composé comme s’il y avait deux mots distincts, et donc sans faire entendre l’s (z) antéconsonantique.
En poussant plus avant, on examine la frontière entre les préfixes terminés par s (trans-, dis-, es-, des-, res-, sous-, sus- etc. qui apparaissent en composition mais n’ont pas d’existence en tant que mot) et le radical. Faut-il aussi considérer que ces s « finaux », même notés par Peletier, tombent devant consonne ? La réponse, cette fois-ci est clairement négative. Peletier, dans cette situation, accorde bel et bien une valeur phonétique à s : premièrement, il omet de manière systématique l’s des préfixes e(s)-, de(s)- et re(s)-, non savants, qui était régulièrement tombé à date ancienne tout en se maintenant dans la graphie usuelle (Footnote: Voir par exemple ebatre/, etranger, rechauffer, delascher, L’Amour des Amours, p. 49, 53, 78, 138.) alors que, par exemple, l’s de dis-, savant, est systématiquement noté (discorder, discorde, dispense, dispos, indispos, discours) (Footnote: Peletier, L’Amour des Amours, p. 49, 51, 55, 66, 73, 83, 87, 93, 117, 133, 139, 166, 181, 189, 217, 230, 248, 232, 242.). Ensuite, comme en témoignent « transporter, transmuer, suspans, sustancɇs », opposés à « tranluirɇ, trammęttrɇ, soutrerɇ » (Footnote: Peletier, L’Amour des Amours, p. 18, 19, 23, 39, 47, 121, 126, 141, 143, 181, 216, 219.), il semble bien noter les s qu’il entend et ne pas noter ceux qu’il n’entend pas. On trouve aussi « epris » (du verbe éprendre) opposé à « esprit » (substantif) et, de manière plus générale, les mots comportant le préfixe e-, « etandant, epandant, echaper, epurg’ant », opposés à ceux, savants ou semi-savants, comme « espoęr, esperer, esperancɇ, especɇ, estomac, espacɇ, Espagnɇ » dont l’e- initial prosthétique appuie un s appartenant au radical et que Peletier prononce de manière systématique (Footnote: Peletier, L’Amour des Amours, p. 5, 6, 12, 18, 20, 28, 32, 34, 41, 44, 45, 46, 49, 58, 61, 67, 73, 75, 76, 78, 80, 81, 84, 86, 87, 88, 89, 90, 92, 93, 95, 96, 97, 101, 104, 106, 107, 108, 142, 145, 152, 159, 160, 168, 174, 188, 196, 199, 203, 208, 211, 215, 233, 237, 240, 246.).
Au sein du radical, à plus forte raison, on doit considérer qu’un s antéconsonantique a toujours, chez Peletier, une valeur phonétique. Les seules concessions à la graphie usuelle se trouvent dans des mots comme « fascher, ampęscher, depęscher, eschaufe, fręscheur, tascher, fauscheur, lascher, mouschɇron, bischɇ » (Footnote: Peletier, L’Amour des Amours, p. 27, 41, 48, 73, 78, 111, 121, 128, 132, 139, 156, 218, 226, 229, 231, 239.) pour lesquels il faut admettre que le groupe -sch- ne sonne pas autrement que ne sonnerait -ch-, soit un simple [ʃ], le s indiquant probablement la longueur de la voyelle précédente. Dans la plupart des cas, l’usage de Peletier est sans surprise pour un lecteur moderne, car, s’agissant des s antéconsonantiques, il est déjà très proche de celui qui a prévalu. On a ainsi la confirmation de la « restauration » de l’s dans un certain nombre de mots anciennement attestés et qui, au siècle précédent, s’étaient probablement prononcés sans : « celeste, destin, destineɇ, justɇ, justicɇ, tristɇ, tristęssɇ » (Footnote: Peletier, L’Amour des Amours, p. 89, 122 (celeste/),11, 52 (destin, destinee/), 80, 81, 169 (juste, justice), 21, 56, 60, 80, 133, 235, 237 (triste), 79 (tristesse)). Quelques mots, toutefois, gardent une prononciation plus « médiévale » qui s’écarte de l’usage actuel : « blaphęmɇ, satifęrɇ » (Footnote: Peletier, L’Amour des Amours, p. 21, 62, 71, 75, 81, 159, 196, 224, 248.). A l’exception de « tampestueus », aucun s aujourd’hui amuï n’est prononcé par Peletier (tableau 2).
s apparaissant dans la graphie usuelle du xvie siècle et prononcés par Peletier conformément à l’usage actuel |
aspect (32) astre̷ (33, 37, 165, 170, 175, 179, 219, 230), desastre̷ (37, 165) astreindre̷ (200) auspice̷ (205) celeste̷ (30, 51, 67, 70, 89, 112, 115, 147, 168, 176, 187, 231) chaste̷ (107) constant (91, 190), instant (76, 134, 145), inconstance̷ (83) consister (48, 91), persister (48) cristal (93), cristalin (199) detester (21, 109, 190), protester (89, 109) descripcion (210) destin (11), destinee̷ (52, 238) distiller (196) domestique̷ (156, 237) espace̷ (32, 67, 88, 152) espece̷ (18, 208, 215, 233, 237) espoęr (6, 44, 45, 46, 49, 73, 76), desespoęr (63), esperer (12, 20, 58, 86, 90, 240), esperance̷ (44, 46, 78, 80, 89, 90) esprit (6, 28, 34, 41, 61, 67, 75, 81, 84, 92, 93, 95, 96, 97, 101, 104, 106, 107, 108, 142, 145, 168, 174, 188, 196, 203, 211, 240), respirer(20, 54, 83, 89, 123, 139, 191, 209), aspirer (20, 47, 48, 53, 73, 123, 215, 218, 243, 245), inspirer (189), conspire̷ (54, 73) estimer (68, 69, 86, 97, 186) estomac (160) fantastique̷ (109) frustrer (194) geste̷ (190) histoęre̷ (245) instint (188) juste̷ (80, 81), justice̷ (169) lustre̷ (35, 36, 170), ilustre̷ (55, 170), ilustrer (34) majeste (30, 168, 187) manifeste̷ (122, 190) moleste̷ (89) monstre̷ (substantif) (156), monstrueus (195) nonostant (109) ofusquer (58) pasteur (145, 226, 228) persister (91, 139), resister (91, 105, 129, 139, 145, 190) pestilant (137) posterite (248) prescrire̷ (75) prospere̷ (46, 80, 138, 153, 176, 182, 240) prostęrner (143) respet (170) resplandir (20, 28, 187) rester (57, 89, 168, 244) restituer (76) rustique̷ (224) solsticial (235) sylvęstre̷ (201) intampestif (201) triste̷ (21, 56, 60, 80, 133, 235, 237), tristesse (79) visqueus (135) |
s apparaissant dans la graphie usuelle du xvie siècle et non prononcés par Peletier conformément à l’usage actuel |
ápre̷ (38) bame̷ (42) blame̷ (57) chacun (40, 41, 151, 160) folátre̷ (160) háte̷ (85) montrer (5, 85, 166, 171, 224) páture̷ (79), apáte̷ (85) soupir (203) |
s apparaissant dans la graphie usuelle du xvie siècle et non prononcés par Peletier, en contradiction avec l’usage actuel (ou dans des mots tombés hors d’usage) |
amonnęte̷ (pour admoneste) (100) blaphęme̷ (21, 62) etour (pour estor, combat) (172) honnę́te̷ (100) inęl (pour isnel, rapide) (191) pátoureau (226), páti (226), pátouręte̷ (227) satifęre̷ (71, 75, 81, 159, 196, 224, 248) |
s apparaissant dans la graphie usuelle du xvie siècle et prononcés par Peletier, en contradiction avec l’usage actuel |
tampestueus (228) |
Tableau 2. Exemples d’s implosifs prononcés ou non chez Peletier
Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de l’édition de Monferran — relevé non exhaustif.
Les deux grands dictionnaires de rimes du xvie siècle traduisent, chacun à sa manière, les changements qui interviennent à la Renaissance. Le tableau 3 fait correspondre les catégories de Tabourot et de La Noue (assorties d’éventuelles remarques) avec quelques mots remarquables.
Catégorie de Tabourot |
Mots de Tabourot |
Catégorie de La Noue |
Mots de La Noue |
---|---|---|---|
-ache |
forasche, lasche |
-asche (distinct de -ache : rime interdite en raison de la quantité) |
fasche, gasche, lasche, masche, amourache (sic), tasche |
-eche et -esche |
besche, depesche, meschee, cresche, besche, fresche, revesche, cheuesche |
-esche (distinct de -eche : rime interdite en raison de la quantité) |
pesche, dépesche, fresche, presche, revesche |
-iche |
biche, friche |
-ische (peut rimer avec -iche) |
bische, frische defrische |
-uche |
buche, embuche, ruche |
-usche (peut rimer avec -uche à la necessité) |
busche, embusche, rusche |
-ouche |
bouche, bousche de bouscher, couche, louche, mouche, farouche, Ousche |
-ousche (peut rimer avec certains mots en -ouche, notamment couche) |
bousche, lousche, il louche, mousche, escarmouche, rousche, farousche |
-uscle |
muscle |
|
|
-ale |
Basle, masle |
-ale (disctinct de -asle : rime déconseillée en raison de la quantité) |
|
-asle (voy ale) |
|
-asle (distinct de -ale : rime déconseillée en raison de la quantité) |
hasle, fasle, masle |
-esle (voy au reste elle) |
fresle, gresle, mesle |
-esle (distinct de -elle : rime interdite en raison de la quantité) |
besle, mesle, rebesle, fresle, gresle |
-ile |
isle |
-isle (distinct de -ile : isle rime sous condition à certains mots en -ile) |
isle |
-ole |
roole |
-osle (distinct de -ole : rime déconseillée en raison de la quantité) |
rosle, enrosle |
-ule |
|
-usle (distinct de -ule : rime possible avec quelques mots en -ule) |
husle (pour huile) |
-ame et -asme |
basme, fantasme, cataplasme, Erasme, brasme (poisson), spasme, pasme |
-asme : Ici l’S ne s’exprime point (rime avec -ame indépendamment de la quantité) |
basme, embasme, blasme, cataplasme, pasme
|
-asme : Ici faut-il prononcer l’S |
spasme, enthousiasme |
||
-eme et -esme |
esme, diadesme, baptesme, blesme, cresme. chresme, quaresme, mesme, Angoulesme, Deuxiesme |
-ésme par é masculin, & sans exprimer l’s (rime avec -éme indépendamment de la quantité) |
deuziésme troiziésme, quatriésme, quantiésme, etc. |
-esme par E, comme la diphthongue ai, & sans prononcer l’s (rime « quand on sera forcé » avec la catégorie précédente) |
blesme, mesme, caresme, cresme, tesme (pour theme), baptesme |
||
-ime (voy isme cy apres & y contrerime par licence) |
abisme, disme |
-isme qui n’exprime point l’S (rime avec les mots en -ime avec pénultième brève, mais « le moins possible » |
abisme, disme |
-isme |
christianisme, schisme, cataclisme, sophisme, etc. Et infinis autres que i’omets, pource qu’ils sont trop Latinisez |
-isme : Il faut ici exprimer le son de l’s |
solecisme, sophisme, syllogisme, iudaisme, theisme, atheisme, schisme, paganisme, christianisme, barbarisme, gargarisme, aphorisme, exorcisme, grecisme |
-ome et -osme |
fantosme, Vandosme, Chrisostome |
-osme sans exprimer l’s (rime avec -ome et -aume, indépendamment de la quantité) |
fantosme |
-ane |
asne |
-asne (rime avec -ane) |
asne |
-aine, -eine et -ene |
chaisne, chesne, resne |
-esne (rime avec -aine pénultième longue) |
gesne, chesne, alesne, resne, ciroësne |
-ine et -igne |
dine |
-isne (rime avec -igne pénultième longue) |
aluisne, disne |
-one et -osne |
aulmosne, bosne (pour borne), prosne, Rhosne |
-osne (rime avec les mots en -one et -aune) |
aumosne, prosne |
-ape |
|
-aspe sans prononcer l’s |
raspe |
-aspe auec prononctiation de l’s |
iaspe |
||
-epe et -espe |
guespe, crespe |
-espe sans sonner l’s |
guespe, crespe |
-aque (voy asque cy apres) |
flasque, iacque, chasque, pasque |
-asque sans prononcer l’s |
pasque, jasque |
-asque (voy aque cy devant en son ordre) |
bourrasque flasque, basque, chasque casque, masque, fantasque |
-asque où on prononce l’s |
casque, flasque, masque, bourrasque, fantasque |
-eque et esque |
archevesque, evesque, presque, moresque, moresque, pedantesque, etc. |
-esque sans prononcer l’s (peut rimer avec -eque, indépendamment de la quantité |
euesque, presque
|
-esque prononçant l’s |
corcesque, regalesque, magistralesque, greguesque, principesque, moresque, presque, pedantesque, scholastesque, soldatesque |
||
-isque (Aucuns riment avec ique par licence) |
frisque, confisque, murisque, obelisque, lentisque, fisque |
isque prononçant l’s |
fisque, confisque, obelisque, risque, lentisque, alambisque, bisque |
-usque (distinct de -uque) |
brusque, iusque, offusque, musque, busque, debusque |
-usque prononçant l’s |
busque, débusque, offusque, musque, brusque |
-aspre |
aspre, capre, diapre |
-aspre sans prononcer l’s (rime avec -apre) |
aspre, caspre |
-epre |
vespre |
-espre sans exprimer l’s (rime avec -epre) |
vespre |
-atre et -astre |
acariastre, astre, albastre, Zoroastre, blanchastre, chastre, desastre, emplastre, fillastre, follastre, opiniastre, pastre, plastre |
-astre où l’s ne s’exprime point (rime avec -atre, mais pas avec la suivante) |
alebastre, il chastre, opiniastre, rougeastre, folastre, mollastre, plastre, pastre, acariastre |
-astre où on prononce l’s |
astre, désastre, alebastre, poëtastre, pastre |
||
-ettre et -estre |
ancestre, champestre, dextre, depestre, estre, senestre, fenestre, guestre, empestre, cheuestre, prestre, sylvestre, sequestre, terrestre |
-estre où l’s ne s’exprime point (rime avec -aistre, mais pas avec la suivante ; rime éventuellement avec -ettre par licence) |
estre, ancestre, fenestre, salpestre, dépestre, empestre, champestre, prestre, chevestre |
-estre où on prononce l’s |
destre, senestre, sequestre, terrestre |
||
-aistre et -aitre |
maistre, naistre, paistre, taistre |
-aistre (rime avec -estre où l’s ne se prononce pas) |
maistre, naistre, paistre |
-istre (distinct de -itre) |
administre, ministre, cistre, registre, enregistre, sinistre |
-istre où on ne prononce point l’s (rime avec -itre) |
cistre, registre, belistre, huistre, pulpistre, tistre, epistre, trahistre |
-istre où l’s se prononce |
ministre, administre, sistre à iouer. Les deux suivants peuuent aussi prendre ceste terminaison, quoy qu’ils en ayent vne autre : registre, contreregistre |
||
-oitre |
accroistre, apparoistre, cognoistre, cloistre, croistre |
-oistre |
cognoistre, paroistre, croistre |
-otre et -ostre |
patenostre, apostre, nostre, vostre |
-ostre (rime avec -autre) |
nostre, vostre, patenostre, apostre |
-ontre et -onstre |
monstre (de monstrer), un monstre, une monstre |
-ontre |
il montre, montre ou horloge, démontre |
-onstre |
vn Monstre, il demonstre il oste les monstres. |
||
-ustre |
frustre, lustre, rustre, illustre, balustre |
-ustre |
lustre, illustre, rustre, frustre |
-extre (voy estre cy dessus) — renvoi à la rubrique -ettre et -estre |
dextre, adextre |
-extre (rime avec -estre qui exprime l’s) |
dextre, adextre |
-ate |
chaste, degaste, faste, gaste, haste, paste, taste, vaste |
-aste où on ne prononce point l’s (ne rime ni avec -ate ni avec la suivante) |
baste vn mulet, faste, haste, paste, taste |
-aste (voy ate cy deuant, ou tu verras paste, tast, &c. dont la lettre s ne se prononce nullement) |
baste, faste, Eraste, Thaumaste |
-aste où l’s est prononcee |
baste il suffit, de l’Italien bastare, chaste, faste, vaste |
-ete, -ecte, -este et -ette |
beste, reste, ceste |
-este où l’s ne se prononce point (rime avec -ette, mais pas avec la suivante) |
veste, reueste, ceste |
-este (qui se prononce comme ette) |
areste, arreste, arbaleste, appreste, admoneste, preste, queste, conqueste, enqueste, tempeste, creste, feste, freste, geneste, teste, honneste, requeste |
-este où l’s ne se prononce point (pénultième longue ; ne rime ni avec la précédente, ni avec la suivante) |
beste, feste, arbaleste, honeste, admoneste, tempeste, queste, requeste, aqueste, areste de poisson, arreste, creste, apreste, preste, teste |
-este (ou s, sonne) |
inceste, inteste, funeste, manifeste, modeste, moleste, peste, ateste, agreste, geste, digeste, celeste, Oreste, deteste, proteste |
-este où l’s se prononce |
inceste, modeste, geste, digeste, leste, celeste, moleste, manifeste, funeste, peste, reste, ateste, teste fait testament, deteste, proteste, conteste |
-exte |
sexte, texte, contexte, bissexte |
-exte |
sexte, bissexte, texte, contexte |
-ite (voy iste) |
vîte, consiste |
-ite (ne rime pas avec la suivante) |
|
-iste (Quand s ne se prononce pas il n’y a point de difference auec ite: parquoy ie t’y renuoye) |
|
-iste où l’s n’est point prononcee (ne rime pas sans contrainte avec la précédente, et pas du tout avec la suivante) |
giste, beniste viste |
-iste (voy ite cy deuant) (tu pourras, mais toutefois sobrement, rimer avec ite cy dessus) |
atheiste, assiste, artiste, ametiste, arboriste, albertiste, baptiste, bulliste, balliste, caballiste, curialiste caluiniste, canoniste, choriste, copiste, contriste, consiste, desiste, dogmatiste, donatiste, euangeliste, exorciste, herboriste, hutiste, insiste, imperialiste, iuriste, iesuiste, legiste, liste, lutheriste, mahometiste, mercurialiste, miste, organiste, oüiste, piste, persiste, portionniste, psalmiste, papiste, resiste, sectiste, sorbonniste, triste |
-iste où l’s se prononce (ne rime pas avec la précédente) |
atheiste, exorciste, shophiste, légiste, liste, cabaliste, miste, psalmiste, alchymiste, organiste, sorboniste, canoniste, piste, herboriste, iuriste, triste, atriste, assiste, insiste, persiste, subsiste, copiste, dogmatiste, artiste, amethiste, désiste, euangeliste, caluiniste, beziste, lutheriste, iezuiste, mahometiste, humoriste |
|
|
-ixte (voyez -iste) |
mixte, miste, liste, triste |
-ote |
couste, coste de montaigne, coste d’vn homme, hoste, oste |
-ote (ne rime pas avec la suivante) |
|
-oste |
Oste selon l’escriture, mais selon la prolation, ce n’est qu’un o accentué d’vn graue accent, oste, coste, preuoste, &c. que tu uerras sous ôte. |
-oste où on ne prononce point l’s (ne rime pas avec -ote, mais avec -aute) |
oste, coste, hoste, composte |
-oste où l’s se prononce |
acoste, poste |
||
|
|
-auste qui exprime l’s (rime au besoin avec la précédente) |
holocauste, encauste |
-uste (il y a aussi vste où la lettre s, ne se prononce pas, va voir vte.) |
|
-uste où l’s ne se prononce point |
tabuste, fluste, aiuste |
-uste (rime auec vte) |
auguste, arbuste, cruste, fuste, iuste, robuste, iniuste, Saluste, tabuste |
-uste où l’s se prononce (rime avec -oute pénultième longue) |
fuste, robuste, auguste, iuste, injuste, aiuste |
-oute |
gouste, iouste, crouste |
-ouste où l’s ne se prononce point |
couste, gouste, iouste, adiouste |
-ast (Nous mettrons icy ast, parce qu’il rime bien auec at) |
bast, fast, nefast, degast, past, vast |
-ast (l’s ne se prononce point) |
bast, rabast, gast, degast, mast, apast |
-et, -ect, -est |
vest, deuest, reuest, inuest, suruest |
-est et -aist (on devrait éviter de la faire rimer avec -et et -ait, mais ces rimes sont communes) |
est de estre, est, ouest, deplaist, maist, paist, taist, aquest, arest, prest, aprest, forest, interest, test |
-aist (Tu peux rimer et, & ait, sans licence, moyennant que les mots soient choisis) |
naist, il paist |
||
-g[it] |
gist (icy gist) |
-ist (équivaut à -it pénultième longue) |
dist, fendist,cheist, obeist, gist, etc. |
-ot |
ost, dispost, suppost, impost, depost, tost, tantost |
-ost (rime avec -aud et -aut) |
ost, closte, enclost, depost, rost, tost, tantost, preuost |
-out |
aoust, boust, coust, esgoust, goust, moust |
-oust |
aoust, coust, goust, moust, boust, soust, |
-eut, -ut et -ust |
peust, compleust, cruest, deust, depleust, descreust, eust, geust |
-ust et -eust |
fust, affust |
Tableau 3. Exemples d’s implosifs chez Tabourot et La Noue
Les énumérations ne reprennent pas de manière exhaustive celles des dictionnaires. Les composés, qui alourdissent les éditions tardives de La Noue, ont été largement ignorés et, dans les catégories sans s anté-consonantique, seuls les mots écrits avec s dans au moins l’un des deux dictionnaires sont indiqués.
Tant Tabourot que La Noue témoignent d’un fait nouveau par rapport à la situation du xve siècle : il existe un certain nombre de paires opposant une catégorie « où l’s se prononce » à une catégorie graphiquement identique mais phoniquement distincte « où l’s ne se prononce point ». À première vue, ces paires sont plus nombreuses chez La Noue que chez Tabourot. On cherche alors à préciser quels sont, pour l’un et pour l’autre, les mots où des s antéconsonantiques se prononcent et, surtout, s’il existe des divergences importantes entre les deux dictionnaires. Il y a aussi des catégories, comme -onstre et -ustre, pour lesquelles La Noue ne précise pas si l’s se prononce ou non : la nature des mots qui y sont énumérés, et l’absence de renvoi vers une catégorie sans -s laisse penser qu’il sous-entend que ces s sont prononcés.
Selon La Noue, les mots suivants font entendre leur s : spasme, enthousiasme, solecisme, schisme et les mots savants en -isme, iaspe, casque, flasque, masque, bourrasque, fantasque, les adjectifs en -esque, fisque, confisque, obelisque, risque, lentisque, alambisque, bisque, busque, débusque, offusque, musque, brusque, astre, désastre, poëtastre, destre, senestre, sequestre, terrestre, ministre, administre, un monstre, lustre, illustre, rustre, frustre, dextre, adextre (l’x s’y fait entendre comme un s), baste (il suffit), chaste, faste, vaste, inceste, modeste, geste, digeste, leste, celeste, moleste, manifeste, funeste, peste, reste, ateste, teste fait testament, deteste, proteste, conteste, atheiste et tous les mots savants en -iste y compris iezuiste, mixte (dont l’x se prononce probablement comme s), miste, liste, triste, acoste, poste, holocauste, encauste, fuste, robuste, auguste, iuste, injuste, aiuste. Pour registre, les deux prononciations sont possibles. Pour sexte, bissexte, texte, contexte, il n’existe pas le renvoi vers la catégorie en -este dont l’s se prononce : on suppose donc qu’x s’y prononce déjà [ks]. On voit bien, en définitive, que ces mots où l’s se prononce sont exclusivement des mots savants, ainsi que des emprunts à l’italien (bourrasque, masque, fantasque, risque, bisque, débusque, baste) et à l’espagnol (casque).
Tabourot est moins précis : dans certains cas, il conserve les mots avec s antéconsonantique dans dans une catégorie sans s, par exemple pour -asme, -esque, -astre -estre, -este. Dans d’autres, il introduit une catégorie avec -s et une autre sans, mais sans préciser si l’s se prononce et en renvoyant de l’une à l’autre, par exemple pour -aque/-asque. Pour -oste, il précise que l’s ne se prononce pas, mais il omet poste et holocauste qui, chez La Noue, sont les seuls à faire entendre leur s. Pour -ime/-isme et -ique/-isque, -ite/-iste il n’admet des rimes mixtes que par licence, ce dont on conclut que, probablement, il prononce, tout comme La Noue, les s dans son parler ordinaire. Pour -aste, il précise qu’il a rangé sous -ate les mots dont l’s ne se prononce pas : il prononce donc, comme La Noue, les s de baste et faste. Pour -uste, il laisse entendre que l’s se prononce dans les mots comme arbuste, auguste, et robuste, ce en quoi il est en accord avec La Noue, mais il admet sans restriction les rimes -uste : -ute. Enfin, il introduit, à côté d’une catégorie en -este avec s muet, une catégorie où s sonne, dans laquelle, comme La Noue, il range : inceste, modeste, funeste, manifeste etc.
Les mots indigènes et non savants sont presque absents des listes de mots dont l’s se prononce. Chez La Noue, presque, alebastre et pastre figurent à la fois dans les deux catégories, iusque n’est pas cité (il est peu imaginable qu’il apparaisse à la rime !) alors que Tabourot range presque dans la catégorie unique -eque et -esque, pastre dans la catégorie unique -atre et -astre et iusque dans la catégorie -usque (il n’autorise ni n’interdit explicitement la rime -uque : -usque). Tabourot, enfin, place chasque dans chacune des deux catégories -aque et -asque tandis que La Noue oublie ce mot. Il ne s’agit que d’hésitations mineures et l’on conclut donc que ce qui sépare le xve siècle où, probablement, presque aucun s n’était prononcé de la fin du xvie siècle correspond plus à une modification des processus d’acclimatation des emprunts qu’à un réel changement phonétique, puisque le « noyau » de la langue, constitué par les mots vulgaires, ne subit pas d’évolution sensible.
Comment expliquer que Tabourot (La Noue aussi, mais dans une mesure moindre) admette des écarts à ce qu’il considère comme la prononciation usuelle, en admettant, par exemple, des rimes -iste : ite ou -uste : ute ? Il faut se souvenir qu’il travaille sur un matériel accumulé par son oncle Jean Lefèvre, probablement avant 1540, et donc encore marqué par des usages plus proches de ceux du xve siècle. Comme cela apparaîtra de manière très nette pour les consonnes finales, les prescription des dictionnaires de rimes du xvie siècle reposent en fait sur des compromis entre la manière de parler de leurs auteurs et un ensemble d’éléments traditionnels dont ils sont les héritiers. Au final, c’est au déclamateur qu’il appartient de faire habilement passer les rimes un peu scabreuses.
En toute logique, les r implosifs auraient dû s’amuïr aussi et il n’est pas exclu qu’ils aient tendu à le faire. Des rimes comme beneois : cortoiz : rois : voirs : savoirs : droiz : prois : avoirs ou vers : adès (Footnote: Gace Brulé, the Lyrics, p. 124 ; Thibaut de Champagne, the Lyrics, p. 44.) peuvent en être le signe. Mais, contrairement aux s et aux l implosifs qui ont disparu de manière générale avant de réapparaître au compte goutte dans certains emprunts savants ou étrangers, les r implosifs des origines s’entendent aujourd’hui presque tous en français standard. L’hypothèse d’un amuïssement général des consonnes implosives qui aurait englobé les r doit donc sérieusement être remise en question : qui postule un amuïssement général des r implosifs aux alentours du xiie siècle écopera par là-même de la tâche difficile d’expliquer leur rétablissement quatre siècles plus tard.
Gess, qui regrette que la chute des r implosifs soit peu abordée par les spécialistes, croit tenir une explication : cette consonne implosive, amuïe comme les autres, a été restaurée aux xvie et xviie siècles en raison d’une féroce condamnation de sa chute par les grammairiens (Footnote: Gess, Rethinking the dating of old French syllable-final consonant loss, p. 266 : « The deletion of syllable-final /R/ is not mentioned by Romance scholars nearly as much as the other changes in OF [=old French], and it is doutful that it occurred in all dialects. One reason for the failure to mention the deletion of syllable /R/ may be the fact that the sound was restored in the 16th and 17th cemturies (a period of rigid codification of the French language) due to the fierce condemnation by grammairiens ». Voir aussi Straka, Les sons et les mots, p. 485 et sq. pour une thèse voisine et Morin, Les reflets du r final de mot pour une mise au point.). Est-il bien raisonnable d’accorder tant de poids à une poignée d’érudits dont les écrits, si intéressants puissent-ils être, connurent une diffusion plutôt confidentielle ? Probablement pas : quelle qu’ait pu être leur autorité intellectuelle, les grammairiens du xvie siècle ne disposaient à l’évidence pas de moyens suffisants pour infléchir d’une manière aussi considérable la « masse » des locuteurs, même restreinte à celle des locuteurs lettrés. Indépendamment de la question de leur autorité, on cherche en vain, dans leurs écrits, la trace d’une « féroce condamnation » de la chute ou de la déformation des r implosifs : tout au plus l’attestent-ils ici ou là, avec un peu de dédain, dans la bouche de la populace.
Gess suppose de plus que l’amuïssement des r implosifs a pu ne pas se produire dans tous les dialectes. C’est certainement vrai : en cherchant bien, on trouve toujours un ou plusieurs dialectes qui s’écartent de l’usage le plus « commun » et qui fournissent un support bienvenu à l’hypothèse qu’on défend. Mais le fait que les r implosifs aient pu persister dans telle contrée expliquera-t-il qu’ils aient été rétablis dans la langue commune ou centrale ? Probablement pas, non plus. La France, au sud comme au nord, ne manquait pas de provinces où l’s implosif s’était maintenu : il ne s’est pas pour autant rétabli en français standard. Et pourquoi les grammairiens n’ont-ils pas alors « férocement condamné » la chute des s implosifs ?
Dans le traitement qu’il réserve aux r implosifs, Fouché se sert des notions de langue savante et de langue vulgaire, et il qualifie la chute des r implosifs de « phénomène particulier à la langue vulgaire ». Encore faut-il savoir ce qu’il entend précisément par ces termes. En bref, la langue vulgaire serait selon lui celle que parlait le peuple, alors que la langue savante serait, essentiellement, celle des légistes (Footnote: Fouché, Phonétique historique, p. 863-864, 65-70). C’est celle-ci qui aurait, entre autres, servi de conservatoire aux r implosifs avant leur rétablissement dans la langue vulgaire au cours des xvie et xviie siècles.
Le recours à ces deux « langues », qu’on se représente comme deux systèmes autonomes, quasi imperméables l’un à l’autre, est-il pleinement pertinent ? Il est à mon sens plus adéquat de s’appuyer sur l’individualisation d’au moins deux niveaux de discours, entités plus floues, variables et entremêlées que ne peuvent être deux langues : dans l’un, le plus populaire et spontané, mais sans qu’il soit l’apanage exclusif du petit peuple, les r implosifs seraient tombés ou auraient tendu à le faire ; dans l’autre, qu’on pourra qualifier de « bon usage », caractérisant, de manière générale, l’effort de « bien » parler, ces mêmes r implosifs se seraient maintenus, mais probablement d’une manière plus souple et moins systématique que ne l’implique le cloisonnement entre une langue savante et une langue vulgaire. La perméabilité mutuelle du « bon usage » au « mauvais usage », la capacité de bon nombre de locuteurs de glisser insensiblement de l’un à l’autre en fonction des circonstances peuvent expliquer l’illogisme apparent de la distribution des r implosifs amuïs ou conservés, le fait, un peu embarrassant pour Fouché (Footnote: Fouché, Phonétique historique, p. 864.), qu’aux xvie et xviie siècles, un certain nombre d’r implosifs pouvaient tomber dans des emprunts (ma(r)sepain, remo(r)quer, musca(r)din) alors même que, pour bon nombres de mots tout à fait vulgaires, il n’existe en fait guère d’indices de chute. Ils peuvent aussi expliquer des rimes comme sages : marges, presse : perverse ou, licences trouvées chez Ronsard, arc : lac, arts : soldats (Footnote: Ronsard, Les Amours, p. 56, 359.) qui, même si elles ne sont pas exceptionnelles, sont incontestablement beaucoup plus rares qu’elles ne le seraient si les poètes en avaient usé sans retenue. Elles traduisent donc un écart, une licence que se permettaient, de temps à autre, des poètes qui, généralement fidèles au « bon usage », étaient aussi capables ici ou là de flirter avec le « mauvais ». L’aboutissement final de cette évolution, soit la survivance définitive d’un très grand nombre d’r implosifs en français, peut indiquer que la pression tendant à conserver ces r était somme toute assez forte déjà bien avant les grammairiens.
On en a la confirmation en consultant les écrits des théoriciens qui, bien avant que quiconque ait formé le projet de mettre en règles la grammaire française, s’efforçaient de poser celles de la seconde rhétorique. Ces textes illustrent fort bien la double tendance dont il est question. En effet, il existe, dans les tables de rimes de certains de ces ouvrages, quelques exemples ponctuels d’amuïssements de r implosifs : on a par exemple, dans le Doctrinal de la seconde rhétorique, parc, marc apparaissant avec lac, sac dans les rimes en AC, terc (un « oignement noir à oindre brebis rongneuses ») apparaissant avec sec, bec dans les rimes en EC, ce qui n’empêche pas ce même traité d’individualiser plusieurs catégories de rimes avec r implosif. Par exemple, on y trouve, en face et parfaitement distinctes des catégories en ade, ale, ame, os, at, ot, ét, des catégories en arde, arle, arme, ors, art, ort, ert (Footnote: Langlois, Recueil d’arts, p. 122-165.). L’r est la seule consonne implosive pour laquelle une telle distinction existe. D’autres traités, comme les Règles de la seconde rhétorique ou l’Art et science de rhétorique, opposent radicalement, et sans qu’on y trouve les exceptions du Doctrinal, de nombreuses catégories avec r implosif à des catégories sans r (Footnote: Langlois, Recueil d’arts, p. 73-96, 322-426.). Au xvie siècle, il n’y a presque plus trace d’ommission des r implosifs dans les dictionnaires de rimes, même dans celui de Tabourot qui distingue plusieurs dizaines de catégories de rimes avec r implosif parfaitement séparées des catégories analogues sans r implosif (Footnote: On a notamment -arc, -orc, -urc, -ard, -erd, -ord, -arbe, -erbe, -urbe, -arce, -erse, -orce, -ourse, -arde, -erde, -orde, -ourde, -urde, -orfe, -arge, -erge, -orge, -ourge, -urge, -argue, -orgue, -arche, -erche, -orche, -ourche, -ercle, -arle, -erle, -orle, -urle, -arme, -erme, -irme, -orme, -ourme, -arne, -erne, -orne, -ourne, -urne, -arpe, -erpe, -irpe, -urpe, -arque, -orque, -urque, -ardre, -erdre, -ordre, -arte, -erte, -irte, -orte, -eurte, -ourte, -arve, -erve, -orze, -erf, -arcs, -arts, -ards, erds, -erts, -ars, -ers, -irs, -ords, -orts, -eurs, -urs, -ours, -art, -ert, eurt, -urt.). La Noue, tout en réservant des catégories spécifiques aux terminaisons à r implosifs, admet que celle en -abre (cabre, delabre) rime avec celle en -arbre (arbre, marbre) qui, « le plus ordinairement », se prononce sans r alors que Tabourot, moins scrupuleux, range simplement ces derniers mots dans la catégorie -abre. C’est bien sûr l’accumulation des consonnes [rbr] qui explique cette exception.
Il faut en fin de compte admettre que même si, au départ, la chute des r implosifs peut fort bien procéder du même mécanisme que celle d’autres consonnes implosives comme les s, la réaction des locuteurs à ces amorces de changements est quant à elle fondamentalement différente : dans le cas des s, il semble bien qu’un amuïssement général se soit produit sans qu’on puisse, à distance, déceler la moindre tendance conservatrice ; ce n’est que très tardivement, au xvie siècle, que certains s primitivement muets, puisqu’appartenant en majorité à des emprunts savants postérieurs au xiie siècle, ou alors amuïs, se font soudain entendre, probablement sous l’effet de la graphie et parce que les processus d’acclimatation des emprunts se sont modifiés. Dans le cas des r, il s’est manifestement produit, simultanément aux premières amorces de chute, une réaction qui les a retenus comme marque de « bon usage », ce dont les grammairiens, quatre siècles plus tard, sont les témoins tardifs et non les instigateurs. Pourquoi cette réaction s’est-elle produite dans un cas et pas dans l’autre ? La phonétique historique peut fournir un commencement de réponse (Footnote: Gess, Rethinking the dating of old French syllable-final consonant loss, p. 276.) : les r implosifs auraient tendu à s’amuïr un peu plus tard que les autres consonnes implosives du fait de leur plus grande sonorité. Quant à savoir pourquoi ils n’ont pas quand-même fini par disparaître, c’est hors de la langue qu’il faudra chercher une réponse : plus que de lois phonétiques ou linguistiques, la cristallisation, en un instant donné, de règles de « bon usage » dépend des condition sociales et culturelles qui prévalent à à cet instant-là. Il est fort possible qu’au moment-même où ces conditions historiques rendaient favorable l’individualisation d’un « bon usage », parce qu’un groupe, par exemple de courtisans, avait acquis un rayonnement culturel et un prestige social suffisants, c’étaient justement entre autres les r implosifs qui, étant en passe de s’amuïr, fournissaient un bon substrat pour délimiter le « bon » du « mauvais » usage.
Devant s final, certaines consonnes, autrement finales et susceptibles de se prononcer, comme f (cerfs, nefs, trefs) ou c (arcs, lacs, sacs) peuvent se retrouver en position implosive. Dans ce cas, elles vont bien entendu tomber, au même titre que les autres consonnes implosives, comme en témoignent souvent tant la graphie que les rimes : pensi(f)s : amis, entrepris : ententi(f)s (Footnote: Thibaut de Champagne, the Lyrics, p. 20, 30.) ou, bien plus tard, une rime comme petitz : craintifz chez Clément Marot (Footnote: Clément Marot, Œuvres lyriques, p. 160.). Il s’agit d’une convention assez communément appliquée par les versificateurs et qu’on peut considérer comme faisant, sur de nombreux siècles, partie intégrante du système de la rime : à l’exception d’r, des consonnes nasales et, parfois, d’l, les consonnes précédant directement un s (ou z) final n’y comptent pour rien. Ainsi, de nombreux mots qui, au singulier, ne riment pas entre eux se mettent à rimer au pluriel. Les dictionnaires de rime rendent compte à leur manière de cette convergence (on peut consulter ici un tableau complet) :
Tabourot admet par exemple des rimes as : ats : acs, ais : ecs : aids : ets, is : ics : ifs : ils (fils) : its (hardiment), os : ocs : ots, ords : ors, oucs : outs, us : ucs : uts, ois : oits : oips, ans : ancs : ands : ants, ens : ents, ains : aints, oins : oints, ons : omps : onts, aus/x : auts : auls, eus/x : eufs, ous : oucs : oups : ougs : ousts : ouls : ouds, ars : arcs : ards : ars, airs : ers : ercs : erds : erfs : erts, ors : ords : orts, ours : ourds. Il range par contre à part les mots en efs, ils (pluriel des mots en -il, malgré la présence de fils dans les rimes en fis) ainsi que les mots en uls.
Selon La Noue, b, d, g, p, q (sauf rares exceptions), t sont en général muets devant l’s du pluriel. Malgré cela, il n’admet pas sans restriction toutes les rimes rendues possibles par ces amuïssements, car pour lui certaines de ces finales sont longues (par exemple tu succombas, enclos) et d’autres et d’autres brèves (par exemple les combatz, sanglots). Il considère en revanche qu’un certain nombre de consonnes gardent en général leur prononciation devant s final, mais avec des exceptions :
c : il admet par licence des rimes comme estomacs : frimas, secs : procès, aspics : pis, il accepte « au besoin » les rimes oucs : ous mais ne tolère qu’« à grand peine » les rimes ocs : os et n’admet avec qu’avec contrainte les rimes ucs : us. Il rime par contre volontiers estomacs : exacts, becs : infects, en prononçant [ks], ce même s’il considère en principe comme brève la dernière syllabe des mots en -cts.
consonne + c : il considère que le c ne se prononce pas dans ancs, oncs, arcs, orcs et admet les rimes concernées.
f : un certain nombre de mots en -fs peuvent toutefois « laisser » leur f comme chefs, clefs, brefs, quelques adjectifs en -ifs, les mots en -erfs et en -eufs. Ils riment alors avec les mots sans f.
l : les mot fils (pluriel de fil), gentils peuvent aussi se prononcer sans l et par conséquent rimer en is. Les pluriels de ayeul, glayeul, linceul peuvent rimer en eus. Chevreuils peut rimer en eus.
On devrait arrêter là l’examen des consonnes implosives : contrairement au français moderne, le français médiéval n’en connaît pas d’autres pour la période qui nous intéresse. Les mots (savants) comme action, aptitude, subjuguer, adjuger, etc sont encore exceptionnels chez les trouvères et, lorsqu’on les rencontrera avant le xvie siècle, il sera toujours justifiable, et probablement plus sûr, d’oublier de prononcer ces consonnes même si, ce qui n’est souvent pas le cas, les scribes les ont notées. Gautier de Coinci n’écrit-il pas, par exemple, filatere, ditonge, et augorisme (rimant avec meïsmes > même dont l’s n’a aucune raison de se prononcer) pour phylactère, diphtongue et algorithme (Footnote: Gautier de Coinci, Les Miracles, IV p. 68, 79, 426.) ? Pierre de Nesson ne rime-t-il pas infecte avec mette, ceptre avec mettre (Footnote: Pierre de Nesson, Vigiles, p. 53, 54.)? Il en ira de même des consonnes supplémentaires qui apparaîtront progressivement et culmineront au xve siècle, parfois dites « étymologiques » car elles rappellent la graphie d’une racine latine : escript, poinct, doubter, parfois aussi arbitraires : huile, ung. Purement esthétiques, « pédantesques » comme certains auteurs condescendants des xixe et xxe siècle l’écrivent, ou au contraire « utilitaires », c’est-à-dire destinées à faciliter la lecture cursive de l’écriture gothique, ou encore moyen facile pour des clercs, payés à la ligne, d’arrondir leurs fins de mois, peu nous importe ici (Footnote: Pour une fine analyse de ces questions, voir Bernard Cerquiglini, Le Roman de l’orthographe, p. 27 et sq. Des charges parmi les plus virulentes contre l’orthographe « pédantesque » se trouvent chez Brunot, Histoire de la langue française, I p. 526 et sq., II p. 242 et sq., 268 et sq. ou chez Beaulieux, Histoire de l’orthographe française, I p. 181 et sq., qui va jusqu’à parler d’« infection » pour qualifier la manière dont se répandent les consonnes superflues.). Il suffit de préciser que toutes ces consonnes n’ont, pour un lettré du Moyen Âge, aucune traduction phonique.
La moisson n’est guère plus abondante dans les dictionnaires de rimes de la Renaissance. Tabourot propose quelques rimes en -agme, -egme, -igme, -eptre, -ipse, -octe, -apte et La Noue mentionne des catégories en -eptre, -apse, -epse, -ipse, -opse, -ecte, -icte, -octe, -apte, -epte, -opte, -empte, reposant exclusivement sur des mots savants. Ici aussi, il faut invoquer, plus qu’un changement phonétique, une modification des processus d’acclimatation des emprunts : alors que Tabourot, fidèle à la tradition médiévale, range encore secte, respecte, humecte, collecte, délecte, infecte, objecte, accepte parmi les rimes en -ette, La Noue, lui, distingue scrupuleusement -ecte, -epte et ette, conformément aux nouvelles conventions. Pour subjection (sujétion), il admet que le c, ordinairement muet, se prononce pour la rime. En dehors de la rime, La Noue écrit ottroy pour octroi alors que Tabourot écrit octroyer, ce qui ne signifie pas qu’il prononçait ce t.
Enfin, la poésie phonétique de Peletier permet de se faire une idée un peu plus précise de l’importance des consonnes implosives dans la diction poétique du xvie siècle (tableau 4).
consonnes apparaissant dans la graphie usuelle du xvie siècle et prononcées par Peletier conformément à l’usage actuel |
b/p: absance̷ (16, 64) absante̷ (68) eclipse̷, eclipser (165) Neptuniens (156) obget (27, 30, 33, 56, 85, 93, 123, 164) obscur (12, 21, 75, 98, 123, 132, 147, 165, 167, 175) obscurité (165) obscurci (141, 148) obsęrver (104) obstiner, obstinemant (64, 99, 207) obte̷nir (12, 44, 72, 80) receptacle̷ (123) septenere̷ (175) soupçon (159) submęrge̷ (151) subtile̷ (179), cf. sutile̷ volupte (153, 160) c : acçans (123) accion (130, 135, 145, 165) actiz (138) afeccion, afeccionner (21, 30, 35, 57, 48, 185, 242, 187) afecter (84) andoctrine̷ (187) attraccion (130) clictis (204) conjecture̷ (69) correccion (37) dechicte̷ (203) delecte̷ (85) directe̷ (85) docte̷ (107, 194, 203) eleccion (37) facture̷ (19) fluctueus (59) nectars (161) Occidant (154) perfeccion (21, 30, 185, spectable̷ (17, 164) succede̷t, successiz (166, 243) succęs victoęre̷, victorieus (38, 180, 196, 208, 243) d: admirable̷ (145, 180, 186) admirer (32, 48, 71, 219) g: augmante̷ (214) x: expęrt, experiance̷ (23, 41, 208) expręsse̷ (37) exposer (14) exquis (31, 63) extęrminee̷s (196) extolee̷ (195) extręz (83) extrę́me̷, extremite (60, 81, 97, 124, 176) |
consonnes apparaissant dans la graphie usuelle du xvie siècle et non prononcées par Peletier conformément à l’usage actuel |
b/p: exante̷ (79, 131) pront (30, 47) c: instint (188), cf. instinct respet (170) |
consonnes apparaissant dans la graphie usuelle du xvie siècle et non prononcées par Peletier, en contradiction avec l’usage actuel (ou dans des mots tombés hors d’usage) |
b/p: nonostant (109) sustance̷ (18, 181, 219) sutile̷, sutiz (29, 93, 186), cf. subtile̷ sutile̷mant (86, 141) c: ottroyant (123) d: amonnę́te (100) |
consonnes apparaissant dans la graphie usuelle du xvie siècle et prononcées par Peletier, en contradiction avec l’usage actuel |
c: instinct (155), cf. instint reflecte̷ (84) |
Tableau 4. Exemples de consonnes implosives prononcées ou non chez Peletier
Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de l’édition de Monferran - relevé non exhaustif
Comme en matière d’s implosifs, il s’agit d’un usage qui, déjà, est extrêmement proche de celui qui a prévalu : les exceptions se comptent pratiquement sur les doigts d’une main. Reste la question de savoir si, comme c’est souvent le cas aujourd’hui, la consonne implosive s’assimile à celle qui suit, auquel cas, le b, par exemple, de obtenir se prononcerait [p]. Il n’existe pas, chez Peletier, de signes tangibles de telles assimilations, ce qui peut signifier qu’il ne les pratiquait pas, ou alors qu’il préfère ne pas s’écarter de la graphie traditionnelle, renonçant par là à noter précisément le caractère voisé ou non des consonnes implosives. Comme le relève le Dictionnaire de la prononciation française dans son usage réel, ces phénomèmes d’assimilation restent assez inconstants dans l’usage actuel : dans un mot comme obtempérer, près de la moitié des informateurs prononcent [b] alors qu’à une exception près ils prononcent [p] dans obtenir. Sans qu’il soit possible de trancher dans l’absolu, on peut émettre l’hypothèse que, plus un mot est usité, plus il connaîtra l’assimilation de ses consonnes explosives. On peut aussi supposer qu’ils sont moins automatiques dans une diction soignée ou soutenue que dans l’usage familier.
L’observation des textes comme la Chanson de Roland et Saint Brandan montre de manière peu contestable que, la question du r « fort » mise à part, notre littérature s’est constituée sur un état de langue qui ne connaissait pas ou plus de consonnes géminées. L’évolution ultérieure de la langue, allant dans le sens d’une simplification générale des groupes de consonnes et d’une chute des implosives, ne devait guère favoriser l’apparition ou la réapparition de consonnes doubles. De fait, les premiers grammairiens français sont unanimes à reconnaître leur absence (Footnote: Thurot, II, p. 370 et sq. Palsgrave, qui n’est pas du même avis, semble ici trahi par ses origines anglaises.). Peletier qui, on l’a vu, n’a pas totalement banni les géminées de sa graphie phonétique, en fournit la justification :
Toutɇfoęs par cɇ quɇ quasi generalɇmant an tous nos moz nous nɇ prononçons point les lętrɇs, il nɇ nuira ni sęrvira dɇ les i lęsser. (Footnote: Peletier, Dialogue, p. 115.)
Autrement dit, il suffit de savoir que les consonnes doubles ne se prononcent pas en français, quelle que soit la graphie employée. Au xvie siècle, Cette opinion est partagée par Bèze, qui pose en règle générale que la langue française ne connaît « aucune consonne géminée » (Footnote: Bèze, De Francicae linguae recta pronuntiatione, p. 8. « Francica lingua, vt exceptis cc vt acces, accessus : mm, vt somme : nn, vt Annee, annus : rr, vt Terre, terra : nullam geminatam consonantem pronuntiet. ») et par Ramus :
Quand a la syllabe composee de consonne, le Francois ne prononce point volontiers deux consonnes sentresuiuantes, si ce nest dauenture R, comme en ces mots Terre, Errer : Ou bien en quelques deriues, comme couramment, diligemment. Nous sommes neantmoins prodigues en superfluite de ceste escripture : comme Passer, Aller, Commun, Honneur, Differer, Flatter, Addirer, Coccu, Aggraver, Abbayer, Frapper, ou nest prononcee quune consonne pour deux escriptes. (Footnote: Ramus, Grammaire, p. 39-40.)
Mais, ce qui est reconnu comme naturel et même valorisé s’agissant de leur langue maternelle est reproché aux Français lorsqu’ils lisent le latin. Érasme déjà, remarque que, en latin, ils prononcent palium pour pallium, mama pour mamma, sana pour sanna, anum pour annum, panum pour pannum, torem pour torrem (Footnote: Érasme, De recta latini graecique sermonis pronuntiatione, p. 121.). On verra donc, dès le xvie siècle, les pédagogues tenter d’obtenir de leurs élèves qu’ils corrigent ce défaut lorsqu’ils lisent le latin. Cauchie, qui enseigne à des Allemands, a beau jeu de remarquer que les jeunes Français, à cet égard, restent des cancres (Footnote: Cauchie, Grammaire française, p. 58.).
Plusieurs générations plus tard, certains grammairiens réclameront qu’on prononce les consonnes géminées en français, dans les noms propres dérivés du grec ou du latin, ainsi Dangeau, qui bannit ce qu’il appelle les « consonnes semblables » de son orthographe, à l’exeption de celles qu’il réclame pour Apollon, Pallas, Varron, Pyrrus, parce qu’il y faut prononcer deux l ou deux r (Footnote: Dangeau, Opuscules, p. 42.). Dans la foulée, il semble bien que certains se soient efforcés de prononcer des consonnes géminées dans quelques mots du vocabulaire savant : allégresse, addition. De tels dédoublements sont encore attestés de nos jours (Footnote: Martinet et Walter, Dictionnaire de la prononciation française dans son usage réel.), mais ils n’ont jamais réellement été valorisés et sont restés très marginaux. S’agissant de la diction des vers, Mourgues (édition de 1724) ne dira pas autre chose que la majorité des grammairiens, soulignant l’existence de rimes comme école : Folles, ames : Femmes, etc. (Footnote: Mourgues, Traité de la poësie françoise, éd. 1724, p. 56 - 57.)
C’est donc d’un français poli par les siècles et, pour ainsi dire, sans aspérités qu’hérite le xvie siècle, un français d’où, si l’on se fie à l’usage des versificateurs du siècle précédent, l’immense majorité des consonnes implosives ont disparu de la prononciation, mais un français, aussi, dont la graphie usuelle comporte un nombre inimaginable de consonnes « superflues », ou « muettes », ou « quiescentes ». Les générations d’humanistes qui se succèdent alors ne pourront que chercher à réduire cet écart, soit en agissant sur l’orthographe, soit en agissant sur la prononciation.
Et c’est bien la réforme de l’orthographe qui tient lieu de programme, dès 1542, à Louis Meigret, qui s’adresse ainsi à son lecteur en lançant un débat qui n’est pas prêt de s’éteindre :
Si l’ordre, & la rayson que nous tenons en nos euures, est de tant digne de los, ou de blasme, que l’experience maistresse de toutes choses le conferme, ou condamne, ie ne voy point de moien suffisant ny raysonnable excuse pour conseruer la façon que nous auons d’escrire en la langue Françoise. Aussi à la verité est elle trop estrange, & diuerse de la prononciacion, tant par vne curieuse superfluité de letres, que par vne vicieuse confusion de puissance entre elles. (Footnote: Meigret, Traite, f° Aii r°.)
Mais si l’action sur l’orthographe, qui rencontre du reste un succès plus que mitigé, constitue la partie la plus visible du travail des grammairiens du français, celle-ci ne saurait logiquement être à l’origine des changements bien réels qui se produisent dans la prononciation des consonnes implosives durant la première moitié du xvie siècle, et dont témoigne l’évolution des règles de la rime, entre les grands rhétoriqueurs et la Pléiade, ou entre les traités de seconde rhétorique de la fin du xve siècle et les dictionnaires de rime de la fin du xvie siècle. Plutôt que les grammairiens du français, ce sont probablement les pédagogues du latin qui, en réformant leur enseignement, ont entraîné un peu malgré eux la « restauration » d’un certain nombre de consonnes implosives, avant tout dans les emprunts savants : au xvie siècle plus qu’au siècle précédent, un lettré à qui l’on avait appris, dès son enfance et contrairement à l’usage médiéval, à prononcer toutes les consonnes du latin devait être enclin, lorsqu’il rencontrait plus tard un emprunt dans un texte français, à le prononcer comme son modèle latin. Paradoxalement, les grammairiens de la seconde moitié du xvie siècle sont peu conscients de ces changements pourtant récents et, bien souvent, ils se contentent de décrire, ou de transcrire leur perception du « meilleur » usage du moment.
Alors que Meigret entend encore la diphtongue ao là où al+consonne est devenu au, les autres grammairiens attestent en général que les anciennes diphtongues produites par la rencontre d’une voyelle et d’un l antéconsonantique vélarisé se sont simplifiées. En ce qui concerne le vocabulaire non savant, ou alors très usité, l’usage du xvie siècle a pu hésiter pour quelques mots (Footnote: Thurot II, p. 258 et sq.) :
al <> au : maugré/malgré, psaume/psalme, loyaument/loyalement, reaument/realement (les deux derniers exemples traduisent plus vraisemblablement une hésitation morphologique masculin/féminin qu’une hésitation phonétique) ;
Quoi qu’il en soit, on peut admettre, en première approximation, qu’un scripteur du xvie siècle suivait dans ces cas son oreille et omettait u lorsqu’il entendait [Ol] et [al] (malgré, solde), mais le notait, suivi ou non d’un l superflu, lorsqu’il entendait [u] et [O] (maugré, maulgré, soulde, soude).
L’usage est longtemps resté instable pour le mot quelque et ses composés. Tant Meigret que Peletier prononcent cet l, ce qui n’empêche pas un auteur plus tardif comme Deimier (Footnote: Deimier, L’Académie de l’art poétique, p. 203.), dans son art poétique, de taire l’l de quelquefois ou, plus tard encore, Lartigaut, de noter quéque (Footnote: Lartigaut, Les principes infallibles, p. iv, xiii etc.). S’agissant du bon usage, la question n’est toujours pas tranchée à la fin du xviiie siècle et, aujourd’hui, [kɛk] n’a pas totalement disparu du parler relâché. On peut néanmoins imaginer que le discours soutenu a précocement préféré faire entendre l’l.
Alors que Peletier, dans ses vers phonétiques aussi bien que dans ses écrits en prose, supprime systématiquement l implosif devant la marque du pluriel, « tez, iz », Meigret note « qelz, ilz », quitte à élider, pour ce dernier mot, le z devant consonne ou voyelle (Footnote: Meigret, Grammere, ff° 3r°, 4 v°, 9 v°.), suivant en cela l’usage le plus archaïque (bas lat. illi habunt > il ont). Il semble aussi réclamer la prononciation du l de « deult » (de douloir ?) (Footnote: Meigret, Grammere, f° 3 r°.).
En 1530, Palsgrave prononce encore moutitude pour multitude (Footnote: Palsgrave, éd. Génin, p.), mais les grammairiens phonétistes s’accordent pour noter, et donc pour prononcer l’l implosif des emprunts savants ou italiens : on trouve par exemple « alphabęt, Hespaŋ̃ols, [p]salmes, multitude, multiplier » chez Meigret (Footnote: Meigret, Grammere, f° 11 v°, 12 v°, 17 v°, 23 v°, 40 r°.). On y trouve aussi « tiltre » dont l’l fleure bon la superfluïté des graphies de chancellerie (Footnote: Meigret, Grammere, f° 29 r°) !
L’examen des écrits des grammairiens phonétistes confirme l’impression qui ressort de l’étude des rimes : le xvie siècle voit l’apparition d’un nombre non négligeable de s implosifs, que ce soit dans des mots le plus souvent savants où ils ne se prononçaient pas au siècle précédent, ou alors dans de nouveaux emprunts. Faut-il pour autant partager l’analyse quasi-alarmiste de Brunot (Footnote: Brunot, Histoire de la langue française, II, p. 243.) selon laquelle « la masse des mots savants introduits dans l’usage avec leurs consonances toutes latines exerce des effets analogiques qui dérangent l’évolution des mots populaires », diverses modes comme la « mode italienne » pouvant concourir aux mêmes effets ? Il s’agit sans doute d’une exagération : emporté par sa haine des graphies tarabiscotées, Brunot peint le diable sur la muraille. L’avis de Thurot est sans aucun doute plus adéquat : « Il est remarquable que depuis Palsgrave l’usage n’ait pas varié sensiblement dans la prononciation de l’s. Elle était, dès le xvie siècle, sonore ou muette dans les mêmes conditions qu’aujourd’hui, à un petit nombre d’exceptions près » (Footnote: Thurot II, p. 319-320.). Palsgrave (Footnote: Palsgrave, éd. Génin, p. 36-37.), en effet, donne, pour la première fois probablement, la liste d’une centaine de mots dont l’s se prononce, au nombre desquels un seul (ostruce, pour autruche) se prononce sans s en français standard.
En parcourant, entre autres, les listes de Thurot (Footnote: Thurot II, p. 320-329.), on constate en effet que les flottements du bon usage, à partir de la seconde moitié du xvie siècle, sont de peu d’ampleur (tableau 5).
Mot/famille |
Étymologie/prononciation |
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Cas dans lesquels la prononciation de l’s a prévalu |
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Admonester |
L’s ne semble pas s’être prononcé avant la seconde moitié du xviiie siècle |
Ajuster |
Pour La Noue (1596), s peut se prononcer ou non. Dès le xviie siècle, s est prononcé comme dans les autres dérivés de juste. |
Bastonnade |
La plupart des grammairiens prononcent l’s de cet emprun à l’italien ou à l’espagnol |
Blasphème |
s non prononcé par Peletier, mais déjà Sainliens (1580) (Footnote: Sainliens, De pronuntiatione linguae gallicae, p. 53.) prononce l’s de blasphémer. La prononciation de l’s s’impose au xviie siècle. |
Bourgmestre |
Pour cet emprunt germanique, s prononcé devrait avoir prévalu d’assez bonne heure. |
Bosquet |
Emprunt au provençal dont l’s s’est probablement prononcé dès le xvie siècle. |
Casuiste, jésuiste |
Casuiste avec s prononcé s’impose dans la seconde moitié du xviie siècle alors que, probablement sous l’influence de l’Italien, on en reste à jésuite dont la graphie s’adapte à la prononciation (Footnote: Ménage, Observations, p. 30.). Richelet (1680) est trés clair sur ces deux termes. |
Cataplasme |
L’usage hésite jusqu’à la fin du xviie siècle au moins : Richelet le donne encore sans s alors que le dictionnaire de l’Académie (1694) le prononce. |
Costiere |
s prononcé par tous les grammairiens du xviie siècle. S’amuït au xviiie siècle. |
Destrier |
Bien que l’s se soit peu à peu imposé, la forme detrier est encore attestée par Monet (1635) mais le mot est de moins en moins usité. |
Destruction |
L’s n’est pas prononcé par Poisson (1609) et Lartigaut (1670), mais il l’était déjà par Palsgrave et il le sera aussi par Oudin (1632) (Footnote: Palsgrave, éd. Génin, p. 36 ; Poisson, Alfabet nouveau, p. 47 ; Oudin, Grammaire françoise (1632), p. 25 ; Lartigaut, Les Principes infaillibles, p. 28.). |
Détester |
Palsgrave prononce l’s de detestable et Oudin ceux de detester et de detestable mais Malherbe, isolé, syllabe té, te, ta les mots détestent ta (Footnote: Palsgrave, éd. Génin,p. 36 ; Oudin, Grammaire françoise (1632), p. 25 ; Desportes, Œuvres annotées par Malherbe, copie B de l’Arsenal, f° 218 v°.). |
Escarbot, escarmouche, escarboucle, (e)scorne, escornifler, escourgeon |
Mots peu usités dont l’origine est obscure et pour lesquels l’usage a varié. L’e initial est probablement prosthétique. |
Esclandre |
e prosthétique. Premières attestations de s prononcé chez Maupas et Oudin (1632) (Footnote: Maupas, Grammaire, p. 23 ; Oudin, Grammaire françoise, p. 26.). |
Espace |
Garnier (1591) ne prononcie pas l’s (Footnote: Garnier, Institutio, p. 2.). |
Esparcet(te) |
Mot franco-provençal. |
Espagoutte |
e probablement prosthétique. Prononciation de l’s attestée par Oudin (Footnote: Oudin, Grammaire françoise (1632), p. 26.). |
Ester |
e prosthétique devant le radical latin stare. Le mot, qui n’est plus usité que dans le jargon juridique, tombe peu à peu hors d’usage. Monet ne prononce pas l’s mais le Dictionnaire de l’Académie (1694) le prononce. |
Estoc |
e prosthétique devant le radical germanique *stock. L’s est déjà prononcé par Peletier (Footnote: Peletier, Dialogue, p. 90.). |
Esteule |
e prosthétique devant le radical latin stupula. Mot du vocabulaire rural pour lequel la variation géographique est prépondérante. |
Estourgeon |
e prosthétique devant le radical germanique *sturjo. Prononciation de l’s attestée au xviie siècle, par Chifflet (1659) (Footnote: Chifflet, Essay d’une parfaicte grammaire, p. 229.). |
Flibustier |
s prononcé n’est pas attesté avant le xviiie siècle. |
Frisque |
Vieux mot germanique qui tombe hors d’usage. Poisson ne prononce pas l’s et Du Gardin cite, comme une curiosité, la rime frisque : pacifique. Palsrave et Maupas le font entendre (Footnote: Poisson, Alfabet nouveau, p. 56 v°, du Gardin, Les premieres addresses, p. 110 ; Palsgrave, éd. Génin, p. 36 ; Maupas, Grammaire, p. 23.). |
Gou(s)pillon |
L’s ne semble présent que dans certaines formes régionales de ce mot. |
Isnel |
s non prononcé par Peletier, mais prononcé par Baïf. L’usage de ce mot vieilli reste instable jusqu’à sa disparition. |
Jusque |
Meigret ne prononce pas l’s, la pratique de Peletier est douteuse, mais Baïf le prononce, de même que Sainliens. Le mot ne figure pas dans la liste de Oudin, donc il ne prononçait probablement pas l’s. Pour Chifflet, il est encore indifférent de prononcer l’s ou non (Footnote: Meigret, Grammere, p. 11 v°, 15 etc. ; Sainliens, De pronuntiatione linguae gallicae, p. 56 ; Chifflet, Essai d’une parfaicte grammaire, p. 227.). |
Lorsque |
Ni Martin (Footnote: Martin, Grammatica gallica, p. 42.) (1632), ni Vaudelin (Footnote: Vaudelin, Nouvelle maniere, p. 19.) (1713) ne prononcent l’s. La prononciation moderne semble n’avoir prévalu que dans le courant du xviiie siècle. |
Monstre |
Il est possible qu’s ne soit pas prononcé par Blegny (Footnote: Blegny, L’ortographe françoise, p. 62.). Dans ce cas, le témoignage est isolé. |
Moustèle |
s prononcé selon Sainliens (Footnote: Sainliens, De pronuntiatione linguae gallicae, p. 56) mais encore muet selon Monet (1635). |
Pastoureau, pastourelle |
Première attestation de s prononcé chez Oudin (1632) (Footnote: Oudin, Grammaire françoise(1632), p. 28:). L’s de pasteur est déjà prononcé par Peletier. |
Presbytere |
s prononcé dans le bon usage dès le xvie siècle. |
Presque |
Meigret ne prononce pas l’s, la pratique de Peletier est douteuse. Le mot ne figure pas dans la liste de Sainliens, ce qui donne à penser qu’il ne prononçait pas l’s. Oudin (1640) juge préférable de le prononcer. Pour Chifflet, il est indifférent de prononcer ou non ce s alors que Lartigaut le tait. L’Académie (1694) tranchera en faveur de la prononciation de l’s (Footnote: Oudin, Grammaire françoise (1640), p. 30 ; Chifflet, Essay d’une parfaicte grammaire, p. 227 ; Lartigaut, Les principes infallibles, p. 191.). |
Puisque |
Noté en deux mots par Meigret, ce qui ne permet pas de trancher. Comme pour presque, l’usage, quoique moins documenté, a pu flotter durant tout le xviie siècle (Footnote: Meigret, Grammere, f° 16 r°.). |
Rescourre, rescousse, correspondance, rescript, restraindre, restriction, resplandir |
L’usage hésite encore au xviie siècle. |
Registre et dérivés |
L’usage flottera jusqu’au xixe siècle. |
Reste |
L’s est déjà prononcé par Robert Estienne (1569) (Footnote: Robert Estienne, Grammaire, p. 9.). Seul Tabourot est fidèle aux canons médiévaux de la rime. |
Satisfaire |
Meigret (Footnote: Meigret, Grammere, ff° 4r°, 7v°, 38 r°.) hésite déjà à prononcer l’s. |
Senestre |
Le terme vieillit et tombe hors d’usage. Alors que l’s n’était pas prononcé au xvie siècle (Footnote: Meigret, Grammere, f° 23 r°.), si ce n’est chez les Provençaux (Footnote: Deimier, L’Académie de l’art poétique, p. 133.) et par La Noue, il est toujours reconnu comme non prononcé par Monet, mais Oudin le fait entendre (Footnote: Oudin, Grammaire françoise (1632), p. 29.). |
Susdit |
Ce n’est probablement qu’au xixe siècle que l’s s’est prononcé. |
Ustensile |
La forme originale est utensile, calque du latin utensilia. La forme avec s ne se rencontre guère avant la seconde moitié du xviie siècle. Furetière (1690) donne encore la seule forme utencile alors que Richelet donne déjà ustencile |
Cas dans lesquels la prononciation de l’s n’a pas prévalu |
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Afuster |
Pour ce terme technique, la prononciation avec s prédomine jusqu’au xviiie siècle. |
Apprester |
s prononcé n’est signalé que comme un régionalisme. |
Austruche |
Palsgrave et Sainliens (Footnote: Palsgrave, éd. Génin, p. 37 ; Sainliens, De pronuntiatione linguae gallicae, p. 53.) prononcent l’s, mais aucun grammairien continental ne le fait. |
Champestre |
Cauchie (1586) (Footnote: Cauchie, Grammaire française, f° 8v°.) est le seul grammairien à prononcer l’s. |
Chascun, chasque |
Meigret écrit ponctuellement « chascuns », mais il écrit aussi et surtout « chacuns » et « chaque » (Footnote: Meigret, Grammere, f° 46 r° et v°.). On peut donc douter qu’il ait réellement prononcé l’s de ces mots. Plus vraisemblablement, lui ou son imprimeur se laisse contaminer par la graphie usuelle. On rapprochera cette fausse hésitation de celle de Tabourot. |
Cisterne |
La prononciation de l’s n’est réclamée que par Sainliens (1580) (Footnote: Sainliens, De pronuntiatione linguae gallicae, p. 53.). |
Descamper |
Dérivé de escamper qui est un emprunt au provençal. L’usage a pu flotter au xviie siècle. |
Escarlate |
Seul Sainliens (Footnote: Sainliens, De pronuntiatione linguae gallicae, p. 55.) prononce l’s de ce mot dont l’e est prosthétique. |
Escore |
e prosthétique devant un emprunt au néerlandais. Mot peu usité. |
Escoutille |
Terme de marine emprunté à l’espagnol. Le Dictionnaire de l’Académie de 1694, première source à prendre position, prononce l’s. |
Escueil |
Seul Peletier (Footnote: Peletier, Art poëtique, p. 30.) prononce l’s de cet emprunt au provençal. |
Espeautre |
e prosthétique. L’s semble s’être maintenu jusqu’au xviiie siècle. |
Estamine |
e prosthétique. Peu documenté. Seul Duez (1639) (Footnote: Duez, Le vray et parfait guidon, p. 92.) prononce l’s. |
Estriqué |
Mot peu attesté. L’e serait prosthétique. |
Festoyer |
L’s a pu commencer à se prononcer au xviiie siècle mais il n’a réellement prévalu qu’au xixe siècle. |
Honeste (honesteté) |
Emprunt savant mais très usité, ce mot a fait hésiter l’usage. À partir d’un s probablement non prononcé à la fin du Moyen Âge, il semble subir, au début du xvie siècle, le sort des emprunts plus savants comme en témoignent les premiers grammairiens : Meigret, Robert, Garnier et Henri Estienne attestent, même s’ils ne l’approuvent pas forcément, que l’s est prononcé par certains. L’unanimité se fera toutefois autour d’s amuï. Après Maupas, qui considère encore comme « indifférent » de prononcer ou non l’s, tous les témoignages font état d’un s amuï (Footnote: Meigret, Grammere, f° 96 v° ; Robert Estienne, Grammaire, p. 9 ; Garnier, Institutio, p. 2 ; Henri Estienne, Hypomneses, p. 86 ; Maupas, Grammaire, p. 76.). |
Jurisdiction |
L’usage a pu flotter jusqu’au xviiie siècle. |
Respit |
s prononcé est attesté par Duez (Footnote: Duez, Le vray et parfait guidon, p. 104.)et Monet. |
Risposte |
Emprunt à l’italien. Le premier s ne s’est amuï qu’au xviiie siècle. |
Tempestueux |
Emprunt au bas latin, relativement peu usité, et dont la prononciation a flotté jusqu’au xviiie siècle. L’Académie donne encore tempestueux en 1740. Cotgrave (Footnote: Cotgrave, Briefe Directions for such as desire to learne the French Tongue, p. 2, in Dictionarie of the French and English Tongues.) prononce l’s de tempestatif. |
Meigret écrit « tousiours », ce qui pourrait, si l’on suit aveuglément la logique de sa graphie, correspondre, à [tuzjur(s)] ou [tusjur(s)], mais on peut se demander s’il ne s’agit pas d’une contamination de la graphie usuelle. Le fait qu’il lui arrive aussi d’écrire tousjours (qu’il faudrait en théorie prononcer [tusʒur(s)]) confirme cette impression. Il est donc plus vraisemblable que Meigret ait prononcé [tuʒur(s)] (Footnote: Meigret, Grammere, ff° 41 r°, 45 v°, 47 r°, etc. ; 53 v° pour la graphie tousjours). |
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Varech, varesque |
Emprunt au scandinave. L’usage restera longtemps hésitant. |
Tableau 5. s implosifs – les flottements de l’usage
D’une liste aussi disparate que peu fournie, on peut néanmoins tenter de dégager quelques tendances à la régularité :
Les mots d’usage courant qui ne sont ni des emprunts, ni des mots techniques ou pittoresques, ni en voie de disparition en sont quasiment absents : on ne retient guère que jusque, presque, reste, respit, festoyer, chasque et chascun (si l’on admet, ce qui est douteux, que le bon usage ait réellement hésité quant à ces deux mots), honneste (si l’on admet que, quoique de formation savante, ce mot ait été fort usité avant le xvie siècle) ainsi que quelques s après e prosthétiques.
Les s appartenant au radical et ayant suscité un e prosthétique (Footnote: On parle de prosthèse lorsqu’une voyelle non étymologique (ici, e) prend place devant un radical dont les consonnes initiales sont difficilement prononçables. Ce phénomène, bien connu notamment en espagnol et en provençal, se rencontre aussi en français lorsque le radical commence par s suivi d’une autre consonne : spiritum > esprit, scribere > escrire. Un auteur comme Deimier, L’Académie de l’art poétique, p. 125-126, laisse échapper quelques e prosthétiques qui apparaissent typiquement méridionaux : especulations, especifier.) se conservent mieux que les s appartenant à un préfixe, en particulier dans les emprunts ou dans les mots latins appartenant au vocabulaire intellectuel : on a par exemple esprit/épris dont la prononciation ne semble pas avoir hésité de manière décelable. Il y a néanmoins des cas où l’s s’est amuï (épée) après e prosthétique : ce vieux mot germanique entré très précocement dans la langue a suivi l’évolution normale des s implosifs.
L’s se prononce plus facilement dans mots dérivés, comme en témoignent les paires festoyer/feste, tempestueux/tempeste, responsable/response. Dans la paire juste/ajuster, par contre, on observe l’inverse.
L’s tend à se prononcer dans les mots vieillis qui tombent hors d’usage (destrier, senestre, isnel).
Lorsque l’usage hésite, c’est souvent tardif (xviie siècle) et durable.
Mais les quelques cas dans lesquels l’usage hésite semblent bien n’être que les menues bavures d’un processus de basculement qui s’est produit de manière extrêmement rapide et monolithique. Les rimes du xve siècle, et encore certaines rimes de la première moitié du xvie siècle, témoignent de manière raisonnablement fiable d’un usage vieux de plusieurs siècles et dans lequel aucun, ou quasiment aucun s implosif n’était prononcé. A priori, cet usage n’a rien de populaire ou de vulgaire (il y a au contraire manifestement des régions où les s implosifs ne s’étaient, au xvie siècle, pas amuïs dans le parler du peuple) : on pourrait le qualifier de « courtois » et admettre qu’il tient lieu, avant la lettre, de « bon usage » aux personnes instruites qui pouvaient déclamer ou chanter des poèmes de tradition littéraire. On peut aussi postuler que la prononciation des emprunts savants, et celle du latin lui-même, est marquée, à la fin du Moyen Âge, par l’omission totale ou quasi totale des s implosifs. Au moment où les premiers grammairiens s’expriment sur la langue française (soit peu avant 1550), ils rendent comptent d’un autre usage qui est, en première approximation, superposable à l’usage moderne. On peut difficilement les accuser d’être à la source de ce basculement : au moment où ils écrivent, tout, ou presque, est déjà joué. Comment alors, un changement aussi radical peut-il être intervenu en laissant aussi peu de traces ? C’est vraisemblablement du côté de la première génération des humanistes qu’il faudrait chercher. Actifs au début du xvie siècle, ces grands érudits à la tête desquels figure Erasme, sont à la fois les instigateurs et les témoins d’un changement de mentalité extrêmement profond, d’une véritable révolution dans le rapport au savoir, à la lettre, et donc dans les méthodes d’enseignement. C’est dans ce raz-de-marée intellectuel qu’il faut probablement replacer le brusque changement d’attitude qui touche de manière diffuse la prononciation des s implosifs de tous les mots qui n’appartiennent pas au noyau dur de la langue. Les grammairiens du français, arrivés trop tard, ne feront qu’en endiguer les ultimes vaguelettes, quitte à œuvrer pour des réformes visant à adapter l’orthographe à ce changement.
À ce propos, le témoignage d’Estienne Pasquier est particulièrement intéressant. Dans les Recherches de la France, il écrit :
Par ainsi nos anciens Gaulois empruntans comme j’ay dit du Romain leurs paroles, & les naturalizans entre eux selon la commodité de leurs esprits & de leur langue, les redigeoient vraysemblablement par escrit comme ils les prononcoient, toutefois comme toutes choses s’amendent […] on reforma au long aller ceste grossiere façon de parler en une plus douce, & au lieu d’escripre, eschole, establir, temps, corps, aspre, douls, outre, moult, loup, avec prononciation de chaque lettre, & element, l’on s’accoutuma de dire école, établir, tans, cors, apre, doux, outre, mout, lou : vray que tousjours est demouré l’ancien son en ces mots espece, & esperer, mais peut estre que quelque jour viendront-ils au rang des autres, aussi bien de nostre temps ce mot d’honneste (auquel en ma jeunesse j’ay veu prononcer la lettre de s.) s’est maintenant tourné en un e fort long. Ainsi se changea ceste aspreté qui resultoit du concours et heurt des consonantes, toutesfois parce que l’escriture n’offençoit point les aureilles, elle demoura tousjours en son entier, prenant la prononciation autre ply : et de là à mon jugement voyons-nous l’escriture ne se rapporter à la prononciation. (Footnote: Pasquier, Lettres sur la langue, p. 74.)
Quoiqu’il traite sur un même plan des consonnes réellement amuïes, comme l’s d’escripre, et des fictions graphiques, comme le p du même mot, Pasquier est conscient d’une évolution phonétique : les « anciens » prononçaient des lettres qui ont disparu de la prononciation. Par extrapolation, il pronostique même que des s qu’il entend, comme ceux d’espece et d’esperer pourrait disparaître à l’avenir (on attend encore !). Il témoigne de plus qu’un s qu’il entendait dans sa jeunesse, celui d’honneste a laissé la place depuis à un allongement de la voyelle précédente. Mais Pasquier a-t-il réellement assisté en direct à un tel changement phonétique ? C’est plus qu’improbable : en admettant qu’il ait eu à le faire, l’s d’honneste s’était amuï plusieurs siècles avant la naissance de Pasquier… Mais lui-même, né en 1529, n’appartient-il pas précisément à cette génération qu’on latinisa au berceau ? C’est probablement en latin que le jeune Estienne découvrit le mot honnestus, et c’est dans un petit cercle humaniste, auquel pouvaient aussi appartenir les grammairiens Dubois et Robert Estienne (Footnote: Dubois, Isagoge, p. 7, prononce l’s d’honneste au même titre que d’autres s savants, comme ceux de domestique, phantastique, scholastique, organiste, baptiste, euangeliste. Estienne, Traicté de la grammaire françoise, p. 9, le prononce tout comme ceux de domestique, scholastique, euangeliste, chaste.), qu’il entendit, peut-être, prononcer l’s d’honneste, avant de s’apercevoir, bien plus tard, que le reste du monde ne s’était jamais réellement mis à cette mode. Pasquier est victime de la même illusion lorsque, dans une lettre à Ramus (Footnote: Pasquier, Lettres sur la langue, p. 99 - 100.), il condamne les graphies Amonnester, Contenner, Sutil, Calonnier, Aministration, leur préférant son « ancienne prononciation » d’Admonnester, Contemner, Subtil, Calomnier, Administrer. Curieuse inversion qui voit la prononciation médiévale passer pour nouvelle alors que l’innovation humanisme est identifiée à la tradition…
Les poètes, bon gré mal gré, devront suivre le mouvement, parfois avec retard : à quel moment une rime comme maistre : terrestre, régulière au xve siècle, devient-elle un archaïsme licencieux, entraînant le diseur hors des limites d’un bon usage qui prescrit déjà de prononcer l’s de terrestre alors que la rime l’interdit ? En 1620, Du Gardin attestera après coup que de telles rimes sont devenues licencieuses :
Remarqués aussi que la plus grande part des mots en (este) lesquels sont deriués du Latin, sonnent leur s deuant le t pleinement, comme inceste, manifeste, geste, peste, celeste, deteste, moleste, modeste, & ryment bien entre eux & contre exte, tels que texte, sexte, & contre ecte telz que secte. Mais plusieurs autres mots en este, plus reculez du Latin ont leur s muette prononçant seulement l’e devant lesdicts s, durement [c’est-à-dire ouvert] comme areste, arcbalestre, requeste, admoneste. &c. & honneste & feste, combien qu’ils soient des latinisans ryment bien entre eux, & auec cecy sans sonner l’(s) au contraire ryment seulement par licence contre les precedens, qui sonnent leur (s) Car manifeste contre requeste, ne ryme point si bien que contre inceste. (Footnote: Du Gardin, Les premieres addresses, p. 109.)
On a parfois utilisé les termes de « régression », « restitution », « restauration » pour qualifier l’apparition de ces s implosifs dans la prononciation du « bon usage » (Footnote: Pope, From Latin to Modern French, § 146 ; Brunot, Histoire de la langue française, II p. 268.). On comprend bien qu’ils doivent être pris avec une grande prudence. Ils pourraient en effet laisser croire que le xvie siècle est le théâtre d’un retour dans le temps qui verrait la langue faire marche-arrière et revenir sur des changements aboutis en rétablissant des prononciations antérieures. Cela n’est probablement pas le cas : l’amuïssement de l’s de beste, la vocalisation de l’l de halte > haute correspondent à des changements sur lesquels la langue ne revient pas. En revanche, la prononciation de l’s de bestial, ou de l’l d’altitude n’inversent en rien le cours de l’histoire : attestés avant le xvie siècle, mais probablement pas avant le xiie, ces emprunts ont vraisemblablement fait leur entrée dans la langue sans leurs consonnes implosives. Le fait qu’on se mette à les prononcer au xvie siècle est un fait nouveau et en aucun cas un retour en arrière.
La thèse selon laquelle les r implosifs se seraient, au Moyen Âge, amuïs dans la même mesure que les s implosifs ne peut manifestement pas être retenue. Même si des rimes peuvent ici ou là attester une telle chute, celles-ci restent peu fréquentes et font nettement figure de licences. Il existe bien sûr, dans le lexique, quelques mots qui attestent de la chute d’un r implosif : faubourg, qui provient de forsbourg avec le sens de bourg extérieur, chambellan (pour chamberlenc < kammerling) (Footnote: Fouché, Phonétique historique, p. 864.) mais ce ne sont que des cas isolés.
Thurot (Footnote: Thurot II, p. 274-290.) recense les cas où, selon les grammairiens, r, pas forcément implosif mais au sein une séquence de consonnes, peut s’amuïr ou se transformer. La liste est relativement fournie, mais elle est surtout pittoresque et concerne principalement des usages populaires ou régionaux. La diction poétique ou le chant ne devraient donc, en principe pas être affectés par des prononciations comme, par exemple, quat’, vot’ pour quatre et votre, qui sont bien attestées dès le xviie siècle, mais appartiennent très clairement à un registre non soutenu voire populaire. Du Gardin, par exemple, partant de la phrase : Muses en vostre Parnasse à ceste heure ie desire naistre, dans laquelle il identifie dix-sept syllabes, s’amuse à imaginer un « suffisant pensant bien dire » qui la transformerait en un décasyllabe : Mus’ en vot Parnas asteur i(e) desir nait (Footnote: Du Gardin, Les premieres addresses, p. 41.).
En se limitant à r implosif, on ne voit guère que a(r)bre, ma(r)bre, he(r)berger et me(r)credi, pour lesquels l’accumulation des consonnes ait pu favoriser la chute du premier r jusque dans le bon usage. Dans tous les autres cas, et en dehors des quelques licences qui peuvent apparaître à la rime, il est raisonnable d’admettre qu’un r implosif, dès lors qu’il apparaît dans la graphie, est destiné à être prononcé. Du Gardin mentionne comme « terminaisons extraordinaires, heroclitement [sic !] contrerymées », et donc peu orthodoxes, les paires barbe : Arabe, bombarde : cannonade, concorde : commode, absurde sourde : qu’elle coude, hurle : brusle, rare : arbre (Footnote: Du Gardin, Les premieres addresses, p. 110.).
Les premiers grammairiens confirment que la pratique des poètes consistant à négliger, pour la rime, les consonnes précédant un s final, est ancrée dans la langue : Palsgrave, parmi les premiers, en donne des règles assez précises (Footnote: Thurot II, p. 62 ; Palsgrave, éd. Génin, p. 24-25.). Peletier qui, dans ses vers phonétiques, se conforme de manière extensive à cette pratique, puisqu’il amuït même l devant s, l’explicite ainsi :
Il i à outrɇ ceus ci, meinz autrɇs moz, ou la supęrfluite ę́t ancorɇs plus deręsonnable. Comme quand vous amassez tant de consonantɇs. E pansèz qu’il vous fę̀t beau voę̀r ecrirɇ cɇ mot plurier escriptz, qui ę́t prononcè ecriz. Itam contractz, contreinctz, qui sɇ prononcɇt contraz, contreins. E si vous les proferièz commɇ vous les ecriuèz : il samblɇroę̀t quelquɇ haut Alɇmant. Sommɇ, vous auèz unɇ reglɇ generalɇ dɇ Prolacion, quɇ jamęs les nons pluriers Françoęs n’admętɇt son, d’autre consonɇ auęq s : si cɇ n’ę́t r ou n. Commɇ douleurs, talons. E ancorɇs an ceus qui ont n, ę́t ęlɇ peu antantduɇ commɇ lons, bons : E an ceus qui ont r, la lętrɇ s i ę́t peu antanduɇ : commɇ cors, fors : tant s’an faut que g, c, p, t, i soę́t antanduz. Brief, toutɇs consonantɇs finales des nons singuliers, sɇ pęrdɇt au plurier, fors n, e r : e sɇ convęrticɇt an s, ou an z. Commɇ dɇ aspic, aspiz : de ecrit, ecriz : Temoin les Poetɇs qui rimɇt cɇ quɇ vous ecriuez longs, par g, sus talons : aspics, sus pis : escriptz, sus criz : e tous les samblablɇs. (Footnote: Peletier, Dialogue, p. 128-129.)
La pratique de Peletier correspond donc, aux l près, à celle qui devait dominer dans le discours soutenu et, notamment, la diction des vers. Mais d’autres grammairiens témoignent d’une réalité moins lisse et un rien plus complexe. Ainsi, Meigret décrivant le lien entre la prononciation des consonnes finales au pluriel et la quantité de la voyelle qui précède :
Car combięn q’a, soęt brief ęn lac, hanap, il ęt toutefoęs long ęn lács, hanáps : le sęmblable s’experimęnt’ ęn louuęt, furęt : qi sont louuę́s, furę́s : ę pour l’ou clós, loup, lóups : de l’y, ou i, bany, banís : de l’u, but, bús. Il faot estimer de mę́me dę’ partiçipes. Çe q’aosi auięnt ao’ diphthonges : tęllement qe la derniere reqiert prolaçíon plus longe : come, froę́s, de froęt, Françoęs, de Françoęs, puís, depuy. Ao demourant tou’ pluriers ont s, ou z, finalle. Il faot toutefoęs ęntęndre q’aocunes dę’ consonantes finalles du singulier, se transmuet ęn ęlles ao plurier : lęs aocunes s’y consęruet. Le t, ę le d, final du singulier, se transumet ęn s, ou z, ao plurier selon l’uzaje de la prononçíaçíon, rejettant çe t, come trop dur ę malęzé a prononçer, qoę qe la plume Françoęz’ ęn fasse grant etat ęn son ecritture, tant ę’ noms, q’ę’ participes : come qi ne veut rien eparŋ̃er de sa prodigallité de lęttres : de sorte q’ęlle ne fét sinon aiouter s, ou z, ao singulier pour former le plurier. Parçe moyen ęll’ ecrit dęntz, donantz, frappants : pour dęns, donans, frappans : ę pour soudars, soudardz : tant ęlle sęmble contre son deuoęr, ę sa gloęre porter ęnuí’ a la douçeur de la prolaçion Françoęze. Ao ręste toutes lęs aotres consonantes finalles du singulier, se consęruet ęn leur plurier ; ęn reçeuant seulemęnt s, ou z. Męs aosi faot il ęntęndre q’aocunes d’ęlles ny ont pas leur ęntiere prlolaçíon : come, c, g, p : lę’qels veulet ętre prononçez lejieremęnt : come, ęn lacs, longs, hanaps : ausi n’y sont il’ pas toutallemęnt tuz, si toutefoęz m, preçede p : come ęn çhamp, ę camp, nou’ tournons ao plurier le p, ęn s : come çhams, cams : ny ne prononçons gyeres ferme m. Il faot aosi exçęptęr de notre regle, çeus qi sont terminez ęn al : par ce q’il’ transmuet çet al ęn aos ao plurier : come çheual, çheuaos, loyal, loyaos. (Footnote: Meigret, Grammere, p. 36 r° - 37 r°. Cf. aussi p. 17 v°.)
Les deux grammairiens tombant d’accord sur le fait que t et d s’amuïssent devant s final, et sur le fait que r et les consonnes nasales ne le font pas. Pour les autres consonnes (c, f, l avant tout), il semble bien que le meilleur usage hésite entre l’amuïssement et l’affaiblissement. Hormis les lieux précis où la rime tranche en faveur de l’amuïssement, il n’est probablement pas possible d’être plus précis. Peletier nous indique en outre que, déjà de son temps, on pouvait être tenté, dans les mots en -rs, d’amuïr plutôt l’s que l’r.
Au xviie siècle, un grammairien comme Chifflet s’est mis à prononcer assez systématiquement les consonnes c, f, l et r précédant s final. Lorsque le mot suivant commence par une voyelle, il décrit la coexistence de deux usages :
Quand aprés ces quarte lettres finales C, F, L, R, il se trouue en la mesme syllabe, quelque autre consone que l’vne de ces quatre, soit vne, ou plusieurs ; iamais elles ne se prononcent, si le mot suiuant commence par vne consone. Par exemple, L’art de bien dire. Les sacs de blé. Les arcs desbandez. Vn corps mal sain. Les fugitifs de l’armée. Les hazards de la guerre. Les escüeils de la mer. Les douleurs pressantes. Lisez, l’ar, sac, arc, cor, fugitif, hazar, escueil, douleur. C’est le mesme deuant les voyelles : comme, Les vers & la prose. Le fort & le foible. Les Iuifs & les Turcs. Les Turcs & les Iuifs. Les verds & le iaunes &c. Lisez, ver, for, Iuif, Turc, ver. Neantmoins on pourroit aussi prononcer l’s, vn peu doucement, comme vn z. (Footnote: Chifflet, Essay d’une parfaicte grammaire, p. 203.)
On reconnaît d’une part celui, familier, qui a prévalu en français standard, où l’s n’est pas prononcé et où c’est la consonne précédente qui forme une syllabe avec la voyelle initiale qui suit, et d’autre part celui, qu’on imagine plus soutenu, où c’est l’s qui sert de substrat à l’enchaînement.
Les relevés faits chez Milleran (1694) (Footnote: Crevier, La liaison à la fin du xviie siècle, p. 189-191.), qui est le seul grammairien à noter minutieusement son usage en matière de consonnes finales, révèlent qu’il prononce la consonne précédant l’s final dans adjectifs, personnels, pareils, Grecs, fleurs, vers, mais pas dans alfabets, coups, bœufs, Etats, Juifs, mots, oeufs, auteurs, professeurs, jours, alors qu’au singulier de ce second groupe de mots, il lui arrive de faire entendre la consonne finale.
Hindret, quant à lui, différencie explicitement le discours familier du discours soutenu :
Au mots terminez en fs, ls, rs, on ne prononce point l’s finale, mais elle sert à rendre longue la derniere Syllabe où elle se trouve, comme les Fiefs, civils, l’univers, Exceptez les mots dont les f sont muettes au singulier, comme de Baillif Baillifs; de clef clefs ; de Iuif Iuifs, dont les f ni les s, ne sonnent point. Mais dans le discours soutenu, ou en lisant des vers on fait sonner la penultiéme Consone avec la derniere, devant une voyelle, comme Est-ce ainsi que vostre ame aux perils aguerrie, &c. Dresser des monumens immmortels à ta gloire, &c. Mais Louis au dessus des honneurs ordinaires. Exceptez les pluriers des noms finis par un e masculin suivi d’un r comme de Berger bergers ; de clocher clochers ; de cher, chers, dont les r se mangent, & dont on ne prononce que les s, comme Parez de beaux vergers & de riches sillons, dites parez de beaux vergez é de, &c. Aux mots terminez en triples Consones, comme rds, rts, on ne fait sonner que l’antepenultieme, qui pour lors est longue, comme bords, verds, concerts, prononcez bôr, vêr, concêr, &c. Mais en lisant des ouvrages de poësies, on fait sonner l’r & l’s, & on mange la Consone du milieu qui est le d ou le t, comme Et sur les bords, affreux, &c. Où l’on voit en tout temps sous les verds orangers, &c. Et que par des ressorts aussi nouveaux que grands. &c. Prononcez sur les borzaffreux sous les verzorangers, des ressorzaussi nouveaux. &c. Aux pluriers tirés d’un singulier dont le c final se prononce, comme Alambic, Syndic, Duc, &c. l’s ne se prononce pas dans le discours familier, & elle ne sert qu’à rendre longue la derniere Syllabe, comme des Alambics, des Syndics, des Ducs, &c. Prononcez des Alambîc, des Syndîc, des Dûc, &c. Le d, le p ou le t, qui precede l’s finale ne se prononce jamais, comme les bleds, ils sont cruds, les esprits, Prononcez les blés, ils sont crû, les esprî, mais en lisant ou en parlant en public on fait sonner l’s devant les voyelles, comme Le Chrestien gemissant dans ses cachots affreux, &c. (Footnote: Hindret, L’Art de bien prononcer, p. 236-238.)
Quelques années plus tard, il étendra la prononciation familière aux mots en -ifs en préconisant « atantîfa sa voî » pour « attentifs à sa voix » même dans la diction des vers (Footnote: Hindret, L’Art de prononcer parfaitement, p. 774.). L’usage a aussi longtemps hésité pour Messieu(r)s, toujou(r)s, leu(r)s et les pluriels de ceux des mots en eur qui font leur féminin en -euse (Footnote: Voir par exemple Buffier, Grammaire, p. 393, Hindret, L’Art de bien prononcer, p. 229-235.).
En 1530, le « pré-grammairien » qu’est Palsgrave formule la règle suivante : au sein d’une syllabe non finale, les consonnes se trouvant après la voyelle ne sont pas prononcées, à l’exception de m, n, r, x et z qui se prononcent toujours (Footnote: Fyrst. m, n, r, x and z commyng in the meane syllables of frenche wordes lese never theyr sounde. Except x in this worde déxtre and suche other : and therefore I except these fyve letters from these other fyve rules that I shall gyve here after. […] Fourth. Whan so ever two consonantis come to gether, of whiche the first belongeth to the vowel that goeth before, and the next to the vowel folowyng, the fyrst of them only shalbe left unsounded, as souldaín, lvictér, dictón, adjugér, dígne, multitúde, despéns, respít, shalbe sounded soudain, luiter, diton, ajuger, dine, moutitude, depens, repit, and so of all suche other. Palsgrave, éd. Génin, p. 22-23.). Il s’agit, à très peu de choses près, du système tel qu’on peut le reconstruire pour le français de la fin du Moyen Âge : m et n implosifs donnent lieu à une voyelle nasale avec, probablement, persistance d’un appendice consonantique ; r implosif, en tout cas dans le « bon usage », reste articulé. L’x de dextre, cité comme une exception, semble plutôt être la règle qui prévaut pour les rares mots non savants dans la graphie desquels figure un x implosif. Le seul autre exemple exemple d’x implosif donné par Palsgrave est celui du mot experience, clairement savant, qu’il prononce euzperience. On comprend moins bien l’exception mentionnée pour z, la graphie usuelle du français ne connaissant pas, sauf exception, de z implosifs à l’intérieur des mots. Peut-être Palsgrave cherche-t-il simplement à s’assurer que ses transcriptions phonétiques du type euzperience seront correctement interprétées par le lecteur.
Comme pour s ou l, on s’attend donc à ce que, chez les grammairiens, seuls des mots savants ou des emprunts fassent entendre d’autres consonnes implosives. Le tableau 6, reposant en partie sur les dépouillements de Thurot (Footnote: Thurot II, p. 331 - 369.), recense quelques cas dans lesquels l’usage a pu flotter à un moment ou à un autre.
Mot/famille |
Étymologie/prononciation |
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Cas dans lesquels la prononciation de la consonne a prévalu |
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b/p : |
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b, dans les mots savants, est en général prononcé : absent, absolu, object, obseques, substance, substantif, etc… En témoignent par exemple Meigret (1550) (Footnote: Meigret, Grammere, ff° 54 r°, 23 v°, 17 r°, 22 r°, 27 r°, 49 v°.) et Bèze (1584) (Footnote: Bèze, De Francicae linguae recta pronuntiatione, p. 64.). Peletier donne un certain nombre d’exceptions. Les hésitations se résolvent au début du xviie siècle, le b pouvant rester muet dans certaines prononciations populaires. Il n’est pas possible de savoir si, lorsqu’ils parlent d’un b atténué, certains grammairiens entendent un b dévoisé ([p]). |
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abstenir, abstinence |
b atténué selon Bèze. |
obvier |
Selon Meigret et Bèze, b est atténué. Poisson (1609) ne le prononce pas. Chifflet (1659) le prononce (Footnote: Meigret, Traite, f° E ii v° ; Chifflet, Essay d’une parfaicte grammaire, p. 216.). |
obscur, obscurcir |
b atténué selon Bèze, non prononcé selon Poisson. |
obstiné, obstination |
b non prononcé par Bèze ; du Val (1604) et Ménage (1675) prononcent encore ostiné (Footnote: Du Val, L’Eschole françoise, p. 6 ; Ménage, Observations, p. 287.). |
substance, substantif |
Meigret prononce ce b, mais Ramus ne prononce pas celui de substantif. Peletier ne le prononce pas. À partir du xviie siècle, Poisson et la quasi-totalité des grammairiens ultérieurs le prononcent (Footnote: Meigret, Grammere, ff° 22 r°, 27 r°, 49 v° ; Ramus, Grammaire, p. 141 ; Poisson, Alfabet nouveau, f° 85 r°.). |
subvenir, subvertir |
Poisson ne prononce pas le b. |
p : l’usage est encore hésitant de nos jours pour bon nombre de mots dont le p, savant, est précédé d’une voyelle nasale : exempter, rédempteur, dompter, promptitude, etc. Il est difficile, à plus forte raison, de donner des règles précises pour les siècles écoulés. Il est toutefois probable que ce n’est que tardivement qu’on s’est efforcé d’articuler de tels p qui, pour des locuteurs des xvie et xviie siècles, auraient semblé très rudes. Lorsque p n’était pas précédé d’une voyelle nasale, on s’est vraisemblablement efforcé plus précocement de le prononcer : accepter, aptitude, corruption, etc. |
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assumption, exemption |
Chifflet prononce le p (Footnote: Chifflet, Essay d’une parfaicte grammaire, p. 224.). |
Excepté, excepte |
Peletier ne prononce pas le p (Footnote: Peletier, Dialogue, p. 106, 112.). |
septante |
Meigret ne prononce pas le p mais Monet (1636) et Chifflet le prononcent (Footnote: Meigret, Grammere, f° 38 v° ; Chifflet, Essay d’une parfaicte grammaire, p. 224.). |
c : |
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accent, action, actif, collectif, conjonction, etc. |
La plupart des c implosifs des mots savants sont déjà prononcés par Meigret. Bèze est en accord avec lui (Footnote: Meigret, Grammere, ff° 16 r°, 45 v°, 49 v°, 51 v°, 71 v° ; Bèze, De Francicae linguae recta pronuntiatione, p. 65.). |
affection |
Henri Estienne reproche à la plupart des courtisans de ne pas prononcer le c (Footnote: Henri Estienne, Deux dialogues du nouveau langage françois italianizé, p. 551.). |
dicton |
Bèze ne prononce pas le c, mais cette prononciation était déjà critiquée par Henri Estienne (1582). c prononcé semble s’être imposé dès le xviie siècle (Footnote: Bèze, De Francicae linguae recta pronuntiatione, p. 65 ; Henri Estienne, Hypomneses, p. 92.). |
octroi, octroyer |
La Noue écrit ottroy. |
sanctifier, sanctissime, santuaire |
Longtemps, le c ne s’est pas prononcé dans ces mots. De La Touche (1630) réclame qu’on prononce le c de sanctuaire. Richelet (1680) semble encore préférer les formes sans c. Féraud (1787) confirme que la prononciation du c a prévalu pour sanctifiant et, probablement, les autres mots de la famille (Footnote: De La Touche, L’art de bien parler françois, p. 532.). |
d/t : |
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La prononciation du préfixe ad devant consonne a subi de nombreuses fluctuations et l’usage ne s’est pas stabilisé avant le xviiie siècle. Il est probable que, depuis le xve siècle, où l’on ne prononçait probablement aucun d implosif, et à partir de la pratique de Meigret qui, généralement, ne prononce pas le d du préfixe ad-, on soit peu à peu arrivé à la situation décrite par Vaugelas, qui est très proche de l’usage actuel (Footnote: Vaugelas, Remarques, p. 439 - 442.). Je ne donne ici que quelques exemples qui illustrent la position des principaux grammairiens. |
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adjectif, adverbe |
Ni Meigret, ni Peletier ni Ramus ne prononcent le d (Footnote: Meigret, Grammere, ff° 13 v°, 19 v°, 20 r°, 30 v° ; Ramus, Grammaire, p. 131.), mais, plus tard, il s’est prononcé. |
adjoint |
Malherbe ne prononce pas le d (Footnote: I’adioigne est sanctionné chez Deportes par un ja, join. Desportes, ex. de Malherbe, f° 181 v°.). Vaugelas le prononce, mais Ménage lui reproche cet usage qu’il juge erroné (Footnote: Ménage, Observations, p. 287.). |
admonester |
Le d n’est pas prononcé au xvie siècle, mais on le trouve déjà chez Poisson. |
admettre |
Henri Estienne réclame déjà qu’on prononce ce d (Footnote: Henri Estienne, Hypomneses, p. 92.). |
admirer, admirable |
Meigret ne prononce pas le d quoiqu’il semble l’avoir écrit dans son coup d’essai du Menteur, mais Bèze cite déjà ce cas comme une exception à la règle générale qui veut que d soit « quiescent » devant consonne (Footnote: Meigret, Grammere, f° 4 r° ; Bèze, De Francicae linguae recta pronuntiatione, p. 65.). |
advenir, avenir |
Selon Vaugelas, ce d ne se prononce pas « en tous sens » (Footnote: Vaugelas, Remarques, p. 441.). L’usage actuel, qui veut qu’on prononce le d du verbe est très tardif. Féraud, et même Littré utilisent encore la forme avenir pour l’infinitif. |
adverse, adversaire |
Henri Estienne prononce le d de adversaire. Ménage ne prononce pas le d de adverse, mais bien celui de adversaire. L’usage restera très flottant jusqu’au xviiie siècle (Footnote: Henri Estienne, Hypomneses, p. 92 ; Ménage, Observations, p. 287.). |
rythme |
Il existe de longue date une confusion entre rime et rythme, le second, mis au féminin, étant souvent interprété comme une graphie savante du premier. Il est donc probable que le t ne se soit prononcé que tardivement (Footnote: Voir par exemple Du Bellay, Deffence, livre II, chap. VII). |
x : |
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Dans le cas d’x implosif, la double question se pose de savoir, premièrement, si x se fait entendre ou non et, secondement, s’il sonne comme un simple s ou comme un x ([ks]). Thurot cite un certain nombre d’exemples pour lesquels la prononciation par s a pu se maintenir assez longtemps dans le bon usage. |
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dextre |
Alors que, comme en témoignent encore Palsgrave, Meigret et Peletier, l’x ne se faisait pas entendre à l’origine, Deimier, suivant en cela La Noue et non Tabourot, le prononce déjà, probablement comme un s (Footnote: Palsgrave, éd. Génin, p. 23 ; Meigret, Le Menteur ; Peletier, Dialogue, p. 29 ; Deimier, L’Académie de l’art poétique, p. 133.). Le dictionnaire de rimes de Fremont d’Ablancourt ne mentionne pas ce terme alors que chez Richelet apparaît une rubrique -extre qui contient dextre et ambidextre, ce qui indique probablement [ks]. |
excuse |
Au xvie siècle, Henri Estienne préfère déjà excuser à escuser, mais il est encore isolé. Buffier (1709) recommandera encore escuse (Footnote: Estienne, Hypomneses, p. 73-74 ; Buffier, Grammaire, p. 386.), mais le bon usage du xviiie siècle exigera de plus en plus l’articulation canonique de l’x. |
expliquer, exprimer, exquis |
Oudin (1640) prononce espliquer, esquis. Chifflet ne mentionne plus ces exceptions à la prononciation « ordinaire » de l’x ([ks]) (Footnote: Oudin, Grammaire françoise (1640), p. 37 ; Chifflet, Essay d’une parfaicte grammaire, p. 232.). |
sexte, texte et dérivés |
Non prononcés au xve siècle, comme cela apparaît encore dans les traités de seconde rhétorique, ces xont pu, si l’on en croit Du Gardin (1620) rimer transitoirement en -este (Footnote: Du Gardin, Les premieres addresses, p. 109.), mais tant Tabourot que La Noue les rangent déjà dans une catégorie à part. |
Cas dans lesquels la prononciation de la consonne n’a pas prévalu |
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b/p: |
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obmettre, submettre |
b prononcé, quoique « modérément », par Maupas (Footnote: Maupas, Grammaire, p. 3.). |
subjet |
Meigret semble avoir écrit une fois subiet (Footnote: Meigret, Le Menteur.). |
baptistere, baptismal |
Monet et Chifflet (Footnote: Chifflet, Essay d’une parfaicte grammaire, p. 224.) préconisent la prononciation du p, mais ils paraissent isolés. Le p de baptesme semble ne s’être jamais prononcé. |
sculpture, sculpteur |
Richelet (1680) préconise de prononcer le p dans le bel usage. |
c : |
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conjoincte |
Meigret (1550) semble hésiter à prononcer le c. Maupas (1618) ne prononce pas le c de joincturee (Footnote: Meigret, Grammere, ff° 8v°, 17 r° ; Maupas, Grammaire, p. 4.). |
délict, sujection |
Maupas prononce le c, mais Bèze ne l’aurait probablement pas prononcé (Footnote: Maupas, Grammaire, p. 4 ; Bèze, De Francicae linguae recta pronuntiatione, p. 65.). |
bienfai(c)teur/bienfacteur |
Ramus (1572) et Vaugelas recommandent déjà bienfaiteur. Oudin préfère bienfaicteur avec c prononcé. Bienfacteur est particulièrement usité chez les curés, selon Ménage qui, comme l’Académie recommande bienfaicteur avec c prononcé. Féraud consacrera l’usage qui a prévalu (Footnote: Ramus, Grammaire, p. 156 ; Oudin, Grammaire françoise (1640), p. 16 ; Vaugelas, Remarques, p. 336-337 ; Ménage, Observations, p. 385.). Malfaiteur ne semble pas avoir suscité les mêmes hésitations. |
d/t: |
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asthme, asthmatique |
Thurot cite Duez comme auteur qui admet asthme ou asme, mais on ne sait pas s’il s’agit de graphie ou de prononciation. Oudin (1632) et Richelet (1680) écrivent asme. L’Académie (1694) ne prononce pas le t (Footnote: Thurot II, p. 354 ; Duez, Le vray et parfait guidon, p. 83 ; Oudin, Grammaire françoise (1632), p. 23.). |
Tableau 6. Autres implosives – variations de l’usage
Comme pour les s implosifs, l’usage qui s’installe durant le xvie siècle, et qui voit un certain nombre de consonnes préalablement muettes s’introduire dans la prononciation, correspond donc d’assez près à celui qui prévaut en français standard.
Si l’on excepte ceux dont la seconde consonne est une liquide (l ou r), le français non savant est, au moment où s’expriment les premiers grammairiens, dépourvu de tout groupe explosif. Par le jeu des emprunts, le vocabulaire savant en connaît par contre un certain nombre, qui apparaissent en particulier au début des mots, et dont la prononciation a pu poser de délicats problèmes à des locuteurs peu habitués à accumuler les consonnes.
Pour ceux de ces groupes qui commencent par s (sc-, sp-, st-), l’ajout d’un e prosthétique est un mécanisme d’acclimatation des emprunts ancien et très productif. A l’origine d’un nombre important d’e initiaux non étymologiques apparus au début du Moyen Âge, le phénomène, quoiqu’encore bien présent au xvie s’agissant d’emprunts étrangers (espadon, estaminet etc.) n’a, graphiquement parlant, plus droit de cité pour les emprunts savants. On en conclut que les lettrés, et à plus forte raison les diseurs de vers pour lesquels une prosthèse aurait produit une syllabe surnuméraire, se l’interdisaient et s’efforçaient d’articuler de telles initiales conformément à la graphie.
Pour d’autres groupes, comme ps-, l’articulation de la première consonne a longtemps pu représenter un obstacle phonétique infranchissable. Ainsi, le mot psaume et ses dérivés se sont-ils prononcés sans p initial jusqu’au xviie siècle en tout cas (Footnote: Thurot II, p. 360.). Autre exemple, X initial a longtemps tendu, et tend toujours, à s’affaiblir en [gz] (Footnote: Thurot Thurot II, p. 339.).
Premier auteur à noter phonétiquement une poésie proprement musicale, Baïf est susceptible de s’être inspiré d’une diction traditionnelle qui se prête au chant. De plus, ses choix n’ont peut-être pas été sans influence sur la diction des chanteurs des générations suivantes.
Dans son système, les groupes de consonnes ne relèvent pas que de la phonétique. Ils ont, aussi et avant tout, une implication métrique. En effet, conformément aux règles de la métrique gréco-latine, toute syllabe (graphiquement) fermée sera considérée comme longue par le lecteur. C’est le cas, par exemple, de toutes les syllabes ponctuées par un double r dont, en théorie en tout cas, on considère le premier comme fermant la syllabe précédente : dans kùrrùs (pour courroux), nùrri (pour nourri) (Footnote: Baïf, Etrénes, ff° 1 v°, 2 v°.), le fait que Baïf note r « fort » par un double r plutôt que de forger, comme il aurait eu latitude de le faire, un caractère spécifique, rend longues « par position » les syllabes initiales ce ces mots : il n’est donc pas possible de savoir s’il aurait considéré comme longues « par nature » les voyelles concernées. Dans d’autres cas, comme anvìîra (pour enviera), tisu^re (pour tissure) (Footnote: Baif, Etrénes, ff° 5 v°, 13 r°.), Baïf indique, par un accent circonflexe, que c’est la voyelle qui est longue, mais il se garde bien d’utiliser un double r qu’il n’entend pas, ce qui, d’un point de vue étroitement métrique, aurait conduit au même résultat : signaler une position longue. Son usage du double r n’est donc pas arbitraire mais reste en gros conforme à l’étymologie, quoiqu’il existe une légère tendance à l’affaiblissement d’r fort, avec ou sans allongement compensatoire de la voyelle précédente (Footnote: D’un point de vue étymologique, on peut bien sûr discuter sur une occurrence de marra^tre. Des formes comme çè^rè (cherrai), tonè^re témoigne d’un affaiblissement d’r fort avec allongement compensatoire. Avec irités ou korije, on a des exemples d’affaiblissement sans allongement compensatoire.). Il fait ici ou là usage du double l palatal (££), et il est même frappant de constater qu’à de très rares exceptions qui pourraient être des inadvertances, il est consistant dans sa graphie. On a toutefois de la peine à saisir quels facteurs étymologiques pourraient justifier chez lui l’opposition entre un l mouillé « fort » et d’un l mouillé « faible » (Footnote: Prenant comme échantillon les Travaux et les Jours, extrait des Etrénes (les numéros renvoient aux folios), on a, avec £ simple : mi£ör(e) 1 r°, 3 v°, 4 r°, 5 r°, 5 v°, 6 r°, 6 v°, 11 v°, 12 r° ; manja^£e 1 r°, 8 r°, 10 r° 13 v° (une exception au Ps. 78) ; vié£ése 2 v°, 12 r° ; abi£é(s) 3 r°, 4 v°, 5 r° ; parè£e 3 r°, 5 v° ; vita^£e 4 v°, 5 v° ; abè£es 4 v° ; ùè£es 4 v°, 13 r°, 13 v° ; pi£ér 6 v° ; pi£erèsse 6 v° ; kùni£ér 7 r° ; fö£e 7 v°, 8 v° ; ma£èt 7 v° ; çevi£é 7 v° ; si£on(é) 7 v°, 8 r° ; mù£é 8 r° ; sema^£’ 8 r°, 13 r° ; ta^£e (mais ta££é Chans. II 34), 9 v° ; égi£on 8 r° ; vié£art 9 r°; orè£es 9 v° ; mù£e/mù£é 8 r°, 9 v° ; ga£ard 10 r° ; gri£e 11 v°. Avec l double : trava££ér et diverses formes 1 r°, 1 v°, 5 v°, 7 v°, 10 r° (une exception au f° 5 v°) ; sù££ér et diverses formes 16 v° (deux exceptions, f° 12 r° et Ps. 125) ; rebrù££ér et diverses formes 1 v°, ba££ér et autres formes 3 v°, 6 v°, 12 r° ; va££ant 4 r° (une exception au f° c r°) ; a££örs 4 r°, 5 v° ; a££e(s) 4 v°, 7 r° ; tira££é’ 4 v° ; dù££ète 9 r° ; fôsi££ez 9 v°. La pratique de Baïf est partagée pour fi£e/fi££e et fa££ir/fa£ir.).
Baïf se sert aussi du double s, mais d’une manière qui, très clairement, n’a pas d’implication phonétique. Comme il utilise de manière systématique le caractère z pour noter le son voisé ([z]) qu’a l’s intervocalique de la graphie usuelle, s intervocalique graphique doit logiquement, pour lui, représenter le son [s]. C’est en tout cas ce qu’on déduit du fait que des graphies comme grase (pour grâce), faset (pour fassent) cohabitent sans logique apparente avec fasse et grasse (Footnote: Baïf, Etrénes, f° 2 r°, 4 r°, 8 r°.). Dans le second cas, on constate même que la graphie à un s permet à Baïf de signaler que la syllabe initiale de faset occupe une position métrique brève, alors que le ss signale une position longue, mais ne saurait se prononcer autrement que [s]. On retrouve le même mécanisme dans tristése, vié£ése (pour tristesse, vieillesse), dont la syllabe accentuée occupe une position brève, opposés à riçésse où le double s vient rappeler qu’elle en occupe une longue (Footnote: Baïf, Etrénes, ff° 2 v°, 6 v°.). Exceptionnellement, Baïf peut aussi se servir du double l d’une manière analogue : on a en particulier vile en face de ville (Footnote: Baïf, Etrénes, ff° 4 r°, 4 v°.). Il peut aussi, à l’occasion, exploiter de la même manière d’autres géminations : çç, kk (Footnote: Devant une occurrence de Bakkus (pour Bacchus), Etrénes, f° 10 v°, on imagine que Baïf attend une prononciation « humaniste » dans laquelle les deux [k] sont clairement audibles.), pp, tt, vv, zz. Cependant, c’est avant tout dans son premier psautier (A) de 1569 qu’il recourt à de tels artifices, revenant ensuite à plus de sobriété.
Baïf ne fait qu’un usage parcimonieux des consonnes implosives. À l’intérieur des mots, il s’abstient de noter, dans le seul but d’expliciter la métrique, des consonnes qu’il ne prononcerait pas.
l : S’agissant des l implosifs, il prononce l’l de kèlke (quelque) (Footnote: Baïf, Etrénes, ff° 2 v°, 6 v°, 8 r°, 9 v°, 13 r°, 13 v°.) mais, très souvent aussi, il écrit kéke lorsqu’il a besoin d’une sylalbe brève (Footnote: Baïf, Etrénes, ff° 2 v°, 3 v°, 4 r°, 4 v° etc.). Cette pratique n’a rien d’incohérent : elle exploite simplement les hésitations de l’usage. Contrairement à Peletier, Baïf, le plus souvent, note et, vraisemblablement, prononce l’l implosif dans les pluriels des mots en -el, comme tèls, mortèls, etc. Mais on trouve aussi solannè^sÄ, kruè^s, matèrnès, alors même que la présence de l’l serait, d’un point de vue métrique, sans conséquence (Footnote: Baïf, Etrénes, ff° 2 v°, 3 r°, 5 r° etc. et ps. 27, 35, 71.). Restent quelques cas particuliers d’emprunts étrangers (poltron, kalme), de noms propres (Vulkéin, Kalsis) et de mots savants (alme, kùlpe) (Footnote: Baïf, Etrénes, ff° 8 v°, 11 r°, 2 r°, 3 v°, 14 r°.), ainsi que quelques locutions comprenant le mot mal (malfèt, malrenomöze) (Footnote: Baïf, Etrénes, ff° 1 r°, 4 r°, 11 r°.).
r : Le traitement d’r implosif par Baïf ne se distingue pas de l’usage le plus courant. Dans quelques rares mots, comme a^bre, ma^bre (pour arbre, marbre), il laisse tomber l’r, conformément à un usage souvent attesté, mais il signale la longueur de la voyelle précédente (Footnote: Baïf, Etrénes, ff° d r°, 9 v°, 13 r°.). Il semble donc bien que son sens de la langue l’empêche de pousser l’artifice jusqu’à placer ces syllabes dans des positions brèves.
s : Il n’y a pas, chez Baïf, d’s implosif qu’on ne prononcerait pas aujourd’hui. Ceux qu’on y rencontre se répartissent entre des s initiaux appuyés par un e prosthétique (ésprit, éspør, éspére) (Footnote: Baïf, Etrénes, ff° 1 v°, 2 v°, 8 v° etc.), des mots appartenant au vocabulaire savant (illustrez, juste, justis(s)e, déstin, réste, triste, tristése, konstruizit, rézistér, péste, akoste, détéstet, disposte, réspèt, asistér, tèrrèstrez, blasfémér) (Footnote: Baïf, Etrénes, ff° 1 r°, 2 v°, 3 v°, 4 r°, 4 v°, 5 v°, 7 v°, 12 r°, 13 v°, ps. 74.), le vieux mot germanique isnél (rapide) (Footnote: Baïf, Etrénes, f° 4 r°, Chansonnettes, II, 46.) dont, contrairement à Peletier, Baïf prononce l’s, un emprunt à l’italien (fréskade) (Footnote: Baïf, Etrénes, f° 10 r°.) et une tournure d’essence populaire résultant de la syncope d’un e intérieur (astöre pour à c(e)tte heure) (Footnote: Baïf, Etrénes, f° 3 v° etc.). On remarque aussi qu’il prononce l’s de juske(z) (Footnote: Baïf, Etrénes ff° a iii v°, 12 r°.) et celui du néologisme fôste, forgé sur le latin faustus, favorable (Footnote: Baïf, Etrénes, f° 13 v°.). Quelques s qu’on prononcerait aujourd’hui sont omis par Baïf, par exemple dans réplandör (resplendeur), tèrrè^tre, détruksìåon (Footnote: Baïf, Etrénes, ps. 18 (B), ps. 8 (A). 52 (A).).
b/p : De rares occurrences de opsèrvant, apsùdre témoignent sans doute possible d’un dévoisement du b. On trouve aussi, plus archaïque, ôssèrvera (Footnote: Baïf, Etrénes, f° 13 r°, ps. 7, ps. 19, 32.). Il existe d’autres cas dans lesquels Baïf ne prononce pas un b ou un p apparaissant dans la graphie usuelle, en particulier dans des groupes de trois consonnes, comme dans oskur, oskursir, astenir, mais aussi dans sétante (pour septante) (Footnote: Baïf, Etrénes, ff° 1 r°, 3 r°, ps. 90.). En cela, il articule moins que la plupart des grammairiens, ou que Peletier dans ses vers phonétiques.
k : On ne trouve que quelques mots savants : détraktant, aktes, Arkture (pour Arcturus), suksédér (Footnote: Baïf, Etrénes, ff° 4 r°, 6 r°, 9 v°, ps. 35.). Lorsqu’il adopte une prononciation savante pour le vieux mot ôksis (tu occis) (Footnote: Baïf, Etrénes, ps. 139.), qui n’a probablement jamais fait entendre deux c au Moyen Âge, mais qu’on a cherché à refaire sur occidere, on comprend que, pour lui, ce mot est probablement déjà un archaïsme.
d/t : les dentales implosives sont virtuellement absentes des vers mesurés de Baïf. Tout au plus y trouve-t-on le nom propre Kadmus. Le préfixe ad, en particulier, ne fait jamais entendre son d devant consonne (avizér, avèrti, aviéndra) (Footnote: Baïf, Etrénes, ff° 3 v°, 6 r°, 10 v°, 11 v°.).
x : On trouve quelques x implosifs, bien sûr savants : ékspérianse, ékstèrminerè (Footnote: Baïf, Etrénes, f° 11 r°, ps. 101.).
Mersenne s’étend peu sur les consonnes. Il se borne à attirer l’attention sur la géminée ll qui peut, selon le contexte, être prononcée « fort » comme dans mille ([l]) ou « mollement » comme dans famille ([ʎ]). Il prend aussi position pour une simplification de l’orthographe :
Le p est la 14. [consonne] qu’il faut oster des mots où elle ne se prononce point, par exemple du mot de compte, comme le b de celui de Prebstre, & le c de faict : afin que nostre idiome soit pur comme sa prononciation, & qu’il ait vne ortografe laquelle produise vne bonne prononciation chez les estrangers, comme la prononciation doit produire vne bonne escriture. (Footnote: Mersenne, Embellisement des chants, p. 380, in Harmonie universelle, vol. 2 du fac-similé.)
Hanté par le souci d’une articulation distincte, Bacilly n’en est pas pour autant prêt à donner, s’agissant des consonnes géminées, dans la surenchère gratuite. Ainsi s’efforce-t-il de modérer les ardeurs de ceux qui, pensant probablement bien faire, font sonner fortement les deux l de belle alors que, bien sûr, tout l intervocalique, fût-il graphiquement dédoublé, « ne se prononce que legerement » (Footnote: Bacilly, Remarques, p. 298.). Il recommande par contre de faire sonner fortement l’l implosif de malgré, reuolter, Siluie, de même que l’r implosif de mortel (Footnote: Bacilly, Remarques, p. 292, 298.). Pour le reste, sa discrétion indique qu’il se conforme strictement au bon usage des grammairiens. Tout donne à croire en effet qu’à l’intérieur du mot, Bacilly prononce en chantant exactement les mêmes consonnes implosives qu’on entendrait dans la conversation soignée d’un honnête homme.
On observeroit envain toutes les régles que j’ai indiquées, si on négligeoit celle qui veut qu’on rende sensibles toutes les lettres, toutes les syllabes & tous les mots. (Footnote: Bérard, L’Art du Chant, p. 103.)
En lisant cette maxime de Bérard, on évoque l’Impromptu de Versailles et la fameuse directive de Molière à du Croisy où le metteur en scène, pour caricaturer un pédant poète de Cour, exige de son acteur « cette exactitude de prononciation » qui « ne laisse échapper aucune lettre de la plus sévère orthographe » (Footnote: Molière, L’Impromptu de Versailles, in Œuvres complètes I, p. 682.). Mais, là où l’auteur comique exige, pour forcer le ridicule, que son acteur prononce des lettres qui ne se prononcent pas (ou en tout cas pas dans la conversation ordinaire), Bérard ne demande qu’une chose au chanteur : qu’il articule (en chantant) toutes les lettres qu’on prononce (en parlant). Pour ce qui est, en particulier, des consonnes implosives, rien n’indique en effet qu’il cherche à en faire entendre plus que les grammairiens n’en réclament. On s’en rend compte en examinant les consonnes qu’il demande de « renforcer ». Sur environ 80 exemples, seuls trois touchent des consonnes implosives qui, toutes, seraient prononcées dans la conversation : extrême, ardeur (2 fois).
S’agissant des consonnes géminées, la conclusion sera laconique : à l’intérieur des mots, la langue française n’en connaît pas et rien ne permet de penser qu’à quelque époque que ce soit la déclamation ait réclamé qu’on fasse entendre ce qui n’était qu’artifice graphique.
En parcourant l’histoire, le déclamateur ou le chanteur se trouve, s’agissant des consonnes implosives (non finales), confronté à trois paradigmes successifs :
Le paradigme « archaïque », dans lequel le scribe ne note que les consonnes qu’il entend. Il en résulte pour nous que, à des degrés divers, toutes les consonnes écrites se prononcent.
Le paradigme « médiéval », dans lequel presque toutes les consonnes implosives sont tombées et où, même dans les emprunts savants ou étrangers, on tend à les escamoter.
Le paradigme « humaniste », qui annonce le français moderne, dans lequel un nombre important de consonnes implosives se font entendre, presque exclusivement dans les emprunts et les mots savants (ou qui le furent) mais où, quelle que soit la graphie, il n’y pas à rétablir celles des vieux mots non savants.
Ce n’est que pour des textes très anciens, comme la Chanson de Roland, qu’il sera contraint de s’aventurer dans le premier de ces paradigmes. La transition entre le paradigme « archaïque » et le paradigme « médiéval » procède de l’évolution phonétique de la langue, forcément lente et chaotique. Il n’est donc pas possible de savoir précisément en quel point précis du processus se situe un poème donné : quel degré de vélarisation des l implosifs connaît-il, les s implosifs s’y font-ils encore sentir de manière ferme ou sont-ils déjà affaiblis, voir « exhalés » ? On peut admettre, au moins en première approximation, que les trouvères, dès leur première génération, exercent leur art sur une langue pratiquement soumise au paradigme « médiéval ». Il sera donc justifiable d’omettre dans tous les cas les s implosifs (à la réserve de leur influence sur la quantité) et de considérer les l implosifs comme vocalisés. Comme on l’a vu, les r implosifs ne connaissent pas, ou en tout cas pas au même degré, l’amuïssement qui touche les autres consonnes implosives. A toute époque, il sera donc justifiable de les faire entendre en déclamation, à part peut-être dans des mots bien particuliers comme a(r)bre ou me(r)credi et, bien sûr, lorsque, par licence, une rime comme sage : marge oblige à taire l’r du second terme. Le cas des consonnes nasales implosives, et donc des voyelles nasales n’est pas traité ici.
La transition entre le paradigme « médiéval » et le paradigme « humaniste », qui intervient peu avant et peu après 1500, est d’une toute autre nature. Elle ne procède pas de l’évolution « naturelle » de la langue, mais plutôt des changements culturels massifs qui marquent le passage du Moyen Âge à la Renaissance. Choisir entre l’un et l’autre est donc plus une question de style et d’esthétique qu’une question de simple chronologie. De deux textes écrits ou imprimés la même année, l’un pourra, si sa veine est populaire ou popularisante, être prononcé sans consonnes implosives ou presque et l’autre, s’il est académique ou procède d’une inspiration élevée, requerra qu’on fasse entendre des consonnes implosives bien choisies. Le premier piège dans lequel tombe le lecteur non averti confronté à une graphie ancienne sera de faire entendre toutes les consonnes apparaissant dans la graphie, y compris et surtout celles qui, jamais et dans aucun style, ne se sont prononcées. De telles prononciations sont aussi historiques que les enseignes en caractères pseudo-gothiques qui ornent (?) la façade de telle « hostellerie » de campagne. S’il est justifié, à partir de la Renaissance et dans les emprunts et les mots savants, de faire entendre des consonnes implosives qu’on taisait au Moyen Âge, il faut considérer l’usage du français standard en la matière comme un maximum. Si l’on prétend faire entendre, dans un texte de la Renaissance ou du xviie siècle, une consonne implosive que tait le français standard, il faut être en mesure de le justifier en s’appuyant sur des témoignages précis.
Footnotes: