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Une technique d’analyse rythmique du vers français par simulation informatique



Métriques traditionnelles, métricométrie et néo-métriques

Les traditions de poésie littéraire donnent régulièrement naissance à une théorie métrique explicite, ou « officielle », qui émane plus ou moins directement des poètes eux-mêmes, est recueillie dans des traités et peut servir de modèle aux générations suivantes :

Cɇ nous ę́t grand auantagɇ, quɇ notrɇ Languɇ à pris des Vęrs dɇ toutɇs mɇsurɇs, dɇpuis deus silabɇs jusquɇs a douzɇ : qui ę́t unɇ commodite dɇ sɇ pouuoę̀r ebatrɇ an tous g’anrɇs dɇ Poę́mɇs. Excete pourtant, quɇ nous n’an auons point dɇ neuf filabɇs. Les vęrs dɇ deus, sont fort rarɇs, e dɇ bien pɇtit usagɇ : voęre ceus de troęs e dɇ quatrɇ. Ceus de cinq, ont commancɇmant dɇ gracɇ, pour fęrɇ chosɇs courantɇs. Ceus dɇ sis, sɇ mętɇt commodɇmant es Odɇs, principalɇmant, quand cɇ sont chosɇs guęɇs. I’i è decrit mon Roßignol. Dɇ sęt e d’huit, sont fort frequans : e capablɇs de l’Odɇ serieusɇ. Restɇt les Decaßilabɇs e Dodecaßilabɇs : c’ę́t a dirɇ dɇ dis e dɇ douzɇ […] Ces deus dęrniers g’anrɇs dɇ vęrs Françoęs (pour n’omętrɇ les chosɇs mɇnuɇs) sont ceus qui ont Cesurɇ : Car tous les autrɇs n’an ont point. La Cesurɇ du Decassilabɇ est an la quatriémɇ silabɇ : Commɇ, Qui au conseilh des malins n’à etè : La Cesurɇ ę́t sus la dęrnierɇ dɇ conseilh. Cęlɇ du Dodecassilabɇ ę́t an la siziéme : Commɇ an cɇ vęrs de Ronsard, Quand cɇ bravɇ Ampereur, qui sɇ donnɇ an song’ant : La Cesurɇ ę́t sus la dęrnierɇ d’Ampereur : E an chacun la Cesurɇ fę̀t la fin d’un mot. Que si la Cesurɇ ę́t femininɇ ou surcroęssantɇ : lɇ mot suiuant commancɇra par voyęle1.

Dans son Art poétique, Peletier du Mans compile par exemple, en usant de la graphie phonétisante qu’il a lui-même conçue, tout ce que, selon son point de vue, il faut savoir sur la structure du vers français. On aurait tort de faire la fine bouche : l’essentiel y figure, notamment le principe du syllabisme, ainsi qu’une description assez fine des vers composés et de leur césure. Même s’ils sont souvent peu méthodiques, les traités comme celui-ci n’en explicitent pas moins certains aspects du projet des poètes et, à ce titre, restent des outils de compréhension irremplaçables et des objets d’étude importants.

Avec le temps, une distance peut s’installer entre les concepts d’une métrique traditionnelle, susceptible de se figer en devenant « classique », et les « sciences du langage » qui, dans une dynamique de « progrès », exigent toujours plus de formalisme et d’abstraction. Pour rester dans le domaine de la métrique du français, on a pu remarquer que le concept de « syllabe » était encombrant et pouvait souvent être remplacé par celui de « voyelle ». On a pu, également, affiner la réflexion sur la mesure du vers, la place qu’y tient (ou pas) l’accent tonique, mieux définir la césure, comprendre son évolution au cours de l’histoire. La métrique est devenue métricométrie2.

Parallèlement sont apparues des néo-métriques qui, aspirant à l’universalité et au formalisme le plus abstrait, font table rase des métriques traditionnelles. C’est ainsi que les concepteurs de l’un des plus récents avatars de la métrique dite « générative » proposent de décrire les mètres de toutes sortes de langues au moyen d’une grille3 (tableau 1).

À tra- vers mes son- ges sans nom- bre
)x x) x x) x x) x x) x 0
)x x) x x) 1
)x x) 2
x 3

Tableau 1. Grille métrique selon Fabb & Halle, 2009

Dans le cas de l’octosyllabe français, une telle grille se construit en quatre étapes (de 0 à 3) en groupant successivement par deux, au moyen de parenthèses, les syllabes d’un vers prétexte (tout octosyllabe français donnerait lieu à la même grille) et en ne retenant, pour l’étape suivante, qu’une syllabe de chaque groupe ; l’exercice s’arrête de lui-même lorsqu’il n’y a plus rien à grouper. Après en avoir mis en grille un petit nombre, les auteurs arrivent à la conclusion « saisissante » que « tous les mètres français sont essentiellement iambiques4 ».

Si cette affirmation est absurde, ce n’est pas parce qu’elle dote le vers français d’un rythme sous-jacent abstrait et inofficiel, mais bien parce qu’elle présente comme un résultat ce qui n’est en fait qu’un postulat de départ. De même qu’on aura de la peine à pêcher un saumon dans un vivier qu’on a préalablement rempli de truites, les auteurs, en décidant arbitrairement de construire des « pieds » de deux syllabes dont la seconde est arbitrairement traitée comme « forte », se condamnent eux-mêmes à ne pêcher que des iambes. En modifiant légèrement leurs règles, ils auraient pu parvenir à la conclusion, tout aussi irréfutable5, que le vers français est « essentiellement trochaïque » ou « essentiellement anapestique ».

Car, et c’est bien là que le bât blesse, à aucun moment ils n’ouvrent la voie à une stratégie expérimentale qui aurait pour but d’attaquer, de réfuter leur postulat de base et qui, par là même, lui conférerait une valeur scientifique ; faute de cela, il demeure, à côté de beaucoup d’autres postulats possibles, une assertion gratuite.

N’étant pas non plus sujette à réfutation, la prétention des auteurs selon laquelle leur théorie « modélise la capacité qui nous permet de juger qu’un vers a le bon nombre de syllabes6 » devrait susciter la même prudence. Préalablement à toute expérimentation, on objecte que la construction d’une grille métrique, qui paraît assez triviale lorsqu’elle peut profiter des deux dimensions de la page et de la permanence de l’écrit tout en échappant à la contrainte du temps réel, pourrait s’avérer hors de portée du cerveau d’un auditeur moyen, astreint qu’il se verrait à balayer plusieurs fois de suite, au besoin dans les deux sens, la trace mnésique fugitive d’un vers alors même qu’il est déjà en train d’analyser le suivant en tentant de décrypter une métaphore ou une syllepse. On peut douter aussi que le fait de « juger qu’un vers a le bon nombre de syllabes » fasse partie des procédures mises en œuvre en continu lors de la réception d’un poème : en principe, les bons poètes et les bons imprimeurs produisent de bons vers qu’il n’est pas nécessaire de contrôler. Et lorsque que le récitant ou l’auditeur bute sur un vers délicat, on voit bien souvent collégiens et métriciens confondus se mettre à compter sur leurs doigts, ce qui semble bien indiquer que le cerveau moyen ne peut se passer du concours très concret de la main pour, en dernier recours, effectuer la vérification.

Quels que soient ses défauts, la néo-métrique de Fabb & Halle conserve le mérite d’interroger la métrique syllabique traditionnelle : en définissant, par exemple, l’octosyllabe, celle-ci nous dit-elle vraiment tout sur le rythme des vers concernés ? Se pourrait-il, au contraire que, parmi la multitude de rythmes que permet la combinatoire au sein d’une suite de huit syllabes, certains soient, très concrètement mais hors des canons de la métrique traditionnelle, privilégiés par tel ou tel poète ? Cette question vaut certainement la peine d’être posée.

Vers une étude expérimentale du rythme poétique

L’approche présentée ici prend pour objet la production poétique littéraire et vise à mettre à l’épreuve de l’expérience des hypothèses réfutables en comparant, non pas des vers isolés mais des corpus de vers, à des modèles prédictifs élaborés avec l’aide de l’ordinateur par une technique de simulation qui est analogue à celle qu’appliquent les météorologues pour leurs prévisions.

Il ne saurait bien sûr être question de simuler l’activité du poète dans son ensemble, en visant à générer des poèmes bien formés sous tous leurs aspects. Notre capacité à modéliser la langue, sa syntaxe, sa sémantique est encore bien trop rudimentaire pour cela. En créant des conditions de laboratoire, on cherchera au contraire à isoler les seuls aspects rythmiques. L’ordinateur apprendra à construire et à manipuler des « objets rythmés » sans pour autant chercher à savoir s’ils ont un sens ou s’ils sont grammaticalement bien formés.

Dans son travail de pionnier publié en 1987, Gasparov proposait déjà de « comparer les rythmes d’un poète non pas avec les rythmes d’un autre poète mais avec le rythme naturel d’une langue donnée7 ».

Il avait même conçu deux modèles distincts mettant en œuvre deux méthodes différentes :

Dans le premier cas, la recherche, se faisant à la main, était fastidieuse et comportait un gros risque d’oublis ou d’erreurs. Dans le second cas, il était nécessaire de simplifier considérablement la réalité pour pouvoir poser des calculs humainement réalisables. Alors que l’avancée méthodologique était immense, les résultats produits en 1987 étaient décevants, faute d’outils informatiques appropriés. La réalité est différente en 2014 (tableau 2).

1987 2014
Modèle fondé sur la prose
speech model
vers fortuits
(recherche manuelle)
vers fortuits
(recherche automatisée)
Modèle fondé sur la langue
language model
calcul des probabilités simulation informatique

Tableau 2. Les deux modèles de Gasparov

Des outils tout-terrain

Une condition préalable à toute étude informatisée sur le rythme poétique est que l’ordinateur soit rendu capable de parcourir de grandes quantités de poèmes, d’en individualiser les vers, de syllaber ces derniers, de localiser les accents toniques (ou d’autres caractéristiques utiles à l’analyse rythmique) et de produire des données statistiques. La syllabation et le repérage des accents toniques posent des problèmes assez délicats. Déjà, l’orthographe standardisée n’est guère cohérente et pas toujours explicite ; si l’on désire en plus travailler sur des textes anciens dont la graphie n’a pas été modernisée, on rend l’entreprise plus difficile encore. On oscille alors entre deux attitudes opposées :

Le juste milieu consiste à faire faire le gros du travail par l’ordinateur tout en désambiguïsant la graphie des textes par quelques annotations légères :

Contènt de°son°*hymen, vaisseaux, armes, soldats,

Ma°foi lui°promit tout, et rien à°Ménélas.

Qu’il°poursuive, s’il°veut, son°épouse enlevé=e,

Qu’il°cherche une°victoire à°mon°sang réservé=e :

Je°ne°connais Pri=am, *Hélène, ni Pâris ;

Comme on le voit dans ces quelques vers de Racine, les annotations sont de quatre types :

Les trois premiers sont simples et peuvent être rendus semi-automatiques au moyen d’outils interactifs : l’annotation d’un volume de texte équivalent à une tragédie classique ne prend alors que quelques minutes. Le quatrième est plus complexe car il implique un certain degré de reconnaissance morpho-syntaxique. À ce jour, il est réalisé à la main en un temps acceptable8.

En parcourant des corpus ainsi annotés, l’ordinateur sera directement capable de produire des statistiques ayant trait au rythme : distribution des frontières de mots, des syllabes féminines et surtout des accents toniques. On admet en effet que l’accent tonique, qui frappe par définition la dernière syllabe non féminine de chaque groupe, représente, en français, le marqueur rythmique le plus pertinent9.

Hypothèse nulle et modèles

L’hypothèse nulle pose que le principe du syllabisme, tel qu’on le trouve formulé dans tous les traités de métrique, décrit de manière complète le rythme du vers français. On peut la formuler un peu différemment : au sein d’un ensemble de vers correctement formés — par exemple des octosyllabes10 — on s’attend à ce que les accents toniques se répartissent au hasard.

Pour tester cette hypothèse, on cherchera à élaborer un modèle plausible de l’activité poétique : plus précisément, on demandera à l’ordinateur de fournir des « néocorpus » de pseudo-vers, métriquement conformes mais produits en faisant jouer les lois du hasard. Ce modèle sera ensuite confronté à des corpus de vers réels. Dans le cas où des vers réels ne se distinguent pas du modèle, l’hypothèse nulle est confortée. Dans le cas contraire, on admet que le poète, de manière consciente ou inconsciente, force le hasard pour imprimer à ses vers un effet de rythme. L’hypothèse nulle est alors réfutée.

Les graphiques des figures 1 et 2 représentent des profils accentuels de corpus : en abscisse, on trouve les huit positions de l’octosyllabe et, en ordonnée, le taux de syllabes accentuées (de 0 à 100 %;) correspondant. Du fait que la métrique traditionnelle en bannit les syllabes féminines (ou posttoniques), la dernière position d’un profil accueille forcément, en français, 100 %; de syllabes accentuées.

Premier modèle : des vers fortuits dans la prose

Dans la mesure où elle consiste à imiter une activité humaine complexe11, la construction d’un modèle ne peut se faire que par essais et erreurs. On tentera tout d’abord de mettre en œuvre le premier de ceux proposés par Gasparov, celui qui repose sur la recherche de vers fortuits. On demandera donc à l’ordinateur de parcourir des textes en prose annotés (selon la méthode exposée ci-dessus) et de retenir tous les segments de huit syllabes bornés par deux frontières de groupes accentuels (autrement dit deux espaces).

La figure 1 a) montre un faisceau de huit profils accentuels obtenus à partir d’autant de néocorpus de vers fortuits issus de textes en prose des xvie et xviie siècles12. La dispersion est relativement faible et il est facile de faire de ce faisceau un modèle en calculant une courbe moyenne et des intervalles de confiance13 qui traduisent la variation liée au choix du corpus source.

modèle d'octosyllabe
Figure 1. Élaboration d’un modèle d’octosyllabe

C’est cette première version du modèle (1.1) que montre la figure 1 b) ; dans la figure 1 c), on le voit confronté à un étalon (trait plein), constitué en prenant la moyenne de onze corpus d’octosyllabes réels des xvie et xviie siècles (23 792 vers). Au vu des écarts constatés, on serait tenté d’affirmer que le rythme des vers est massivement différent de celui de la prose. Il est plus vraisemblable que, à ce stade, le modèle soit encore trop approximatif pour être utilisable. On remarque en particulier que la position pénultième (7) est beaucoup moins fournie en accents dans les vers réels (8 %;) que dans les vers fortuits (19 %;). Comment expliquer cette différence ? Un accent sur la syllabe pénultième d’un énoncé implique que la dernière est occupée par un monosyllabe. Les poètes se seraient-ils astreints — règle qui ne figure pourtant dans aucun traité de métrique — à éviter les monosyllabes à la rime ?

Il faut examiner de plus près les néocorpus pour trouver un élément de réponse. On y rencontre en effet, plus souvent qu’à leur tour, des pseudo-vers du type :

ru=ïne : j’ay le°coeur bon, si

selon qu’elle°s’est montre=e ou

ou bonasse, ou ennemi=e : et

qui se terminent par un mot grammatical monosyllabique ne figurant pas parmi les clitiques répertoriés. Il semble donc bien que, dans le monde réel, certaines frontières de groupes accentuels soient, du point de vue de la syntaxe, trop faibles pour fonctionner comme frontières de vers. On en a la confirmation si l’on modifie les critères de recherche des vers fortuits en demandant à l’ordinateur de ne retenir que ceux qui, dans les textes en prose parcourus, se terminent par une marque de ponctuation forte (plus forte qu’une virgule) et ont donc les meilleures chances de coïncider avec la fin d’un syntagme.

On voit que le taux d’accents en position 7 du modèle ainsi retouché (1.2, figure 1 d) concorde maintenant avec celui des vers réels. Ainsi peut-on conclure que la faible occurrence de monosyllabes finaux n’est pas une caractéristique du vers français : c’est le syntagme en général (que ce soit en prose ou en vers) qui présente une telle polarité. On remarque aussi que la contrainte supplémentaire imposée à l’ordinateur a considérablement diminué la récolte de pseudo-vers : on n’en a plus qu’environ 2 000 dans la version 1.2 alors qu’il y en avait plus de 33 000 dans la version 1.1 qui ne tenait pas compte de la ponctuation. Cela se traduit, sur le graphique, par une augmentation nette des marges de tolérance. Si l’on voulait rétablir la précision du modèle 1.1, il faudrait multiplier par quinze le volume de prose à traiter (et donc à annoter), d’où une perte considérable de rendement.

Le modèle, même s’il semble s’être maintenant rapproché de l’étalon, donne, globalement, des taux d’accents nettement moins élevés que lui. Il apparaît en effet que les longs groupes accentuels (et donc les longs mots) sont moins fréquents dans la langue poétique (en moyenne 3,5 accents par vers) que dans la prose (seulement 3,1 accents par pseudo-vers dans le modèle 1.2) : on pourrait dire que, de manière générale, le style versifié est, d’un point de vue rythmique, diffusément plus « dru » que le style prosaïque. Mais on voit mal comment il serait possible de corriger le modèle pour tenir compte de ce paramètre. Pour ces deux raisons (perte de rendement et mauvaise paramétrabilité), il semble qu’on ait atteint les limites du premier modèle de Gasparov.

Second modèle : des probabilités au vers aléatoire

Si l’on veut connaître ses chances d’obtenir cinq en lançant deux dés, on a le choix entre deux méthodes :

Lorsque les cas sont peu nombreux, la première méthode est de loin la plus efficace. Mais que se passera-t-il si l’on veut connaître ses chances d’obtenir, mettons, entre 128 et 312 en lançant cent dés ? Le nombre de cas à envisager est alors si énorme que le calcul des probabilités devient extrêmement fastidieux. Si, de plus, il existe un moyen de s’abstraire des contraintes matérielles du lancer de dés en demandant à l’ordinateur de le simuler à la vitesse de l’éclair, l’avantage de la seconde méthode sur le calcul des probabilités devient écrasant.

Mis ensemble, les huit textes en prose des xvie et xviie siècles précédemment annotés constituent un échantillon fort d’environ 90 000 groupes accentuels, qui peuvent fonctionner comme autant de briques de langue. Pour construire un octosyllabe aléatoire, il suffit de tirer au sort plusieurs de ces briques et de les mettre bout à bout. Lorsque la chaîne obtenue atteint huit syllabes au moins, on contrôle si elle est conforme aux règles qui ont été définies au départ. Si c’est le cas, on la verse dans un néocorpus de vers aléatoires. Si cela n’est pas le cas, on la rejette. On répète ensuite l’opération autant que nécessaire.

La figure 1 e) représente le modèle 1.1 comparé à un néocorpus non paramétré de 2 000 octosyllabes aléatoires (trait plein) qui, comme on le voit, s’y inscrit parfaitement. Il est donc raisonnable d’admettre que les deux activités consistant à rechercher des vers fortuits dans la prose et à générer des vers aléatoires sur la base d’un échantillon de langue sont, en pratique, équivalentes. Comme, dans le pemier cas, on collecte des chaînes sémantiquement et syntaxiquement cohérentes alors que, dans le second, on constitue des chaînes qui n’ont d’autre contrainte de cohérence que celle de groupes accentuels minimaux, on peut poser que, hormis celle de polarité du syntagme précédemment mise en évidence, il n’existe pas, dans la prose, de contrainte rythmique qui soit spécifiquement liée à la sémantique et à la syntaxe. Il ne demeure donc aucune raison de préférer le premier modèle de Gasparov au second.

Un avantage supplémentaire de la génération aléatoire est qu’elle est paramétrable. En plus des règles invariables qui reprennent celles de la métrique traditionnelle, on pourra donner à l’ordinateur des consignes variables, par exemple en définissant des cibles : si on lui demande de « viser » 3,5 accents par vers, l’ordinateur, chaque fois qu’il tire au sort un octosyllabe correctement formé, se demandera si son ajout au néocorpus en constitution rapproche ou éloigne ce dernier de la cible. Le pseudo-vers ne sera conservé que dans ce premier cas. Par conséquent, le néocorpus, au fur et à mesure qu’il s’enrichira, tendra vers la cible.

Osons une analogie : sous ses aspects rythmiques, la composition d’un vers peut être comparée au geste consistant à lancer une balle en direction d’un mur. Si la balle atteint le mur, on dira que le lancer est conforme (comme on qualifiera de « métrique » un vers correctement formé). Si la même personne, douée d’une certaine habileté, atteint mille fois le mur, la balle n’aura pas pour autant suivi mille fois exactement la même trajectoire (de même, tous les vers conformes, n’ont pas exactement le même profil accentuel) et les points d’impact sur le mur formeront un nuage. De plus, chaque fois qu’on changera de lanceur, on observera, sur le mur, un nuage de points légèrement différent et, donc, à la fin, un nuage de nuages. On peut qualifier d’intrinsèque cette variation, qui correspond à celle qu’on trouve entre les divers échantillons qui sont à la base du modèle 1.1.

Mais on a, pour l’instant, raisonné comme si les lancers avaient lieu sous cloche. Autrement dit, on n’a pas tenu compte des conditions atmosphériques : de la vitesse (ou de la direction) du vent, de l’humidité de l’air, paramètres que le lanceur ne contrôle pas, et qui vont augmenter la dispersion des points et des nuages. Cette variation, qu’on qualifiera d’extrinsèque, pourrait correspondre au contexte dans lequel l’activité poétique s’exerce : style plus ou moins libre, registre lexical impliquant plus ou moins de longs mots savants, etc. Elle se traduira par des profils légèrement différents en termes de taux accents sur la pénultième (entre les onze corpus de vers réels qui constituent l’étalon, il varie par exemple à peu près de 4 à 11 %;) ou de nombre d’accents par vers (entre les mêmes corpus, il varie de 3,4 à 3,8).

En jouant avec le paramétrage, il est possible de simuler de telles variations. Si des corpus de vers correctement formés présentaient des valeurs qui les outrepassent, il faudrait conclure à l’existence d’un effet de rythme ; on le comparerait à ce mouvement de rotation qu’un habile lanceur est capable d’imprimer à ses balles (ne parle-t-on pas justement d’« effet de balle » ?) de manière à leur donner une trajectoire qui, pour les observateurs externes, semble défier les lois de la physique.

La figure 1 f) montre un faisceau de néocorpus d’octosyllabes, comptant chacun 2 000 vers aléatoires, obtenus en faisant varier divers paramètres dans les limites de ce qui s’observe d’ordinaire pour des corpus de vers réels14.

La variation extrinsèque est, on le voit, responsable d’une plus grande dispersion que la variation intrinsèque. On peut maintenant transformer ce faisceau en un modèle associant la moyenne des néocorpus à des marges de tolérance qui additionneront la variation extrinsèque15 à la variation intrinsèque déjà déterminée pour le modèle 1.116. C’est cette version 2.1 (figure 1 g), qu’on retiendra finalement comme modèle rythmique de l’octosyllabe classique (ci-après Octo16-17). Il s’agit, pour résumer, d’un modèle aléatoire adapté à la réalité, l’adaptation consistant à recréer la polarité du syntagme et à maintenir le nombre moyen d’accents par vers au niveau qu’il a dans les corpus réels. Comme le montre la figure 1 h), l’étalon est cette fois-ci complètement englobé par le modèle, ce qui aurait pu ne pas se produire, mais ne devrait pas non plus surprendre pour les raisons suivantes :

Un modèle à l’épreuve de la réalité

Les conditions sont maintenant réunies pour qu’un modèle (Octo16-17), et donc l’hypothèse nulle qu’il représente, soit mis à l’épreuve de la réalité. Parmi les onze corpus utilisés pour constituer l’étalon, sept17 s’inscrivent complètement dans le modèle (figure 2 a). Le fait que quatre d’entre eux émanent de poètes majeurs appartenant à la Pléiade, mouvement qui fonde notre classicisme, permet d’affirmer qu’aucun effet de rythme n’est indispensable à l’octosyllabe français : les exigences de la métrique en matière de syllabisme suffisent pour caractériser ce vers. Sous cette forme modérée, l’hypothèse nulle se voit donc confortée.

modèle/réalité
Figure 2. Le modèle Octo16-17 confronté à la réalité

Une formulation plus forte de l’hypothèse nulle, qui affirmerait qu’aucun effet de rythme n’est possible (ou admissible) pour l’octosyllabe français, se trouve d’ores et déjà réfutée par quatre des corpus de l’étalon, et notamment par les vers de Clément Marot (figure 2 b), qui montrent, tout comme beaucoup de corpus médiévaux18, une nette préférence pour la position 4.

Au xviie siècle, à côté de corpus conformes au modèle, on en trouve qui s’en écartent de diverses manières. On note, en particulier :

Un modèle de la distribution des syllabes féminines

La distribution des accents toniques n’est pas la seule caractéristique rythmique qu’il soit possible de modéliser. On peut aussi, par exemple, s’intéresser à celle des syllabes féminines, dont on s’attend à ce qu’elles fournissent une espèce d’image en creux de l’accentuation. La question a, en particulier, été étudiée par Purnelle19 sur des octosyllabes des xixe et xxe siècles. La figure 3 a) montre les prévisions d’Octo16-17 en matière de distribution des syllabes féminines. Les règles de la métrique traditionnelle interdisent les syllabes féminines tant en première qu’en dernière position ; entre ces deux minima imposés, le modèle prévoit un tracé arciforme.

Jusqu’au xvie siècle, il ne se passe pas grand chose sur ce front. Par exemple, le pic accentuel très important en position 4 chez Marie de France (figure 3 b) ne s’accompagne pas même d’un frémissement sur la courbe des syllabes féminines. Les choses deviennent intéressantes avec Malherbe (figure 3 c), chez qui le déficit d’accents en position 6 concorde avec un pic de syllabes féminines. Peut-être est-on en présence d’une stratégie, consciente ou inconsciente, visant à résister à l’attrait de la position 4 comme appui rythmique secondaire en privilégiant la coupe féminine en position 5. Chez Viau, par contre, le déficit d’accents en position 5 n’a pas de conséquence nette sur les taux de syllabes féminines. On est donc en présence de deux effets fort différents, mais qui apportent tous deux une touche d’asymétrie qui était absente aussi bien de l’octosyllabe « plat » de la Renaissance que de l’octosyllabe « avec repos à mi-chemin » du Moyen Âge. Chez La Fontaine (figure 3 d), l’« élan accentuel » vers la position 4 s’accompagne d’un net déficit de syllabes féminines en position 3.

syllabes féminines
Figure 3. Modéliser la distribution des syllabes féminines

Il est tentant de confronter l’octosyllabe des xixe et xxe siècles, tel que l’a analysé Purnelle, au modèle d’octosyllabe classique Octo16-17. Cet auteur, qui examine la production de seize poètes, prend comme référence un étalon constitué par la moyenne de l’ensemble : il n’y a donc pas à proprement parler de modèle. Cette technique peut donner de bons résultats si — ce que, a priori, on ne peut pas savoir — l’étalon est, comme c’est le cas pour l’octosyllabe classique, proche du modèle. Elle passerait par contre à côté d’un effet de rythme qui serait commun à tous les poètes, puisque, dans ce cas, on ne mesurerait aucun écart à la moyenne. D’autre part, lorsqu’elle met en évidence un écart à la moyenne, elle permet de déterminer s’il est statistiquement significatif, mais pas s’il résulte d’une réelle intention rythmique du poète, ou pourrait être attribué à cette variation extrinsèque dont il est question plus haut.

Purnelle est parti d’une « intuition iambique », autrement dit d’une tendance personnelle à rythmer les octosyllabes en appuyant sur les syllabes paires. Il se demande si une telle intuition pourrait être partagée par les poètes et, plus précisément, si certains d’entre eux seraient allés jusqu’à éviter de faire coïncider les syllabes féminines (ou posttoniques) avec les positions paires de l’octosyllabe. Il ne pose pas de manière directe la question, forcément liée, de la distribution des accents toniques. Ses résultats sont contradictoires : chez certains poètes, les syllabes féminines semblent, conformément à l’intuition de départ, fuir les positions paires et, chez d’autres, s’y concentrer.

On a repris ici les trois poètes les plus « iambiques » (Supervielle, Maeterlinck, Éluard) et les trois poètes les plus « anti-iambiques » (Mallarmé, Toulet, Valéry) en essayant de reconstituer approximativement les échantillons de Purnelle. Leur effectif va de 600 à 2 000 vers ; le taux d’accents toniques en position 7 varie de 6 à 10 %; et le nombre moyen d’accents par vers de 3,3 à 3,7, ce en quoi ils ne se distinguent en rien des octosyllabes classiques. La figure 4 montre, à gauche, leur profil accentuel et, à droite, la distribution de leurs syllabes féminines.

On observe tout d’abord que les poètes « anti-iambiques » ne le sont en fait pas : Toulet et Mallarmé (figure 4 a et b) produisent un octosyllabe qui, pour les deux caractéristiques examinées, sont rigoureusement conformes au modèle. Chez le second, par exemple, Purnelle mesure un déficit significatif de syllabes féminines en position 5. On voit ici que, au contraire, la valeur mesurée correspond rigoureusement à la valeur prédite. Pourtant, les résultats de Purnelle sont parfaitement exacts ; c’est son étalon qui est faussé, le taux moyen de syllabes féminines en position 5 y étant tiré vers le haut par certains poètes « iambiques ». Chez Valéry (figure 4 c), le tableau est plus complexe (mais la petite taille de l’échantillon incite à la prudence). Alors que le profil accentuel est assez plat, avec, peut-être, une très légère tendance à favoriser la position 4, la distribution des syllabes féminines combine un possible léger déficit en position 3 avec un très net surcroît aux positions 5 et 6 (écarts qui, d’un point de vue « iambique », devraient donc s’annuler). Le tout pourrait témoigner d’une tendance rythmiquement neutre à favoriser la coupe féminine dans la seconde moitié du vers.

accents toniques et syllabes féminines
Figure 4 . Poètes des xixe et xxe siècles : accents toniques et syllabes féminines

Chez les trois poètes « iambiques », on observe concomitamment un surcroît d’accents toniques en position 4 — à la marge supérieure du modèle pour Supervielle (figure 4 d) et Maeterlinck (figure 4 e), massif pour Éluard (figure 4 f) — et une tendance, très nette dans les trois cas, à favoriser les syllabes féminines en position 5. Le cas d’Éluard est particulièrement intéressant : du point de vue accentuel, son vers fortement rythmé en 4-4 est proche d’un octosyllabe médiéval comme celui de Marie de France mais, contrairement à lui, favorise massivement la coupe féminine en position 4, comme s’il était soucieux de bien marquer la différence entre cette coupe particulière et une césure qui, si elle existait, interdirait la coupe féminine (sans élision) sur cette position. Même dans ce cas particulièrement démonstratif, rien ne permet d’interpréter la pratique du poète comme un effet visant, de manière générale, à éviter de placer les syllabes féminines en position paire.

Dieu, le poète et le jeu de dés

Un modèle n’est pas la réalité. C’est une « mécanique » qui simule certains aspects de la réalité, ce qui lui donne une valeur descriptive et prédictive. Un modèle n’est jamais définitif, il peut, il doit continuellement être amélioré par une confrontation itérative avec la réalité qu’il décrit. L’hypothèse fondamentale d’un modèle météorologique, c’est que Dieu, en la matière, se borne à jouer aux dés. Si des événements aussi catastrophiques que les cyclones surviennent dans un monde où s’appliquent les seules lois de la physique, alors un modèle adéquat devra permettre de les décrire et de les prévoir sans qu’il soit nécessaire d’invoquer la colère divine.

Au sein de l’espace infime de sa propre création, le poète dispose d’une marge d’action que le dieu de la météo se refuse à lui-même : il peut choisir arbitrairement les mots et les rythmes. Un modèle rythmique repose sur le postulat que le poète, en la matière, joue aux dés. Comme on l’a vu, de nombreux corpus d’octosyllabes français confortent ce postulat, alors que d’autres le réfutent, mettant en évidence des effets de rythme qui ne peuvent être attribués qu’à la « fureur » du poète. Sans le recours à un modèle, il serait impossible de départager ces deux cas. Toute étude rythmique sur le vers devrait donc désormais s’attacher à construire ses propres modèles.


Une première version de cet article a paru dans Véronique Magri-Mourgues et Gérald Purnelle, Modèles et nombres en poésie, Paris, Champion, 2017.

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Notes

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  1. Peletier, Art poëtique, p. 56-58.

  2. On se réfère bien sûr aux travaux de Benoît de Cornulier dont plusieurs sont disponibles en ligne.

  3. Nigel Fabb et Morris Halle Pairs and triplets : A theory of metrical verse. Cet article se limite aux langues et métriques anglaise et française, mais la même théorie se trouve appliquée à un plus grand nombre de langues dans Meter in Poetry.

  4. « Perhaps the most striking result of our studies of French poetry is that all French meters are basically iambic ». Fabb & Halle, Pairs and triplets, p. 181.

  5. Au sens poppérien du terme.

  6. « These rules model the cognitive ability which enables us to judge that a line has the right number of syllables ». Fabb & Halle, Pairs and triplets, p. 173. L’année précédente (si l’on en juge d’après les dates de publication), les mêmes auteurs faisaient preuve de plus de retenue : « The metrical grids present one way in which the well-formedness of lines might be determined. We have not shown that this is the way that poets and readers do it, nor have we shown that this is the only logically possible way in which this can be done ». Fabb & Halle, Meter in Poetry, p. 9. Une autre incohérence de l’approche est qu’il faut savoir à l’avance qu’un vers est un octo- ou un décasyllabe pour pouvoir déterminer quelles règles permettront de juger qu’il a le bon nombre de syllabes.

  7. « to compare a poet’s rhythm not with the rhythm of another poet but with the natural rhythm of a given language ». Gasparov, A Probability Model of Verse.

  8. Sur la base d’une liste de clitiques quasiment identique à celle fournie par Cornulier, Théorie du vers, p. 139.

  9. C’est aussi celui que retient Valérie Beaudouin, Mètre et Rythme du vers classique, après avoir examiné diverses alternatives.

  10. Dans cet article, on se bornera à illustrer la méthode par un modèle d’octosyllabe classique, mais on la trouvera aussi ici appliquée à l’alexandrin classique (Récitatif et diction théâtrale) et aux vers mesurés à l’antique de J.-A. de Baïf (Octoysllabes, vers mesurés et effets de rythmes).

  11. L’imitation (ou la simulation) porte, très pragmatiquement, sur le résultat et non sur des processus cognitifs qui restent, à l’heure actuelle, largement inaccessibles à la connaissance.

  12. Une liste détaillée des textes utilisés figure en annexe.

  13. Ils sont calculés à plus ou moins deux écarts-types des fréquences obtenues, à chaque position, pour les huit néocorpus.

  14. Plus précisément, dix-huit néocorpus ont été obtenus en faisant varier graduellement le taux d’accents sur la pénultième syllabe entre 5 et 11 %;. Pour compenser l’exclusion relative des monosyllabes en fin de vers, on a fait jouer alternativement deux autres paramètres, l’un visant à favoriser les monosyllabes en début de vers (en faisant varier le taux d’accents en première syllabe de 31 à 41 %;) et l’autre en fixant à la hausse le nombre global d’accents par vers (entre 3,35 et 3,75). Deux néocorpus ont par ailleurs été obtenus en ne retenant que les pseudo-vers terminés par un groupe accentuel suivi, dans le texte d’origine, d’une marque de ponctuation (quelconque ou forte).

  15. On la calcule à plus ou moins deux écarts-types des valeurs obtenues, à chaque position, pour les vingt néocorpus.

  16. Qui correspond à peu près à celle qu’on aurait pu obtenir si, pour chaque néocorpus, on était parti d’un échantillon de langue différent.

  17. Ronsard, Du Bellay, Jodelle, Baïf, Guédron-Boësset, Bacilly-Lambert, Quinault.

  18. Voir Bettens, Octosyllabes, vers mesurés et effets de rythmes. On ne saurait pour autant de parler d’« iambicité » dans la mesure ou les positions 2 et 6 n’y sont pas favorisées.

  19. Gérald Purnelle, La place de l’e post-tonique muet dans l’octosyllabe de quelques poètes.