C’est presque toujours à propos de Ronsard, de ses Odes (1550), du Supplément musical de ses Amours (1552) et de son Art poétique (1565) que resurgit la question du genre des vers et de ses implications musicales. Ainsi dispose-t-on, depuis le colloque « Musique et poésie au xvie siècle » de 1953 (Footnote: Il avait été coorganisé par Verdun-Louis Saulnier ; en est issu le volume de Jean Jacquot (dir.), Musique et poésie au xvie siècle.) jusqu’à celui de 2014 (Footnote: Colloque de l’association V.-L. Saulnier, coorganisé par Alice Tacaille et Olivier Millet, actes publiés sous le titre Poésie et musique à la Renaissance. Le présent article reprend une communication faite à cette occasion. Mes vifs remerciements à David Chappuis, Benoît de Cornulier, François Dell et Gaël Liardon, pour des remarques et des échanges qui m’ont permis d’améliorer une première version de ce texte.), de maints travaux de qualité, tous centrés sur Ronsard et la musique (Footnote: On citera, de manière non exhaustive et par ordre chronologique : Jean-Michel Vaccaro, Proposition d’analyse pour une polyphonie vocale du xvie siècle ; Louis-Marc Suter, Les Amours de 1552 mises en musique, ; François Mouret, Champ poétique et champ musical à la Renaissance ; Jeanice Brooks, Ronsard, the Lyric Sonnet and the Late Sixteenth-Century Chanson ; François Mouret, Art poétique et musication : de l’alternance des rimes ; Isabelle His, Les odes de Ronsard mises en musique par ses contemporains ; enfin, au colloque de 2014, les communications de Jean Vignes et de Luigi Collarile et Daniele Maira.).
En dépit de ces efforts, il reste difficile de comprendre pourquoi Ronsard a soudain jugé bon de promouvoir l’alternance en genre (« Si de fortune tu as composé les deux premiers vers masculins, tu feras les deux autres feminins ») et, surtout, pourquoi il en appelle aux musiciens (« afin que les Musiciens les puissent plus facilement accorder (Footnote: Ronsard, Abbregé de l’art poëtique, p. 4 r°. Voir à ce propos Alain Chevrier, Le Sexe des rimes, p. 42 sq.) »). Qu’ont pu penser de cette injonction des compositeurs qui avaient jusque là tiré parti des arrangements rimiques les plus variés et que Ronsard n’avait sûrement pas consultés avant d’adopter cette doctrine ?
Pour progresser dans la compréhension des contraintes que le genre du vers exerce sur la musique, je propose d’élargir dans un premier temps la réflexion à la monodie, qui fait l’objet d’une tradition bien attestée, à la même époque, par quelques sources importantes. Plus proche de l’oral, non soumise aux règles du contrepoint savant, cette forme de chant jette sur la question un éclairage dont profitera ensuite la polyphonie.
Contrairement à la chanson de tradition orale, une part prépondérante du corpus musical dont nous disposons pour le xvie siècle présente une caractéristique remarquable : composées indépendamment de toute mise en musique, les paroles des chants obéissent à un ensemble de contraintes formelles qu’on range sous le terme général de mètre littéraire. Ainsi sont individualisés des strophes, des vers, des hémistiches. Élément capital dans ce dispositif, le réseau de rimes permet de repérer tant les fins de vers que l’organisation des strophes (Footnote: Voir Benoît de Cornulier, Paroles d’airs sérieux : poésie ou chant ?).
À l’échelle du vers, deux domaines rythmiques (Footnote: Voir à ce sujet B. de Cornulier, Notions de micro-prosodie et de métrique, ou Aspects phonologiques et métriques de la rime, dans Phonologie, Morphologie, Syntaxe. Mélanges offerts à Jean-Pierre Angoujard, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 215-232.) sont constitutifs du mètre : le domaine anatonique, ou mesure, et le domaine catatonique, ou cadence, tous deux se chevauchant en un lieu qu’on désigne comme la tonique du vers et qui correspond à sa dernière voyelle masculine (désormais : DVM). Dans le vers :
(1) Je n’ay plus que les os, un Schelette je semble,
la mesure s’étend du début du vers jusques et y compris à la DVM (soulignée) ; la cadence inclut cette même voyelle et s’étend jusqu’à la fin du vers. La mesure, exprimée en nombre de voyelles (ici 6-6), signe l’identité métrique de tous les alexandrins, qu’ils soient masculins ou féminins. La cadence, selon qu’elle suppose une ou deux voyelles, scelle la différence métrique entre les alexandrins masculins (6-6 m) et les alexandrins féminins (6-6 f).
Le mètre (mesure et cadence) préside au projet du poète ; il ne saurait donc être altéré par la manière dont le poème est lu. Plus précisément, le vers (1) est et reste, parce que Ronsard l’a conçu tel, un 6-6 f, fût-il écorché par un diseur maladroit ou saucissonné par un compositeur hardi, lui-même envisagé comme un lecteur particulier.
Mais, quoique leurs positions fussent comparables, le simple lecteur qui oralisait un vers et le compositeur qui le mettait en musique — situons-les au xvie siècle — n’étaient pas logés exactement à la même enseigne. S’agissant de la mesure du vers, le premier était contraint, sous peine de mécontenter son auditoire, de réciter de manière linéaire et sans bégayer la séquence de syllabes concernée ; disposant d’une liberté rythmique presque totale, le second pouvait, autant qu’il le voulait, répéter un mot (voire un fragment de mot), un groupe ou un vers tout entier. S’agissant de la cadence, le simple lecteur était en revanche plus libre que le compositeur : il pouvait atténuer la syllabe posttonique (ou féminine) finale d’un vers féminin (Footnote: Une tendance à l’apocope des e posttoniques se rencontre, au xvie siècle déjà, dans certains parlers et certains contextes ; elle s’accentuera aux siècles suivants, mais le mètre, plus abstrait, n’est pas, dans sa forme classique, concerné par cette évolution phonétique. L’assertion de Mouret, Art poétique et musication, p. 105, selon laquelle la mise en musique, en ajoutant une note (et, selon sa logique, une syllabe) à la fin des vers féminins, introduit de l’« hétérométrie » dans un poème auparavant isométrique est absurde. De même, une strophe de six vers ne saurait se transformer en une strophe de dix vers au motif que certains d’entre eux sont répétés par le compositeur (Mouret, Champ poétique et champ musical, p. 17).). Le compositeur, quant à lui, était soumis en ce lieu précis à des contraintes rythmiques qui dépassaient la seule obligation de réserver une note pour les syllabes féminines en finale de vers. Ce sont précisément ces contraintes qui doivent être analysées.
Certains segments musicaux ne s’accordent qu’avec des vers masculins, d’autres requièrent des vers féminins. Soit le début d’une chanson enfantine (figure 1) (Footnote: Il est possible d’entendre la plupart des exemples musicaux présentés ici. ). On admettra, faute d’un terme mieux approprié à la tradition orale, qu’il est composé de quatre « vers » dont les deux premiers sont féminins et les deux derniers masculins. L’expérience consiste à modifier légèrement les paroles de manière à permuter le genre des rimes tout en conservant strictement le nombre et la temporalité des voyelles chantées :
(2) *U–ne sou–ris mar–ron /Qui cou–rait au pla–fond /Je la prends par la tê–te /Je la montr’ à ces da–mes
Nul besoin d’avoir fait des études littéraires ou musicales : le sentiment immédiat d’inadéquation que suscite la version trafiquée (2) est similaire à celui que provoquerait une faute d’accord (*Une souris vert). L’auditeur identifie donc sans hésitation un solécisme, violant une grammaire rythmique qu’il a pu intérioriser à un stade pré-littéraire de son histoire personnelle et dont, du fait de cette acquisition précoce, il peinera à expliciter les règles.
Le compositeur du xvie siècle semble bien, tout comme l’auditeur moderne, obéir à une grammaire rythmique, ce qui n’a pas échappé aux auteurs ayant travaillé sur Ronsard. Pour Suter, les « accents toniques » et les « accents musicaux » devraient coïncider (Footnote: Suter, Les Amours de 1552, p. 88.) alors que Brooks évoque une « musique qui suit de près le contour accentuel des mots (Footnote: Brooks, Ronsard, p. 79.) ». Pour Mouret citant Brooks, « l’accent musical porte […] soit sur la dernière syllabe quand la rime est masculine, soit, quand elle est féminine, sur la pénultième – le e muet terminal étant cantilé sans être accentué (Footnote: Mouret, Art poétique et musication, p. 112.) ». Décrivant un autre traitement musical de la rime féminine identifié par Brooks, His parle quant à elle d’un « double accent » en vertu duquel la rime (féminine) est « comme “masculinisée” (Footnote: I. His, Les odes de Ronsard, p. 87.) ».
Malgré une terminologie un peu flottante, on comprend que tous ces auteurs recherchent des correspondances entre les accents toniques qu’ils repèrent dans le texte et les accents musicaux qu’ils repèrent dans la partition. Telle qu’on l’envisage depuis le xixe siècle, la notion d’accent tonique a l’inconvénient de s’appliquer aux mots sans égard à leur place dans le vers. Or, les contraintes rythmiques dont il est question ici ne s’exercent qu’à la rime : dans la chanson de la figure 1, on peut par exemple remplacer « Une souris verte » par « *Une poule blanche » ou par « *Va, vole et nous venge », de même cadence, mais dont les accents toniques tombent différemment, sans provoquer le moindre sursaut chez l’auditeur. Il est donc préférable, côté paroles, de se limiter à la notion, plus précise et plus économe, de DVM.
Il n’existe aucune définition univoque et consensuelle de l’accent musical. Côté musique, on devrait donc lui préférer la notion de battue (ou tactus), qui a en plus l’avantage de ne pas être anachronique. Mais, invoquer la battue, c’est poser forcément la question du choix de l’échelle. Pour une pièce donnée, on hésite en effet presque toujours entre plusieurs battues de plus ou moins grande amplitude. Laquelle choisir ? Celle qui est suggérée par un éventuel signe de mensuration ? Celle qui frappe deux fois chaque vers (Footnote: Voir l’analyse Cornulier, Minimal chronometric form, qui, lui-même, hésite entre plusieurs battues possibles.) ? Celle qui est la plus « naturelle (Footnote: Voir François Dell, John Halle, Comparing musical textsetting in French and English songs. Cette suggestion (p. 68) sera difficile à suivre tant l’intuition du « naturel » est ici à géométrie variable.) » ?
On pourrait par exemple choisir de battre :
(3) ↓U–ne sou – ris v↓er–te Qu↓i cou–rait dans l’h↓er–be (Footnote: Par convention, la flèche désignant le battement est placée juste avant la voyelle qu’il touche.)
et relever que la battue touche deux fois de suite la DVM en épargnant tant la voyelle posttonique en finale de vers que la voyelle précédente, avec pour effet un maximum local (Footnote: Dell & Halle, Comparing musical textsetting, p. 72.) sur la DVM. Mais, en poursuivant avec la même battue, on obtiendrait :
(4) J↓e l’at–tra–pe p↓ar la queu’ J↓e la montr’ à c↓es messieurs
où les deux DVM se retrouvent hors battue. On se replierait alors sur une battue deux fois plus serrée :
(5) J↓e l’at–tr↓a–pe p↓ar la qu↓eu’ J↓e la m↓ontr’ à c↓es mes–si↓eurs
qui frappe les deux DVM en épargnant les pénultièmes. Reprenant du début avec cette nouvelle battue, on aurait :
(6) ↓U–ne s↓ou–ris v↓er–t↓e Qu↓i cou–r↓ait dans l’h↓er–b↓e
où, certes, les deux DVM sont battues, mais où les deux posttoniques en finale de vers le sont tout autant, ce qui rend peu perceptibles les maxima correspondants.
Pour mobiliser la grammaire rythmique implicite de chaque lecteur, on a pris ici un exemple tiré de la tradition orale, mais n’importe quelle chanson du xvie siècle donnerait lieu aux mêmes hésitations. On comprend donc que le choix d’une battue n’est en rien innocent, vu qu’il influence directement le regard que l’observateur porte ou veut porter sur la mise en musique des fins de vers : en jouant avec l’échelle et l’anacrouse pour obtenir une battue qui l’arrange, il infléchira, volontairement ou non, son analyse dans un sens ou dans un autre.
Un autre inconvénient des battues subjectives est que, d’échelle plutôt large, elles peuvent ne pas rendre compte de certaines inégalités de durée. Indépendamment de toute battue, une note longue placée entre deux notes plus brèves peut en effet apparaître comme un maximum local. On cherchera donc, dans un premier temps, à déterminer quel profit on peut tirer, abstraction faite de toute battue, de la succession des durées.
Conçues spécialement pour que les paraphrases de Marot et Bèze puissent être chantées par l’assemblée, les mélodies du Psautier de Genève (Footnote: On en trouve en ligne plusieurs versions numérisées, par exemple celle publiée par Jean de Laon pour Antoine Vincent en 1562. ) constituent l’un des corpus monodiques les plus marquants du xvie siècle. Leur composition se caractérise par un extrême dépouillement : style strictement syllabique et recours à deux valeurs de notes seulement, désignées ci-après par les lettres L (longue) et B (brève) (Footnote: B correspond à une minime (blanche) de l’édition originale et L à une semi-brève (ronde) ou, exceptionnellement, à un mélisme de deux semi-brèves.).
Il est ainsi facile de classifier les clausules mélodiques correspondant aux fins de vers. Comme la durée de la dernière note appartient déjà à l’entrevers, elle est indifférente (X). En prenant en compte les trois dernières voyelles des vers, on n’a donc que quatre types rythmiques possibles : BBX, BLX, LBX, LLX, qui peuvent être mis en correspondance avec le genre des vers.
La distribution (tableau 1) est tout sauf homogène. On remarque en particulier qu’aucun vers féminin ou presque ne correspond à une clausule LLX ou BBX : la présence d’une égalité de durée entre l’antépénultième et la pénultième note (AP = P) laisse prévoir avec 99 % de certitude un vers masculin. De même, la clausule BLX (AP < P) signe à 96 % (Footnote: La moitié des 17 clausules discordantes provient d’une seule mélodie atypique qui se répète quatre fois dans le corpus (ps. 24, 62, 95 et 111).) un vers féminin. En revanche, l’affinité du type LBX (AP > P) pour un genre est beaucoup moins claire : on est tenté de qualifier d’épicène cette clausule qui s’accompagne d’un effet de syncope (figure 2), même si son association à un vers féminin semble rythmiquement boiteuse (Footnote: Gaël Liardon signale (communication personnelle) que ce type de clausule est le seul à être systématiquement associé, dans ce corpus, à un mouvement mélodique particulier, celui propre aux clausules dites « de soprano » (ré-ut-ré, fa-mi-fa ou mi-ré-mi). Quant à David Chappuis, il relève que, dans l’édition lausannoise du Psautier (Guillaume Franc, 1565), 13 des 17 occurrences où, à Genève, une clausule LBX correspond à un vers féminin sont « corrigées » en BLX, la clausule LBX devenant alors masculine à 92 % ; ce cas de figure pouvait donc déjà être ressenti comme une anomalie rythmique. La tradition ultérieure est néanmoins, jusqu’au xixe siècle, restée fidèle aux premiers psautiers genevois.).
Le recueil de vaudevilles de Chardavoine (Footnote: Jean Chardavoine, Le recueil des plus belles et excellentes chansons en forme de voix de ville. En plus de l’édition originale de 1576, on trouve, sur Gallica (BnF), l’exemplaire de 1588 (et non 1576 comme indiqué sur la page de garde) issu de la collection de J.-B. Weckerlin. Voir à ce propos André Verchaly, Le recueil authentique des chansons de Jehan Chardavoine (1576).) propose, pour des poèmes qui obéissent aux canons de la métrique littéraire (certains sont le fait de grands poètes), un « chant commun » qui se modèle sur la tradition orale. Les valeurs de notes sont beaucoup plus diverses que dans les psaumes, mais il est néanmoins possible d’appliquer aux clausules la même classification fondée sur les durées relatives (tableau 2).
Le résultat est ici beaucoup moins probant : AP < P ne correspond plus que dans 90 % des cas à un vers féminin alors que le pouvoir prédictif de AP = P tombe à 82 % en faveur d’un vers masculin. On ne retrouve en revanche pas la clausule épicène : AP > P laisse prévoir à 97 % un vers masculin. La classification des clausules fondée sur les seules durées de notes, qui donnait satisfaction pour les psaumes de Genève, se révèle insuffisante pour ce corpus. Une analyse rythmique plus fine sera donc nécessaire.
Chanter « sur l’air de », c’est changer les paroles d’une chanson dont on conserve la structure mélodique. Lorsque plusieurs couplets se chantent sur une musique cyclique, on peut définir l’air comme « ce qui ne change pas d’un couplet à l’autre (Footnote: Cette définition par compréhension recoupe peu ou prou celle par extension donnée par Dell pour ce qu’il appelle schéma mélique (melic template). Voir F. Dell, Text-to-tune alignment and lineation in traditional French songs.) ». Par écrit, l’air s’obtient en retranchant d’une partition comme celles de la figure 3 le texte des couplets, mais en reportant sur la ligne musicale des marques signalant les mélismes ainsi que les fins de vers ; oralement, en chantant les vers d’une chanson sur « la la-a la ».
Objet composite, l’air est saturé en information. S’il faut deviner le genre des vers d’une chanson dont on ignore les paroles, on peut le réduire à un schéma rythmique (figure 4) où seules apparaîtront les attaques de voyelles placées sur un axe chronométrique, figurées ici par des notes disposées sur une ligne unique (Footnote: Par convention, chaque note représente l’intervalle de temps qui sépare deux attaques de voyelles. Un mélisme est réduit à une seule note d’une durée équivalente ; la durée d’un silence est ajoutée à celle de la voyelle qui le précède. La valeur de la dernière note du schéma situe l’attaque de la reprise cyclique (couplet ou refrain).), et les frontières de vers, reportées ici sous la forme de virgules (Footnote: Comme l’a bien vu F. Dell, Text-to-tune alignment, p. 25 sq., il faut connaître la structuration des paroles pour localiser les frontières de vers, celles-ci n’étant pas déductibles de la seule mélodie. Le schéma rythmique n’indique par contre pas la place des DVM.). Ne comportant aucune information sur les hauteurs des sons, le schéma rythmique neutralise les variantes mineures d’une chanson : celles qui partagent la même architecture rythmique.
Les deux vaudevilles de la figure 3 ont, dans l’édition de Chardavoine, le même signe de mensuration (C barré). En prenant du recul, on est néanmoins frappé par le fait que, à gauche (Mignonne), le blanc domine alors que, à droite (Une jeune fillette), c’est le noir qui s’impose à l’œil. Voilà qui révèle une différence de débit : à gauche, la valeur de note la plus couramment associée à une voyelle est la minime, ou blanche (Footnote: Pour plus de fluidité, on adoptera désormais les dénominations modernes des valeurs de notes.) ; à droite c’est la noire. On dira donc que la valeur de référence de chacune de ces pièces est, respectivement, la blanche et la noire. De cette valeur de référence, on déduira une battue de référence, dont l’amplitude sera par définition de deux (si la pièce est binaire) ou de trois (si elle est ternaire) valeurs de référence. On comprend que la battue de référence n’est pas forcément celle qui est suggérée par le signe de mensuration, ni forcément non plus l’une de celles qu’on choisirait « naturellement » : c’est celle qui se trouve en prise directe avec le débit vocalique. Elle est déterminée de manière objective, sans recours à l’intuition : la ronde pour Mignonne, la blanche pour Une jeune fillette.
Dans la figure 5, on a reporté, au-dessus du texte poétique, le schéma rythmique de deux vers de Mignonne, lui-même surmonté de flèches figurant la battue de référence. Les flèches larges signalent les coups des clausules : par définition, on considérera comme tombant sous un coup toutes les voyelles consécutivement battues en fin de vers, en remontant depuis la dernière ou la pénultième. Dans le cas particulier, comme la battue épargne en gros une voyelle sur deux, les clausules ne comptent qu’un seul coup. On les appellera cursives car elles ne ralentissent pas le débit de base. On note que, tant pour la clausule cursive féminine (rose) que pour la masculine (soleil), l’unique coup coïncide avec la DVM.
La figure 6 donne l’exemple de clausules d’un autre type : comme elles s’accompagnent d’un ralentissement du débit, on les qualifiera de ponctuantes. La clausule ponctuante féminine (fillette) se caractérise par deux coups (sur la DVM et la posttonique) ; la ponctuante masculine (noble cœur) par trois coups sur les trois dernières voyelles du vers.
Alors que les clausules cursives sont conformes à la théorie d’un maximum local sur la DVM, les clausules ponctuantes, quant à elles, l’infirment. Mesurés à l’aune de la battue de référence, leurs deux ou trois coups se retrouvent à égalité et il n’est absolument pas garanti que le recours à une battue plus large fasse émerger un tel maximum. Au contraire, il n’est pas exceptionnel que la battue double fasse apparaître la DVM plus « faible » que sa ou ses voisines (Footnote: Dans la chanson C’est la poulette grise, la battue double (à la blanche) suggérée par les mesures de l’édition de Weckerlin met en relief la pénultième des clausules masculines (et non leur DVM) ; décalée d’une noire pour frapper les DVM des vers masculins, elle ferait ressortir les posttoniques des vers féminins au détriment de leur DVM. Voir Jean-Baptiste Weckerlin, Nouvelles chansons et rondes enfantines, p. 7, en ligne sur <http://imslp.org/>. Dans l’ensemble des trois recueils de Weckerlin examinés ci-après, on trouvera au moins une quarantaine de cas de clausules ponctuantes dont la DVM est défavorisée par la battue double, ce qui, eu égard à la brièveté et à la simplicité apparente des pièces, est considérable. Ces exemples prennent en défaut la contrainte EndPromin telle que formulée par F. Dell, Text-to-tune alignment, p. 33.).
Il en ressort que c’est bien le nombre de coups qui est déterminant pour la reconnaissance des divers types de clausules, le maximum local n’étant qu’un critère subsidiaire. S’il y a plus d’un coup, la clausule est ponctuante : trois coups signent alors le genre masculin et deux le genre féminin. S’il n’y a qu’un coup, la clausule est cursive et, dans ce cas seulement, le coup unique désigne la DVM. On peut s’en rendre compte par la figure 7 où la musique des deux premiers vers de Une jeune fillette a été trafiquée pour faire correspondre trois coups au vers féminin et deux coups au vers masculin. Indépendamment de toute battue double, on y perçoit des solécismes.
Deux points ressortent encore de cette analyse. Premièrement, il existe de facto une contrainte de brièveté pour l’antépénultième voyelle des clausules ponctuantes féminines, contrainte qu’on avait déjà rencontrée en analysant les psaumes de Genève du seul point de vue de la durée. En effet, si l’antépénultième est de durée égale à la pénultième, elle générera forcément un troisième coup et la clausule sera ressentie comme masculine ; si elle est au contraire de durée inférieure, la clausule gardera ses deux coups et sera ressentie comme féminine (Footnote: Cette contrainte de brièveté n’a pas été repérée par les auteurs qui ont distingué les deux types de clausules féminines que j’appelle cursive et ponctuante. Ainsi, Vaccaro, Proposition d’analyse, p. 57, qualifie de « masculine » la ponctuante féminine, probablement parce qu’il y ressent la posttonique comme rythmiquement et contrapuntiquement « forte ». On a déja rencontré une allusion à cette soi-disant « masculinité » His, Les odes de Ronsard. Selon Brooks, Ronsard, p. 78, c’est le fait que la pénultième des clausules ponctuantes féminines soit renforcée par un mélisme ou une dissonance (et non la brièveté relative de l’antépénultième) qui garantirait son caractère féminin. À ma connaissance, aucun des auteurs cités n’a identifié la clausule ponctuante masculine (à trois coups).). Deuxièmement, le recours à une battue plus large que la battue de référence ne fournit pas de critère fiable pour statuer sur le genre des clausules. Il est donc probable que les battues larges ne soient pas intériorisées de manière permanente : on l’observe tous les jours lorsque, dans une chanson donnée, la battue double se décale par rapport aux fins de vers sans que personne ne le remarque (Footnote: Voir l’exemple, déjà cité, de C’est la poulette grise ou la première version de Dans les prisons de Nantes, en ligne sur <http://virga.org/ronsardSupplement/>.).
Enfin, les clausules à plus de trois coups existent, mais sont exceptionnelles : on les qualifiera de surponctuantes. De telles clausules pourraient éventuellement traduire le passage momentané à une battue de référence plus large, par rapport à laquelle elles fonctionneraient comme des clausules cursives (Footnote: On trouve par exemple des clausules à cinq coups au début du vaudeville Une brunette ici je voy (Chardavoine 1576 p. 10, 1588 p. 57). La battue de référence de la pièce prise dans son ensemble est la blanche mais, si l’on isolait sa première partie (répétition sur un débit lent des deux vers initiaux), la battue de référence serait la ronde et l’on aurait alors des clausules cursives masculines.).
Pour contrôler la validité et la généralité de cette typologie des clausules (figure 8), le recours à un algorithme est indispensable. Fonctionnant de manière mécanique, autrement dit sans interaction avec l’intuition humaine, cet outil doit pouvoir scruter l’ensemble d’un corpus et en traiter les schémas rythmiques pour reconnaître le type de chaque clausule, avant de comparer son genre avec celui du vers correspondant (Footnote: Sur la base du schéma rythmique d’un chant, l’algorithme détermine successivement sa valeur de référence, sa battue de référence et le type de chacune de ses clausules. Une fiche technique décrivant précisément son fonctionnement est disponible en complément. ).
Parcourant Chardavoine, l’algorithme est capable de classifier toutes les clausules de manière univoque (tableau 3). De plus, les prédictions qu’il fait quant au genre sont confirmées à 100 % par l’examen du texte. Comme, par ailleurs, le lecteur humain de ces pièces n’y détecte aucun solécisme, on peut supposer que, appliqué à ce répertoire, l’algorithme modélise de manière satisfaisante sa grammaire rythmique implicite.
On relève aussi que les deux clausules les plus fréquentes sont la cursive masculine et la ponctuante féminine : les cursives, masculine et féminine, contrastent peu entre elles et la ponctuante masculine, avec ses trois coups, marque un arrêt très important. C’est donc probablement l’opposition entre le coup unique de la cursive masculine et les deux coups de la ponctuante féminine qui offre le meilleur contraste en minimisant la perte de débit.
Le Psautier de Genève passe aussi assez bien le test (tableau 4). L’algorithme (Footnote: Pour ce corpus particulièrement homogène, la battue de référence a été calculée de manière globlale. Une battue uniforme à la ronde a donc été utilisée, qui correspond, à trois exceptions près (ps. 8, 19, 107), à celle qui aurait été calculée séparément pour chaque psaume.) révèle en particulier que ce corpus renonce totalement à la clausule cursive féminine en jouant presque entièrement sur l’opposition entre la seule ponctuante féminine et les deux clausules, cursive et ponctuante, masculines. Il faut probablement interpréter cette simplification comme une stylisation qui peut viser à faciliter le chant de l’assemblée tout en solennisant les psaumes par de fréquents ralentissements. L’algorithme classe comme cursives masculines les clausules qualifiées plus haut d’épicènes. Enfin, ses propositions quant à la qualification en genre des très rares clausules surponctuantes se révèlent aléatoires : le recours à la battue double pour apprécier la « force » relative des syllabes est bel et bien problématique.
La BnF conserve deux importants recueils de pièces monodiques, témoins d’une tradition remontant au xve siècle (Footnote: Le manuscrit de Bayeux (BnF ms. Fr. 9346) et le ms. Fr. 12744. Tous deux sont désormais disponibles en version numérisée sur Gallica (BnF).). Leur contenu est assez hétérogène, mêlant des pièces plutôt mélismatiques qui ressemblent à des parties isolées de chansons polyphoniques avec d’autres, plus syllabiques, qui se rapprochent de la tradition orale. Le placement du texte sous la musique n’est pas toujours évident et peut donner lieu à hésitation ; il faudra donc prendre avec une relative prudence l’analyse livrée par l’algorithme (tableau 5), forcément basée sur l’une d’entre elles et peut-être, de ce fait, biaisée. Il n’en demeure pas moins que les discordances certaines entre le genre de la clausule musicale et celui du vers restent l’exception. On peut donc admettre que la grammaire rythmique formalisée à partir du corpus de Chardavoine était déjà largement en place un siècle plus tôt (et même vraisemblablement au xiiie siècle, si l’on en croit le témoignage du Jeu de Robin et Marion (Footnote: Adam de la Halle, Le Jeu de Robin et Marion. On ne note aucune discordance évidente dans cette œuvre, mais le volume des mélodies est trop petit pour qu’on puisse en tirer des statistiques.)).
Solidement ancrée dans notre oralité primordiale, cette grammaire rythmique pourrait-elle avoir survécu à sept siècles de musique savante ? L’analyse de trois recueils de rondes et chansons collectées au xixe siècle par Weckerlin (Footnote: Jean-Baptiste Weckerlin, Chansons et rondes enfantines des provinces de la France, Chansons et rondes enfantines, Nouvelles chansons et rondes enfantines (on trouve aisément ces recueils en ligne, notamment sur Gallica BnF ou imslp.org). Il existe, dans ces pièces, une très timide tendance à l’apocope du e posttonique en fin de vers, comme dans « Mon âne, mon âne, /A bien mal à la têt’ ». Les rares vers concernés sont considérés, pour l’analyse, comme masculins.) en apporte confirmation, pour un répertoire qui recoupe en bonne partie celui que pouvait encore apprendre un enfant dans la seconde moitié du xxe siècle. Les discordances de genre y sont en effet rarissimes (tableau 6).
Comme on peut le voir, la clausule ponctuante féminine n’est plus aussi surreprésentée que dans les corpus plus anciens : le style s’est un peu allégé. Mais, fondamentalement, il s’agit toujours de la même grammaire rythmique. Cela signifie que le locuteur du xvie siècle avait en gros la même sensibilité de base que celui d’aujourd’hui aux solécismes rythmiques. On s’en souviendra à propos de la polyphonie.
Le schéma rythmique a été obtenu en extrayant de l’air toute information pertinente pour l’analyse de la correspondance voyelles-notes. L’axe chronométrique que comporte ce schéma est-il pour autant essentiel ? Il est certes nécessaire à la classification des clausules mais, dès lors qu’on dispose d’une procédure logique qui remplit cet office, on peut fort bien n’en conserver que le résultat sous forme synthétique, en éliminant le détail des repères chronométriques. Il en résulte, pour décrire chaque vers, une expression associant le dénombrement de ses voyelles et le type de sa clausule, par exemple 4 pm (4 voyelles avec clausule ponctuante masculine) pour le second vers de la figure 7. De même que le passage de l’air au schéma rythmique neutralisait les variantes mineures d’une chanson donnée, cette seconde distillation neutralise des variantes beaucoup plus importantes (Footnote: Par exemple, pour ce qui est du premier vers, celles existant entre la version binaire de Dans les prisons de Nantes popularisée par le groupe Tri Yann et une version ternaire répandue en Suisse romande (cf. transcriptions). ).
Mais on peut aller plus loin encore dans la simplification : le type de la clausule (cursif ou ponctuant) n’est lui-même pas essentiel ; seul son genre l’est. Il peut en effet exister deux variantes de la même chanson dont l’une recourt à la ponctuante là où l’autre recourt à la cursive (Footnote: C’est le cas du premier vers de Dans les prisons de Nantes pour lequel on a une cursive dans la version d’Édith Piaf et une ponctuante dans celle de Tri Yann.). La seule formulation qui neutralise toutes les variantes musicales possibles d’une même chanson est donc une expression associant, pour chaque vers, le dénombrement de ses voyelles à son genre. Autrement dit, l’air recèle en son cœur un concentré d’information qui se révèle en tous points similaire au mètre littéraire (Footnote: Avec Dell, Text-to-tune alignment, p. 66, je pense qu’il n’est pas adéquat de postuler que le texte des chansons de tradition orale est soumis à un mètre littéraire indépendant de leur air, parce que leur air (ou leur schéma mélique) renferme l’équivalent d’un tel mètre. Contrairement à lui, je ne parlerais en revanche pas du mètre littéraire comme d’« un schéma mélique d’un type dégénéré » (sauf à considérer l’eau de vie comme un produit dégénéré du contenu du tonneau).).
Les voix de la polyphonie peuvent être envisagées comme autant de monodies superposées. Toutefois, leur tricotage contrapuntique est lui-même soumis à des contraintes qui peuvent entrer en contradiction avec celles dictées par le texte.
On trouve un exemple de telles contradictions dans ces clausules épicènes, précédemment identifiées dans le Psautier de Genève, et dont la mise en rapport avec une finale de vers féminine est si contre-intuitive. Que deviennent-elles dans les versions polyphoniques les plus simples, celles à quatre voix note contre note composées par Goudimel (Footnote: Claude Goudimel, Œuvres complètes, vol. 9.)? Dans les 17 cas concernés, tout se passe comme si la polyphonie venait « corriger » le solécisme du cantus firmus : aux trois autres voix, on trouve en effet des clausules féminines tout à fait régulières, et qui concordent donc avec le genre du vers, alors que la syncope du cantus firmus trouve sa justification dans le retard contrapuntique qu’elle induit. Il paraît paradoxal qu’une particularité de la voix « première » ne trouve sa justification qu’en conjonction avec des voix réputées « secondes ». Mais ne serait-ce pas justement le signe que certaines mélodies tardives ont pu être conçues primairement à quatre voix avant que n’en soit extrait un cantus firmus orphelin ? Le dogme d’un psautier essentiellement monodique, mis en polyphonie dans un second temps seulement, serait ainsi partiellement remis en question.
S | C | T | B | |
Nature ornant la dame qui devoit | cm | cm | cm | cm |
De sa doulceur forcer les plus rebelles, | cf/pf | cf/pf | pf | pf |
Luy fit present des beaultés les plus belles | pf | pf | pf | pf |
Que des mille ans en espargne elle avoit. | pm/cm | cm/cm/cm | cm/cm | pf/cm |
… | ||||
Du ciel a pene elle estoit descendue, | pf/pf | pf/pf | cf/pf | cf/pf |
Quand je la vi, quand mon ame esperdue | cf | cf | cf | cf |
En devint folle : & d’un si poignant trait, | cm | cm | cm | cm |
Le fier destin l’engrava dans mon ame, | pf | cf | pf | – |
Qui vif ne mort, jamais d’une autre dame | cf | cf | cf | cf |
Emprainct au cœur je n’auray le portraict. | cm/cm | cm/cm | cm/cm | cm/cm |
Le Supplément musical des Amours (Footnote: On en trouve la transcription complète en complément. ) n’est pas volumineux et il sera difficile d’en tirer des statistiques. Mais, dans un tel manifeste, tout cas particulier peut avoir valeur d’exemple. Parmi les compositeurs impliqués, Janequin et Muret livrent une musique sans aspérités rythmiques. Parvenu au soir de sa vie, le premier incarne une tradition que son cadet, aussi débutant que dilettante, ne remettra pas en question. Dans Nature ornant, par exemple (tableau 7), on ne trouve qu’une discordance de genre, isolée à la voix de basse, à la fin du quatrain, la pièce se conformant par ailleurs, pour toutes les clausules de toutes les voix, à la grammaire rythmique usuelle.
En 1552, Goudimel et Certon sont déjà expérimentés, mais ils peuvent encore penser à l’avenir. Le premier a – comme pour démentir Ronsard et son souci du genre des rimes – usé de la même musique pour les deux tercets dissemblables de Quand j’apperçoy, et notamment pour un vers féminin (« […] mais l’amoureux ulcere ») et pour un vers masculin (« […] à tes graces vanter »). À plusieurs reprises, il associe, dans certaines voix, une clausule féminine à un vers masculin. On trouve une irrégularité similaire chez Certon (J’espere & crains) qui, sur un rythme instable, met par deux fois en évidence la pénultième d’un vers masculin, solécisme d’autant plus remarquable qu’il touche toutes les voix et qu’aucune contrainte contrapuntique ne le justifie (figure 9).
L’insistance du procédé rend peu vraisemblable une inadvertance. Quelle peut être sa signification rhétorique ? À Ronsard qui, en 1565 encore, restera fixé sur la mise en musique du genre des rimes, il répond par anticipation que les musiciens de 1552 voient déjà plus loin. Trouver pour chaque rime la bonne clausule n’est plus un enjeu : ils ont commencé à s’interroger sur la mise en musique du vers individuel, conçu comme un énoncé à part entière. C’est peut-être aussi cette amorce de conscience prosodique qui pousse Certon à insister, dans ces deux vers, sur la sixième position qui n’a, métriquement parlant, rien de remarquable mais héberge des monosyllabes importants (« plus » et « veux »). Et, outre un effet de sens sur « retif » et « captif », mots évoquant la rébellion (du musicien contre le poète ?), peut-être annonce-t-il la prosodie qui sera celle des années 1570, et selon laquelle les premières syllabes de ces deux mots seront respectivement longue par nature et longue par position (Footnote: On pense avant tout à l’œuvre de Jean-Antoine de Baïf au sein de l’Académie de poésie et de musique. Voir à ce propos, Bettens, Le dédale des vers mesurés. ).
On trouve un aboutissement possible de cette réflexion en 1576, dans l’Air pour chanter tous sonnets proposé par Caietin. Contrairement au Supplément de 1552 dans lequel chaque musique était conçue pour un sonnet type et réservée à ceux qui en partageaient l’arrangement rimique, on dispose enfin d’un air unique qui peut réellement convenir à n’importe quel poème. La transcription synthétique (Footnote: Une transcription plus diplomatique de cette pièce figure en annexe de celle du Supplément.) de la figure 10 montre que la musique se limite à quatre formules couvrant chacune l’étendue d’un vers et donc, ensemble, celle d’un quatrain, les tercets se contentant des deux premières et de la dernière d’entre elles. À l’exception de celle-ci qui est syllabique, elles disposent d’une corde de récitation qui permet de chanter recto tono autant de syllabes que nécessaire : l’air, appliqué ici à un sonnet en décasyllabes peut donc sans grande modification être adapté à des alexandrins ou à tout autre mètre. Les quatre formules sont authentiquement épicènes : elles prévoient, pour les vers féminins, une note supplémentaire, à l’unisson de la finale. Enfin, pour les sept vers qui, dans l’original, figurent sous la musique, le compositeur a proposé un rythme « flou » qui souligne en grande partie (par des notes longues) les accents toniques des mots principaux. Les chanteurs sont donc invités à en faire autant pour n’importe quel vers, avec pour résultat un effet de parlé-chanté qui, avant la lettre, évoque le récitatif. Le tout relève plus du contrepoint improvisé (ou de ce que les Italiens appellent falsobordone) que de l’écriture musicale.
Il est difficile de savoir si cette pièce hors norme sort de l’imagination de Caietin — elle aurait pu lui être inspirée par ses origines italiennes — ou si elle rend compte d’une technique d’improvisation plus ou moins largement répandue de son temps. Toujours est-il que la faisabilité d’une telle pratique est réelle : un chanteur s’accompagnant au luth, à l’image d’un Mellin Saint-Gelais, ou un groupe de chanteurs entraînés auraient été capables, sans grande difficulté, de la mettre en application en ayant sous les yeux la seule édition littéraire des sonnets et en improvisant leurs propres formules. Par comparaison, les musiques du Supplément de 1552 apparaissent trop écrites pour pouvoir se prêter facilement à une pratique semi-improvisée. On ne voit guère comment des chanteurs auraient pu, sans recopier le tout, opérer les substitutions suggérées, ce qui diminue l’intérêt et compromet la faisabilité de l’exercice.
L’autre aboutissement logique de cette réflexion sur la prosodie, celui qui fut le plus productif et amena un complet changement de paradigme dans la manière d’envisager le lien texte-musique, c’est bien sûr la musique mesurée. Mais il s’agit là d’un tout autre chapitre (Footnote: Voir His, Vers mesurés et « mesure » musicale : ce que disent les répertoires.).
Une première version de cet article a paru dans Olivier Millet et Alice Tacaille, Poésie et musique à la Renaissance, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2015.
Footnotes: