La poésie antique gréco-latine présente une caractéristique unique : elle recèle son propre rythme musical, entièrement déterminé par les mots qui la composent, eux-mêmes constitués de syllabes reconnues comme intrinsèquement longues ou brèves. Elle ne pouvait donc que fasciner les humanistes de la Renaissance qui cultivaient l’idéal néoplatonicien d’une union de la poésie et de la musique. En France — et peut-être dans toute l’Europe — c’est Jean-Antoine de Baïf (1532-1589) qui s’engagea le plus avant dans la démarche visant à créer, sur le modèle antique, une telle poésie mesurée (Footnote: Par opposition à la poésie française traditionnelle dont les syllabes ne sont que comptées, indépendamment de toute notion de longueur ou de brièveté.) en langue vernaculaire. Mais, en dépit de l’immense ténacité dont il fit preuve, son œuvre en vers mesurés (Footnote: La quasi-totalité de ces vers figurent dans deux recueils, les Étrénes et le ms. fr. 19140 de la BNF, autographe. Voir aussi mon édition en ligne. ) ne fit jamais le poids face à la critique.
Les choses avaient, à vrai dire, assez mal commencé. Pasquier, déjà, déclarait Baïf « en ce subject si mauuais parrain que non seulement il ne fut suiuy d’aucun : mais au contraire descouragea vn chacun de s’y employer (Footnote: Estienne Pasquier, Les Recherches de la France, chapitre XII.) ». Parmi les quelques-uns qui ne s’étaient pas laissé décourager, Rapin se vantait, dans une ode saphique, d’avoir « de miel françois sa [de Baïf] rudesse adouci (Footnote: Nicolas Rapin, Œuvres, I, p. 504.) » ; Certon blâmait la « rudesse du langage qu’y apporta M. de Baïf, et surtout sa bizarre et pretentieuse façon d’écrire où il faloit deviner plutost que lire (Footnote: Salomon Certon, Traité sommaire de la quantité Françoise, manuscrit, cité par Eugénie Droz, Salomon Certon et ses amis.) » ; pour d’Aubigné, les vers mesurés de Baïf, « à la saulse de la musique que leur donna Claudin Le Jeune furent agreables, mais prononcez sans cette ayde furent trouvez fades & fascheux, surtout pour ce qu’il donnoit au François une dure construction latine (Footnote: Agrippa d’Aubigné, lettre à Salomon Certon, Œuvres, I, p. 453.) ».
Plus tard, les critiques changent de registre. Pour Quicherat, « puisque la quantité n’est pas, et ne pouvait être le principe de notre versification, c’est donc une tentative bien déraisonnable […] de construire des vers français d’après les règles des vers grecs et latins, de calquer les lignes françaises sur des hexamètres anciens, à l’aide d’une quantité tout arbitraire (Footnote: Louis Quicherat, Traité de versification française, Paris, Hachette, 1850, p. 520.) » ; pour Lote, qui qualifie l’entreprise de « délire d’inventeur », « Baïf n’a aucune idée de ce que peut et doit être un rythme. Visiblement il travaille sur des syllabes inertes, dont la déclamation de ses contemporains ne lui a pas enseigné la valeur (Footnote: Georges Lote, Histoire du vers, IV, p. 150) » ; Weber, à propos de la strophe saphique en français, parle de « contre-façon arbitraire en français “mesuré à l’Antique” (Footnote: Édith Weber, Le Prototype de la strophe saphique.) » ; quant à Bellenger, elle présente « quelques hexamètres dactyliques où Chamard (Footnote: Henri Chamard, Histoire de la Pléiade, IV, p. 8.f) n’a pas tort de juger que la musique est totalement absente (Footnote: Yvonne Bellenger, La Pléiade, p. 108. Bellenger cite de travers : ce que dit Chamard, c’est simplement que les Étrénes de 1574 ne contiennent pas de musique imprimée.) ! » ; Bellaigue résume bien l’opinion générale :
Le principe de la quantité […] ne régit en aucune façon notre langue poétique ; il est étranger, si ce n’est contraire à son génie. Le poète Baïf a beau prosodier ce vers ainsi :
S’īl faūt moŭrīr moŭrōns d’ămoūr
et Mauduit le musicien, conformer à cette prosodie les valeurs (blanches et noires) de sa musique, l’un et l’autre n’obéissent qu’à des lois édictées par eux-mêmes et qui n’ont rien que d’artificiel et d’arbitraire. Le même vers se mesurerait aussi bien de toute autre sorte, et pour le noter avec justesse, la règle de l’accent est la seule qui s’impose au musicien (Footnote: Camille Bellaigue, Les Époques de la musique — La Renaissance française ».).
Ainsi donc, les options prosodiques de Baïf semblent bel et bien heurter l’intuition des critiques qui s’expriment à partir du xixe siècle, d’où leur complète surdité à la musique de ses vers mesurés. En revanche, la première salve de critiques, celle des contemporains et des héritiers directs, s’en prend surtout à des aspects marginaux du projet (la graphie exotique de Baïf, la « rudesse » d’un style latinisant, l’absence de rime, voire le caractère de l’homme) (Footnote: Jean Vignes, L’Harmonie universelle, a bien vu (p. 77) que seuls les critiques modernes s’en prennent frontalement la prosodie de Baïf.). Pourrait-on en déduire que la prosodie de Baïf n’était pas contre-intuitive pour eux, ce qui signifierait que le sentiment prosodique commun s’est modifié entre le xvie siècle et nos jours ? Cette hypothèse mérite d’être avancée, mais il faudrait davantage que quelques brefs témoignages glânés au détour d’une préface ou d’une correspondance pour lui donner consistance.
Il faudrait en plus — et c’est l’objectif du présent travail — pouvoir comparer finement les vers mesurés de Baïf avec ceux de ses quatre principaux héritiers, dans le but d’apprécier la distance qui sépare leurs prosodies respectives. Si, comme le veulent les critiques modernes, la prosodie des vers mesurés est complètement artificielle et arbitraire, on peut s’attendre à ce que, chaque poète faisant en toute liberté ses propres choix, leurs prosodies divergent considérablement entre elles. Si, à l’inverse, on trouvait que ces prosodies se recoupent, on pourrait soutenir avec une certaine vraisemblance que les locuteurs de la Renaissance avaient en commun une aptitude prosodique liée à la durée des syllabes qui, plus tard, s’est perdue.
Au reste, prétendre tout réduire à une opposition arbitraire/motivé ou artificiel/naturel n’aurait guère de sens. Déjà, la notion de langue commune se révèle, à cet égard, hautement problématique. À l’époque qui nous intéresse, le français « naïf », tel qu’on l’acquiert au berceau pour en user ensuite dans les échanges quotidiens, est morcelé en une myriade de dialectes. Ce qu’on appelle alors « langue commune », et qui préfigure le « bon usage », n’est en fait la langue de personne. C’est, pour reprendre les termes de Lodge (Footnote: Anthony Lodge, La question de la « langue commune » en français.), une « construction entièrement idéologique » mais, en dépit ou à cause de ce caractère artificiel, une « langue idéale à laquelle toute personne réellement humaine devrait aspirer » (c’est l’auteur qui souligne). Il s’agit donc d’un mythe qui, à ce titre, remplit, dans la société qui le véhicule, une fonction structurante de première importance. C’est à la langue commune que cherchera à se conformer l’honnête homme, c’est elle que négocient âprement les grammairiens, c’est elle que croient pratiquer les poètes et c’est elle encore qui a laissé la trace historique la plus précise.
À la Renaissance, la langue commune connaît bel et bien des oppositions quantitatives entre voyelles longues et voyelles brèves (Footnote: Cela n’implique pas que tout le monde les reconnaisse et les observe. Les « Picards » et les « Provençaux », par exemple, se voient souvent reprocher de confondre les longues et les brèves. Voir à ce propos Yves-Charles Morin et Louise Dagenais, Les normes subjectives du français et les français régionaux, ainsi que l’introduction de Yves-Charles Morin, L’hexamètre « héroïque ». La perplexité de Deimier, natif de Provence, face aux vers mesurés qu’il trouve « trop symbolizans à la desmarche de la Prose », pourrait s’expliquer par ses origines, de même que la prosodie très atypique du picard Du Gardin. Voir Pierre de Deimier, L’Académie de l’art poétique et Louis Du Gardin, Les Premieres Addresses.), oppositions qui sont constitutives de son système phonologique. Autrement dit, il existe, dans le français (commun) de l’époque, deux jeux de voyelles qui ne sont pas interchangeables, l’un de longues et l’autre de brèves (Footnote: Voir à ce propos Yves-Charles Morin, La prononciation et la prosodie.). De nombreuses paires minimales en témoignent : patte ([patə])/paste ([paːtə]), faite ([fɛtə])/feste ([fɛːtə]), hotte ([hɔtə])/hoste ([hɔːtə]]), goutter ([gute(ɾ)])/gouster ([guːte(ɾ)]), pour n’en citer que quelques-unes.
Toujours à la même époque, l’ensemble de conventions qu’on pourrait appeler la « langue des vers », s’il reste en gros fondé sur la langue commune, ne craint pas de s’en écarter sur un certain nombre de points.
Autant la manière dont on compte les syllabes dans la langue commune est souple et variable, autant elle sera strictement codifiée dans celle des vers. Pour illustrer cet écart, Du Gardin (Footnote: Louis Du Gardin, Les Premieres Addresses, p 44.) cite un « vers » qui, pour un « VVallon » (mais vraisemblablement aussi pour un Parisien) pouvait facilement être réduit à treize, voire à dix syllabes :
Mus’ en vostre Parnas’ asteur je desir naistre / Mus’ en vost’ Parnas’ asteur je d’sir nait’
alors que dans la langue des vers, il en aurait compté ni plus ni moins dix-sept :
Muses en vostre Parnasse à ceste heure ie desire naistre
L’amateur de poésie, s’il voulait pouvoir apprécier le rythme des vers, devait connaître ces conventions et, bien sûr, les traduire dans sa récitation. Ce surcroît d’artifice, loin d’être condamné, était considéré comme indispensable à la bonne réception du vers. On qualifie parfois de paraphonologiques de tels accommodements, qui visent à adapter la prosodie d’une langue donnée aux exigences d’une métrique particulière (ici, à un système dans lequel c’est le nombre de syllabes qui est déterminant).
Dans la poésie traditionnelle, toutes les syllabes ont la même valeur ; il est donc possible de négliger les oppositions de durée (ce dont on ne saurait conclure qu’elles n’existent pas dans la langue commune). Il est néanmoins un lieu où la longueur vocalique pourrait avoir son importance : la rime. En effet, même s’ils ont le même timbre, un a long et un a bref n’ont pas exactement le même effet sur l’oreille. On pourrait donc imaginer un système dans lequel il serait interdit de rimer grâce avec place. Un tel système a été théorisé et préconisé, en particulier par La Noue (Footnote: Odet de La Noue, Le Grand Dictionnaire des rimes françoises.), mais il n’a jamais été adopté en pratique. Fidèles à une tradition très ancienne (Footnote: La rime s’est cristallisée vers le xie siècle, soit à une époque où, pour autant qu’on puisse le savoir, la plupart des oppositions de durée qui caractérisent le français de la Renaissance n’existaient pas encore.), et sûrement aussi pour se simplifier la tâche, les poètes ne se sont jamais réellement privés de rimer le bref avec le long. Quelques esprits chagrins ont, ici où là, fait la fine bouche, mais la tolérance s’était installée.
Les entités métriques sont de nature musicale ; elles s’organisent en schémas, abstraits de toute langue en particulier et formés d’un nombre déterminé de positions qu’on peut se représenter comme des notes de musique sans hauteur déterminée, ou comme des cases vides destinées à accueillir des syllabes. La métrique grecque s’est transmise pratiquement telle quelle au latin ; rien n’empêche donc a priori de l’exporter dans d’autres langues.
Les schémas métriques de tradition gréco-latine combinent deux valeurs (ou quantités), la longue (–) et la brève (∪) qui, comme la musique, se mesurent en temps, la longue valant deux temps et la brève n’en valant qu’un. En se succédant, les positions longues et brèves se structurent en pieds et en mètres.
L’hexamètre dactylique, par exemple, est construit sur la base de six pieds (ou mètres) dactyliques (– ∪∪), mais un spondée (– –), de durée équivalente (quatre temps), peut être substitué à chaque dactyle. Le mètre pénultième est (presque) toujours un dactyle, le dernier toujours un spondée :
– ∪∪ , – ∪∪ , – ∪∪ , – ∪∪ , – ∪∪ , – –
Dans le dimètre iambique, autre exemple, on a quatre pieds iambiques (∪ –) se groupant deux par deux en mètres. Ici, les règles de substitution sont différentes : le premier iambe de chaque mètre peut être remplacé par un spondée. Dans ce système, le nombre de temps est variable puisqu’un mètre dure six temps quand il est pur (deux iambes), mais sept après substition (Footnote: Plus rarement, l’iambe admet d’autres substitutions, comme le tribraque (∪∪∪) ou l’anapeste (∪∪ –).). Les positions admettant à choix une longue ou une brève (X) peuvent être qualifiées d’indifférentes :
x – ∪ – , x – ∪ –
Pour être à même de se conformer à ce jeu complexe, une langue doit impérativement receler deux valeurs (ou quantités) prosodiques qui soient à même de s’accorder aux longues et aux brèves de la métrique (tableau 1). De fait, la phonologie offre une unité de mesure analogue aux temps de la métrique : la mora. On admet de manière générale que les voyelles brèves durent une mora et que les voyelles longues en durent deux (Footnote: La mora est, si l’on veut, un « atome » de durée, autrement dit une unité discrète qui formalise l’intuition selon laquelle une voyelle longue équivaut à deux brèves.). Toute langue dont la phonologie intègre des oppositions de durée vocalique devrait donc, au prix de quelques ajustements paraphonologiques, répondre aux exigences de la métrique quantitative.
Les prosodies du grec et du latin sont similaires en ce qu’elles sont fondées sur la durée syllabique — et non pas seulement vocalique — et qu’elles opposent des syllabes longues, durant typiquement deux moræ à des syllabes brèves qui n’en durent qu’une. Les deux moræ des syllabes longues peuvent provenir :
d’une voyelle longue, qui fournit alors toute sa durée à une syllabe (Footnote: Par définition, une syllabe se compose d’une attaque comprenant zéro, une ou plusieurs consonnes, d’un noyau vocalique et d’une coda facultative consistant en une ou plusieurs consonnes qu’on qualifiera d’implosives. On considère que l’attaque syllabique est de durée nulle et se touve donc exclue de la comptabilité des moræ.) qu’on qualifiera de longue par nature, comme la première syllabe de cānis (cheveux blancs), par opposition à celle, brève, de cănis (chien) ;
d’une diphtongue, autrement dit de deux voyelles qui se succèdent au sein de la même syllabe et apportent chacune une mora, comme dans cænis (repas) ;
d’une syllabe fermée, dont le noyau vocalique est suivi d’une consonne implosive : ici, la voyelle et la consonne fournissent chacune une mora et l’on parle de longueur par position (Footnote: Dans cet emploi, le terme « position » n’a rien à voir avec les « positions » du schéma métrique.), comme dans can-nis (les cannes).
Lorsqu’il se lance dans son projet de poésie mesurée, Baïf ne peut pas simplement repartir de cette « langue des vers » sur laquelle s’est, en France, accordée la tradition : les oppositions de durée y ont été, comme on l’a vu, neutralisées. Il devra donc remonter à la langue commune et à son système bien structuré de voyelles brèves et longues. Il lui restera alors à construire une autre « langue des vers », adaptée, celle-là, à son but, en négociant avec la langue commune les conventions paraphonologiques requises par un système stylisé et précisément codifié, dans lequel chaque syllabe devrait pouvoir être catégorisée comme longue ou brève.
Baïf n’a laissé aucun écrit théorique qui soit de nature à éclairer la postérité sur la nature précise de ses choix prosodiques. En revanche, il a soigneusement élaboré une graphie personnelle qui, même s’elle n’a rien d’essentiel — ses vers peuvent être translittérés en graphie ordinaire sans rien perdre de leur rythme — vient en partie pallier ce manque. Elle fonctionne en effet comme un « balisage » assez précis qui peut aider le lecteur à pénétrer les méandres de la logique du poète. Comme le corpus est volumineux (environ 115 000 mots consécutifs correspondant à 16 000 formes différentes), il est possible, en utilisant au besoin les statistiques, d’en induire, au moins à titre d’hypothèse, les principes et règles auxquels il doit bien s’être astreint (Footnote: Ces questions ont été traitées plus en détail dans « Une nouvele voye pour aller en Parnasse » et Octosyllabes, vers mesurés et effets de rythme.). Le tout reste bien sûr encadré par la théorie antique qu’il a étudiée dans ses moindres détails.
Se calquant autant que possible sur la prosodie du grec et du latin, il a cherché à en retrouver, dans la prosodie du français, les principes moraïques :
Longueur par nature : bien conscient qu’elle est essentielle à la pertinence de son système, il en tient le plus grand compte. Il n’a certainement pas tort de penser qu’une opposition comme male ([mal(ə)])/mâle ([maːl(ə)]) fonctionne, en français, d’une manière rigoureusement analogue à mălum (mal)/mālum (pomme) en latin.
Longueur par diphtongue : le français (commun) a vu peu à peu s’effacer les diphtongues qui émaillaient la langue médiévale, mais elles ont pour la plupart laissé des traces dans la graphie usuelle : ie, ui, oi, etc. Celle de Baïf a ainsi hérité de suites de voyelles qui ne correspondent plus, phonétiquement parlant, à des diphtongues (Footnote: Leur premier élément figure une glissante (ou semi-voyelle) qu’il faut rattacher non au noyau de la syllabe mais à son attaque ; il ne saurait donc, de ce fait, contribuer à sa durée en moræ.). Néanmoins, le poète a, par artifice et commodité, choisi de traiter ces suites de voyelles graphiques comme si elles étaient des diphtongues, ce qui l’aide en partie à résoudre le problème du manque de longues dont il est question plus loin.
Longueur par position : l’application de ce principe en français n’est pas totalement inattaquable (Footnote: Il a notamment été contesté, du vivant de Baïf, par Théodore de Bèze, De francicae linguae, p. 76.) mais, déjà en grec et en latin, elle pouvait comporter une part de convention. Techniquement, Baïf a choisi ici de se conformer tant que faire se peut à la phonétique en purgeant sa graphie de toute consonne non prononcée (consonnes finales exceptées).
À ces principes transposés s’en ajoute un qui n’a pas son équivalent en grec ou en latin :
e féminin : l’e qualifié de féminin ou de « muet » ([ə]) est la seule voyelle française qui ne participe à aucune opposition de durée et qui n’est jamais suivie d’une consonne implosive stable (Footnote: À la pause, et dans certains usages, certaines consonnes finales muettes dans les autres contextes sont susceptibles de se faire entendre.). Les syllabes dont elle constitue le noyau ne sauraient donc compter plus d’une mora et Baïf les considérera systématiquement comme brèves.
Sur cette première base, Baïf parvient à quantifier à peu près deux tiers des syllabes du corpus ; le tiers restant est constitué des syllabes ouvertes dont la voyelle n’est ni longue, ni un e féminin, syllabes de fait monomoraïques qu’il faudrait logiquement verser au nombre des brèves. Mais, s’il agissait ainsi, le poète se trouverait confronté à un contingent de brèves qui dépasserait la moitié de l’effectif total. La composition de vers mesurés deviendrait difficile : les schémas métriques comportent souvent une majorité de positions longues et les suites de plusieurs longues n’y sont pas rares. Comme l’ont vu, notamment, Bèze et d’Aubigné (Footnote: Le premier avertit les étrangers du « très petit nombre de syllabes longues dans la langue française, en regard de l’innombrable multitude des brèves » alors que le second trouve, en français, « trois pyrriques pour un spondée ». Bèze, De francicae linguae, p. 75 ; d’Aubigné, lettre à Salomon Certon, Œuvres, I, p. 453.), la langue française tend à manquer de longues.
Baïf pourrait aussi faire de toutes ces syllabes non encore catégorisées des communes. Les prosodies du grec et du latin comportent en effet un petit nombre de syllabes qui, sans être bimoraïques, peuvent, si le mètre l’exige, être comme étirées pour occuper les deux temps d’une position métrique longue. Mais auparavant, ayant probablement senti que certaines d’entre elles se prêtent particulièrement bien à un tel étirement et d’autres pas du tout, il cherchera à en verser définitivement le plus grand nombre possible dans la catégorie des longues, ou dans celle des brèves. Il recourra pour cela à des règles personnelles, peut-être en partie inconscientes, qui semblent sous l’influence de facteurs phonétiques : nature de la voyelle, contexte consonantique, présence d’un accent tonique. À l’arrivée, l’effectif des syllabes communes aura pu être réduit à un peu plus de 10 % du tout. Les règles phonétiques utilisées sont plus difficiles à induire que les principes moraïques parce qu’elles ne sont pas directement calquées sur le grec ou le latin et que leur niveau de généralité peut varier. Elles constituent donc la partie la plus personnelle — et la plus fragile — de l’édifice prosodique de Baïf. Il est néanmoins possible, en traitant statistiquement le corpus, de prévoir avec une bonne fiabilité, contexte par contexte ou mot par mot, si une syllabe en particulier est, dans son système, longue, brève ou commune.
On étudiera ici la production en vers mesurés de Nicolas Rapin (1535-1608) (Footnote: Nicolas Rapin, Œuvres.), Salomon Certon (1552-après 1620) (Footnote: Salomon Certon, Vers leipogrammes et autres œuvres en poesie et L’Odyssee d’Homere, hymne liminaire.), Agrippa d’Aubigné (1552-1630) (Footnote: Agrippa d’Aubigné, Petites œuvres meslees.) et Odet de La Noue (vers 1560-1618) (Footnote: La quasi-totalité des vers mesurés attribués à Odet de La Noue ont été écrits pour s’adapter à la musique que Claude Le Jeune avait composée sur les psaumes de Baïf. Ils en épousent donc les schémas métriques et n’ont été transmis que par l’édition musicale : Claude Le Jeune, Pseaumes en vers mesurez. Sur la spécificité du travail de La Noue, voir Jean Vignes et Isabelle Garnier, La récriture protestante du Psautier de Baïf.). Ces quatre auteurs ont survécu au minimum une vingtaine d’années à Baïf. Leur production en vers mesurés reste toutefois assez marginale. Celle de Rapin, le plus prolifique d’entre eux, est dix fois moins abondante que celle du maître.
Dans leurs vers mesurés, tous quatre ont réintroduit la rime, que Baïf avait bannie des siens. Alors que ce dernier explorait de manière extensive les moindres possibilités de la métrique antique, ses héritiers (Footnote: À l’exception, bien sûr, de La Noue qui, à travers leur mise en musique par Le Jeune, est tributaire des mètres de Baïf.) se restreignent à un petit nombre de mètres qui leur sont familiers. Aucun d’entre eux n’a adopté la graphie de Baïf et l’on sent, chez eux, la volonté d’éviter tant les bizarreries syntaxiques que les néologismes propres à son style. Il existe donc, sur tous les plans, un souci de normalisation qui prive leurs vers mesurés du caractère exotique qu’avaient ceux de Baïf, au point qu’il est parfois difficile, au premier coup d’œil, de les distinguer de vers syllabiques traditionnels. Ainsi, ce que Rapin a conçu comme une variation personnelle sur la strophe asclépiade (Footnote: Pour une introduction à la métrique quantitative, voir Louis Nougaret, Traité de métrique latine classique.) (deux asclépiades mineurs et deux glyconiques) peut parfaitement passer, aux yeux d’un lecteur qui ne serait pas initié aux vers mesurés, pour un quatrain de deux alexandrins suivi de deux octosyllabes (tableau 2).
La méthode appliquée ici consiste à comparer, syllabe par syllabe, la prosodie de chacun de ses quatre héritiers à celle de Baïf (Footnote: Idéalement, il aurait fallu pouvoir reconstituer séparément la prosodie de chaque poète avant de tenter de la comparer à celle des autres. Malheureusement, et contrairement à celui de Baïf, les corpus de ses quatre héritiers n’ont pas, et tant s’en faut, la masse critique nécessaire à une telle reconstitution, raison pour laquelle une approche « baïfocentrée » est la seule possible. L’essentiel des résultats obtenus a fait l’objet d’une présentation orale, le 22 novembre 2013 à Poitiers, au séminaire France 1600 : mutations musicales entre Renaissance et baroque, dont je remercie les organisateurs : Isabelle His (Univ. Poitiers), Jeanice Brooks (Univ. Southampton), Catherine Deutsch (Univ. Paris-Sorbonne), Théodora Psychoyou (Univ. Paris-Sorbonne) et Thomas Leconte (Centre de Musique Baroque de Versailles).). La deuxième colonne du tableau 2 rappelle (au moyen des majuscules L
, B
et éventuellement X
pour les positions indifférentes) le schéma métrique du vers correspondant. La troisième colonne, quant à elle, indique (au moyen des minuscules l
, b
et éventuellement c
pour les syllabes communes) le choix prosodique qu’aurait fait Baïf pour les syllabes correspondantes. Lorsqu’une syllabe marquée b
se trouve dans une position marquée L
ou qu’une syllabe marquée l
se trouve dans une position marquée B
, on peut parler d’une discordance entre la prosodie du poète concerné (ici, Rapin) et celle de Baïf. Dans le quatrain examiné, on trouve, soulignées, quatre syllabes discordantes :
la première de tresors, qui serait certainement brève chez Baïf, à l’exemple de celle de désir, présent, désert, etc. ;
la première de comme, brève chez Baïf (sur 279 occurrences, n’occupe jamais une position longue) ;
la première de baillé, longue pour toutes les formes de ce verbe chez Baïf (n’occupe jamais une position brève) ;
la première de desormais, brève chez Baïf (sur 12 occurrences, n’occupe jamais une position longue).
Pour chaque corpus examiné ainsi dans son ensemble, on peut, en rapportant le nombre de syllabes discordantes au nombre total de syllabes, calculer un indice de discordance, qui reste remarquablement faible (tableau 3), et dans tous les cas inférieur à 5 %. Il existe une indéniable parenté entre la prosodie de Baïf et celles de poètes qu’on n’a donc pas eu tort de qualifier d’héritiers, et ce même si les deux derniers (d’Aubigné et La Noue) semblent s’écarter légèrement plus du modèle que les deux premiers (Rapin et Certon).
Si l’on analyse, à titre de contrôle, une ode non mesurée (tableau 4) de Rapin (Footnote: De son temps, L’Estoile avait parlé de vers mesurés « lesquels toutefois on reconnoist à peine pour tels » et, du nôtre, Brunel a cru qu’il s’agissait d’une vraie strophe asclépiade. Rapin, Œuvres II, p. 504, III, p. 108.), traduite d’Horace et dont la strophe, formée de trois alexandrins et d’un octosyllabe, ne fait qu’évoquer sans l’imiter la strophe asclépiade B du modèle, on trouve un indice de discordance de 32 %, correspondant en gros à ce qu’on attendrait d’une prosodie aléatoire (Footnote: En associant au hasard aux positions d’un schéma métrique trois valeurs prosodiques (l
, b
, c
) dont une seule est discordante, on s’attend bien, en première approximation, à tomber deux fois sur trois sur une concordance fortuite.) : si la prosodie des vers mesurés de tous ces auteurs est globalement concordante, ceux-ci se distinguent en revanche massivement des vers syllabiques.
Dans une tour d’ayrain Danaë renfermee | LLLBBLLBBLBL | lcblblbbllll |
Soubs des huis renforcés, où cent dogues faisoient | LLLBBLLBBLBL | lcllllclcbll |
Un triste corps de garde, estoit assez armee | LLLBBLLBBLBL | llblblblblll |
Contre ceux qui la courtizoient. | LLLBBLBL | lblcclbl |
On se souvient en outre que les syllabes discordantes peuvent l’être de deux manières : par étirement lorsque le poète force une syllabe, brève pour Baïf, dans une position métrique longue, et par compression dans le cas inverse. Il est donc possible de calculer un indice, dit de compression, qui correspondra à la proportion des syllabes discordantes qui ont été comprimées. Cet indice varie considérablement d’un poète à l’autre : assez équilibré chez Rapin, il penche à l’extrême vers la compression dans le cas de La Noue.
Quelle est la nature précise des libertés que s’est octroyées chacun des quatre héritiers de Baïf ? Pour s’en faire une idée, on examinera maintenant en détail l’infime minorité des syllabes discordantes présentes dans leurs vers, en les rapportant aux principes moraïques et aux règles phonétiques de Baïf.
On remarque (tableau 5) que tous quatre sont plus fidèles aux principes moraïques qu’aux règles phonétiques. En effet, la proportion des écarts qui se rapportent aux premiers reste relativement faible (entre 8 et 32 % du tout). Globalement, c’est Certon qui apparaît le plus proche de Baïf, mais les discordances observées chez d’Aubigné et La Noue, qui présentent un score plus élevé, concernent en grande majorité des entorses au principe de la longueur par « diphtongue » dont on a vu qu’il comportait une bonne part d’artifice. Ces deux auteurs, en s’éloignant de Baïf sur ce point, pourraient donc bien s’être rapprochés de la phonologie, à la différence de Rapin et Certon qui, lui restant fidèles, tiennent compte pour ainsi dire mécaniquement des deux voyelles graphiques.
Type de discordance | Rapin | Certon | Aubigné | La Noue |
Longueur par nature | 12 (5 %) | 11 (5 %) | 4 (2 %) | 4 (1,5 %) |
Longueur par « diphtongue » | 0 (0 %) | 1 (1 %) | 58 (27 %) | 72 (25 %) |
Longueur par position | 10 (4 %) | 1 (1 %) | 1 (0 %) | 4 (1,5 %) |
e féminin bref | 22 (9 %) | 2 (1 %) | 6 (3 %) | 0 (0 %) |
Total (rapporté aux syllabes discordantes) | 18 % | 8 % | 32 % | 28 % |
Total (rapporté à l’ensemble des syllabes) | 2,8 ‰ | 1 ‰ | 13,9 ‰ | 13 ‰ |
Si l’on ne prend en compte que les trois autres principes, c’est Rapin qui s’écarte le plus de Baïf. Il pêche en effet un nombre significatif de fois :
contre la longueur par nature, lorsqu’il comprime la première syllabe de plaisir, raison, brûle dont les voyelles sont certainement bimoraïques ;
contre la longueur par position, lorsqu’il néglige des r implosifs que, probablement, il entend peu (première syllabe de chercher, cœur devant r initial), d’autres consonnes comme le g de augmente, ou qu’il comprime des voyelles nasales (defendre, sans) ;
contre la brièveté du e féminin, en étirant aussi bien des monoysllabes comme ce, de, que, ne, que des syllabes posttoniques (somme, fille, mille, defendre, comme, elle, furent, sentent) (Footnote: Brunel, La poésie mesurée française après Jean-Antoine de Baïf, p. 269, a probablement sous-estimé l’ampleur de cette pratique chez Rapin et, sur la foi du jugement d’Augé-Chiquet, l’a surestimée chez Baïf, qui y renonce en fait totalement après quelques tâtonnements, statistiquement négligeables, dans le psautier A de 1569.).
Le tableau 6 recense, toujours chez ses quatre héritiers, les écarts à quelques règles phonétiques qui, d’une part, présentent un certain degré de généralité et, d’autre part, semblent bien être appliquées par Baïf d’une manière systématique.
Type de discordance | Rapin | Certon | Aubigné | La Noue |
Compression de eu | 26 (11 %) | 28 (14 %) | 29 (13 %) | 17 (6 %) |
Compression de é final | 11 (4 %) | 7 (4 %) | 10 (5 %) | 38 (13 %) |
Compression de a final | 20 (8 %) | 36 (18 %) | 17 (8 %) | 29 (10 %) |
Étirement de prétoniques | 49 (20 %) | 18 (9 %) | 29 (13 %) | 23 (8 %) |
Étirement de pénultièmes toniques | 17 (7 %) | 44 (22 %) | 9 (4 %) | 2 (1 %) |
Compression de nostre, vostre | 18 (7 %) | 1 (1 %) | 0 (0 %) | 1 (0 %) |
Compression de mots outils | 10 (4 %) | 1 (1 %) | 11 (5 %) | 56 (20 %) |
Étirement de mots outils | 9 (4 %) | 7 (4 %) | 6 (3 %) | 2 (1 %) |
Autres | 17 % | 19 % | 17 % | 13 % |
Total (rapporté aux syllabes discordantes) | 82 % | 92 % | 68 % | 72 % |
Total (rapporté à l’ensemble des syllabes) | 12,6 ‰ | 16 ‰ | 29,5 ‰ | 33 ‰ |
Compression de eu : Baïf réserve à la voyelle [ø] un traitement particulier : alors même qu’elle n’est que très rarement bimoraïque (par exemple dans jeûne, où elle se trouve en opposition de durée avec jeune), il l’exclut complètement des positions métriques brèves. C’est à ses premiers essais que remonte cette pratique : dans son psautier A de 1569, il notait cette voyelle, conformément à la graphie usuelle, au moyen du digramme eu, ce qui l’obligeait à la traiter comme une « diphtongue ». Ensuite, ayant remplacé le digramme par un caractère unique, il aurait pu réexaminer la question de sa durée, mais il n’en a rien fait : peut-être cette voyelle arrondie exigeait-elle un effort phonatoire suffisament important pour que son oreille tolère qu’elle remplisse systématiquement les deux temps des positions longues. Toujours est-il qu’aucun de ses héritiers n’a respecté strictement cette règle, préférant sans doute la considérer comme commune.
Compression de é et a finaux : La dernière syllabe des mots lexicaux (Footnote: En première approximation, on range sous ce terme flou les noms, les adjectifs — avec les adverbes qui en dérivent — et les formes verbales.) de plus d’une syllabe terminés en -a ou -é est monomoraïque. En dépit de leur brièveté phonologique, on ne trouvera jamais, chez Baïf, de telles syllabes dans des positions brèves, ce qui signifie qu’il avait choisi de les verser parmi les longues. Il est fort possible que ce choix ait été dicté par sa sensibilité à l’accent tonique. On imagine que son oreille n’était pas choquée lorsqu’un un récitant, marquant l’accent, s’attardait quelque peu sur ces syllabes et qu’une position métrique longue n’était alors pas de trop pour qu’elles puissent déployer leur longueur phonétique. Mais le timbre relativement ouvert de ces deux voyelles semble y être aussi pour quelque chose : Baïf ne fait pas le même choix pour les mots en -i et -u dont il place les syllabes finales aussi bien dans des positions longues que dans des positions brèves, leur conférant ainsi le statut de syllabes communes. Les quatre héritiers tolèrent quant à eux que les finales en -a et en -é occupent des positions brèves.
Étirement de prétoniques : obéissant aussi, peut-être, à sa sensibilité à l’accent tonique, Baïf s’interdit de placer un certain nombre de syllabes prétoniques (Footnote: On qualifie ici de prétonique toute syllabe qui, dans un mot, se situe avant la syllabe tonique, et non pas seulement celle qui la précède directement.) dans les positions longues, leur conférant ainsi le statut de brèves. Ses quatre héritiers, à des degrés divers, prennent plus de libertés. C’est ainsi qu’on observe, chez Rapin, des étirements comme nōuveau, hāsard, āccorder, ēffort, fāvorable, vōulu, glōrieux, hōnneur, dēsir, dēfendre que Baïf ne se serait pas permis.
Étirement de pénultièmes toniques : il existe un petit contingent de pénultièmes de mots à terminaison féminine que Baïf s’interdit de placer dans les positions longues, comme la plupart des suites o bref-consonne nasale-e féminin ou les pénultièmes des passés simples en -èrent ou en -irent. Les quatre héritiers ont moins de scrupules, en particulier Certon chez qui l’on trouve entrainērent, cōmme, aucūne, courōnne, etc.).
Compression de nostre, vostre : les premières syllabes de ces possessifs sont bimoraïques (résultat de l’amuïssement d’un s implosif), mais elles ont évolué différemment selon que le possessif avait fonction de déterminant (aujourd’hui, votre) ou de pronom (aujourd’hui, vôtre). On postule que, dans le premier cas, le o, atone, a rapidement perdu sa durée alors que, dans le second, il l’a conservée, l’opposition ainsi créée s’étant, de nos jours, reportée sur le timbre ([ɔ]/[o]). Pour ces mots, Baïf se montre conservateur en leur refusant absolument les positions métriques brèves. Alors que les trois autres héritiers restent très proches de Baïf, Rapin s’en démarque nettement en comprimant à de nombreuses reprises les déterminants notre et votre.
Compression ou étirement des mots outils : Baïf traite ces monosyllabes (pronoms personnels, prépositions, déterminants, etc.) d’une manière stricte que leur grande fréquence permet d’appréhender assez finement. C’est ici La Noue qui se démarque le plus nettement de Baïf. On trouve par exemple, chez lui, sŭ(r), sŏu(s), tŏut, jŭsqu’, pŏu(r), trĕs, nŏu(s), ĕn, ŭn, dĕs, etc. dans des contextes où Baïf aurait évité les positions brèves. Inversement, mais c’est plus rare chez lui, tōut, ēn, etc. apparaissent dans des contextes où Baïf éviterait les positions longues.
Les tableaux 5 et 6 permettent de dégager les indéniables points communs des quatre prosodies examinées, mais aussi les tendances personnelles de chaque poète. Ces profils prosodiques légèrement différents pourraient-ils être assez précis pour aider à l’attribution certaines pièces ?
Deliette, mignonette, pucelette, propelette, | BBBBBBBBBBBBBBBB |
Faite pour en’amourer | BBBBBBL |
Si je vous ayme ay-je tort ? | BBBLLBL |
L’oeil brunelet vous avez | LBBLBBL |
Oeil que la mere d’amour avouroit : | LBBLBBLBLL |
Oeil qui darde mile feux | LBLBLBL |
En mile fleches d’amour | LBBLBBL |
Aux coeurs genereux et gentils. | LLBBLBLL |
… |
Deliette, mignonette : Quoiqu’ayant tout d’une chansonnette mesurée de Baïf, cette pièce ne figure pas dans le manuscrit autographe et ne lui est pas expressément attribuée dans les sources musicales. Le texte en graphie usuelle donné par les Meslanges de Du Caurroy (Footnote: Eustache Du Caurroy, Meslanges.), ne présente aucune discordance avec la prosodie de Baïf, ce qui fournit un argument d’attribution supplémentaire. De plus, les huit mètres de ce poème (tableau 7) ont tous été utilisés par Baïf dans d’autres pièces (Footnote: Dans l’ordre, un dimètre anapestique (ps. 2-1569), un monomètre anapestique (ps. 89), un dimètre crétique (ps. 99), un penthémimère dactylique (ps. 30), un trimètre dactylique logaédique (ps. 4 - quatrième vers de la strophe alcaïque), un dimètre trochaïque cadencé (ps. 67), un penthémimère dactylique (ps. 30) et un dimètre ionique du majeur (ps. 23).) et aucun de ses héritiers n’a eu recours à la plupart d’entre eux.
O le bien comblé de celeste plaisir : cette ode saphique anonyme, figurant sur un placard de propagande dans un recueil édité par Pierre de L’Estoile, a été analysée en détail par Brunel (Footnote: Jean Brunel, Sur quelques vers saphiques anonymes.) qui pense pouvoir l’attribuer à un « proche » ou à un « disciple » de Rapin. L’indice de discordance est de 1,6 %, ce qui devrait favoriser Rapin et Certon, ce d’autant plus que la pièce est exempte de « diphtongues » comprimées.
… | |
Comme des deux monts de Sion & d’Hermon | LBLXLBBLBLL |
Distile en [syl. manquante] may, de rozée foizon, | LBLXLBBLBLL |
Cause les gras sucs & humeurs, avançans | LBLXLBBLBLL |
L’herbe de nos champs : | LBBLL |
Tendrement ainsi la Divine bonté | LBLXLBBLBLL |
L’union des saincts benit or’ de planté, | LBLXLBBLBLL |
… |
La pièce est brève et l’examen des trois pauvres syllabes discordantes (tableau 8) ne permet pas d’en préciser l’attribution : les deux premiers cas (première syllabe de comme étirée, dernière syllabe d’un mot en -on étirée devant voyelle initiale), se rencontrent chez Rapin et Certon. Le troisième (compression de la syllabe finale d’une troisième personne en -it bimoraïque devant voyelle initiale) ne se trouve chez aucun des deux, mais il est plausible que tous deux aient pu se permettre une telle entorse à la longueur par nature.
En résumé, l’auteur de ces vers n’est assurément pas un amateur incompétent qui aurait aligné au hasard des vers de onze syllabes en croyant composer des grands saphiques, et sa technique prosodique renvoie à celles de Rapin et de Certon. Par ailleurs, le recours à la strophe saphique, forme extrêmement courue, ne fournit aucun indice supplémentaire.
Dieu, nous te loüons & Seigneur t’avoüons tous, | LLBBLBBLBBLL | P96/10 |
Tou-l’univers te révérant pere te croit de tousjours. | BBBLBBBLBBBLBLL | P117/4 |
Les Ange’ ore vont & la haut tou-les Cieux | BLBBLBBLBLL | – |
Et la puissance d’entr’eux, | BBBLBLL | P135/31 |
Et tous les Cherubins | BLLBBL | P99/20 |
Et tous les Seraphins | BLLBBL | P99/20 |
S’écrier d’une voix, qui jamais N’a de paix | BBLBBLBBLBBL | P98/20 |
Saint, Saint, Saint des armée’ Seigneur, | LLLBLLBBL | – |
Cieux & terre sont pleins de ta gloire, hautesse & grandeur | LBLBLLBBBBLBBLL | – |
Des Apostre’ le glorieux & tant saint troupeau, | LBLBBBBLBLLBL | – |
Maint & maint Prophete excellent, | LBLBBLBL | P99/32 |
Des Martirs le camp tant beau | LLLLLLL | P3/17 |
Tous te loüent chantant | LBLBLL | P9/2 |
Sur la terre tou-jours, la tant sainte Eglise te confesse & ta vanté | LBLBBLBLLBLBBLLBBLL | – |
Pere d’immense majesté | BBLLBBLL | P97/23 |
Ton seul & tant chery fils de tous craint, | LBBLBBLBLL | P4/4 |
Et le consolateur l’Esprit saint. | BBLBBLLLL | P98/4 |
Toy Christ tu és le Roy plein d’honeur : | LLBLBLLBL | – |
Christ, de Dieu le fils à toujours : | LBLBLBLL | P106/2 |
Toy Dieu voulus estre homme encor, pour nou-donner secours, | LLBBLBLLLBBLBL | – |
Et le ventre tu n’eus, de la vierge en horreur. | BBLBBLBBLBLL | P96/26 |
Toy qui as de la mort rebouché les dars, | LBLBBLBLBLL | – |
Aux croyans ouvrir tu veus Le royaume des Cieux ; | LBLBLBLBBLBLL | – |
Or de la dextre de Dieu ne pars, | LBBLBBLBL | ChI-39/3 |
En gloire és la seant d’où en bas | LBLBBLBLL | – |
Un jour juger tu nou-viendras | LLBLBBLL | ChI-39/5 |
Nous te prions fort, | LBBLL | P96/8 |
Assiste tous tes serfs benins, | LLBLLLBL | P96/5 |
Que de ton precieus sang rachetas de mort : | BBLBBLLBBLBL | P98/20 |
Fay les jouyr avecque tes saints, | LLBLBLBLL | P98/27 |
Pour jamais de tes biens | LBLBLL | P9/2 |
Grand Dieu donc, sauve ta gent | LBLLBBL | P99/19 |
L’heritage tien benissant. | BBBBLBBL | – |
Gouverne les et pour jamais Rehausse les. | BLBLBLBLBLBL | P96/4 |
Nous benissons Dieu dezormais | LBBLLBLL | ChI-26/4 |
Et loüons son nom jusqu’à toujoursmais. | BBLLLLBBLL | P76/25 |
Plaize toy, Seigneur de tous, Tous sans pechez nou-garder | LBLBLBLLLBLBLL | – |
Pren pitié, pren pitié de nous, | LBBLBLBL | P135/19 |
Pour ne nou-maltraiter. | LBBLBL | – |
Soit ta grande clemence & douceur dessus nous ainsi | LBLBBLBLLBLBLL | – |
Que nous esperons ta mercy. | BBLBLBLL | P53/3 |
En toy Seigneur, l’espoir je mets | LLBLLLBL | P96/5 |
Confus ne seray pour jamais. | LLBBLLBL | P30/21 |
La troisième colonne indique, s’il y a lieu, la référence à un psaume (éventuellement une chansonnette) dans lequel le mètre en question a été utilisé par Baïf, de manière littérale ou moyennant les substitutions les plus courantes.
Légende : PX/y désigne le psaume X, vers y ; ChX-Y/z désigne la chansonnette Y du livre X, vers z.
Le Te Deum de Claude Le Jeune : Il s’agit d’une pièce musicale d’une envergure exceptionnelle qui clôt le recueil posthume de Le Jeune (1606) (Footnote: Claude Le Jeune, Pseaumes en vers mesurez.), au sein duquel elle côtoie aussi bien quelques poèmes d’Aubigné que les psaumes attribués à La Noue. Le texte de ce Te Deum n’a jamais pu être attribué formellement, mais c’est le nom d’Aubigné qui est le plus souvent avancé (Footnote: Voir en particulier Isabelle His, La paraphrase française du Te Deum.), parce qu’il est l’auteur d’un autre Te Deum, en strophe asclépiade B, publié dans le recueil de 1630 (Footnote: Agrippa d’Aubigné, Petites œuvres meslees, p. 145. On rappelle que la strophe asclépiade B se compose de trois asclépiades mineurs (– – – ∪ ∪ – // – ∪ ∪ – ∪ –) suivis d’un glyconique (– – – ∪ ∪ – ∪ –), soit 26 longues pour 18 brèves.).
Examiné du point de vue de la prosodie, le Te Deum de 1606 présente un indice de discordance supérieur à 3 % (14 syllabes discordantes), ce qui exclut Rapin et Certon compte tenu du fait que la compression de quatre « diphtongues » est incompatible avec la pratique de ces auteurs. De plus, l’indice de compression est supérieur à 90 %, ce qui désignerait plutôt — mais il faut se méfier des statistiques pour un si petit échantillon — La Noue. En examinant plus en détail les 13 syllabes comprimées, on tombe sur quatre occurrences de nous devant consonne initiale (Footnote: Chez Baïf, les syllabes de nous et vous sont sont en théorie communes mais, devant consonne initiale, elles sont (à 99 %) exclues des positions métriques brèves, sans doute parce que leur s final fait fictivement position dans ce contexte.), amputé de son s final et relié par un trait d’union au verbe qui suit : nou-donner, nou-viendras, nou-garder, nou-maltraiter. On trouve un cas similaire dans le ps. 136 de La Noue : nou-tira, mais aucun chez d’Aubigné. Il pourrait donc d’agir d’un trait spécifique à La Noue. Selon ces critères, on devrait attribuer au même La Noue le texte des ps. 114 et 115 de Le Jeune, dont l’indice de discordance est de 5 %, l’indice de compression de 100 % et dans lesquels on trouve nou’rendra et vou’rend. Il faudrait alors admettre qu’il a pu les composer ex nihilo, sans partir, pour une fois, d’une version de Baïf.
Curieusement, la métrique du Te Deum de 1606 semble n’avoir jamais été étudiée en détail. Il est vrai qu’elle est, au premier abord, déroutante : elle est dépourvue de régularité et, en tout cas, on n’y retrouve aucune des formes qui étaient en vogue vers 1600. C’est donc forcément vers Baïf qu’il faut se tourner (tableau 9). On voit que la grande majorité des mètres employés sont présents dans ce qui s’est transmis du répertoire métrique baïfin. On en trouve en particulier une bonne partie dans une série de psaumes (96-99, 117, 135) qui sont tous composés de mètres disparates, sans organisation strophique, et dont la tonalité — la louange — est proche de celle du Te Deum. Sans doute Baïf jugeait-il un tel jaillissement métrique désordonné plus propre à la jubilation que le poids et la majesté attribués par d’Aubigné à la strophe asclépiade, dont il use, quant à lui, surtout pour les lamentations et les repentances (ps. 7, 51, 129).
Il apparaît du reste que d’Aubigné avait de la métrique antique une connaissance qui, sans être défaillante, ne devait pas dépasser celle de l’honnête homme (Footnote: Il maîtrise certes les strophes alcaïque, asclépiade B et saphique, ainsi que le distique élégiaque, mais il ne semble pas avoir reconnu les mètres ioniques qu’il a trouvés dans la musique de Le Jeune, puisqu’il croit composer des tétramètres et des hexamètres là où il s’agit de dimètres et de trimètres. Enfin, il utilise à mauvais escient le terme de vers « adonique ».) : il n’est, de ce fait, pas vraisemblable qu’il soit à l’origine d’une construction aussi riche et complexe que celle qui transparaît du Te Deum de 1606.
D’Aubigné a-t-il fait mention d’une version du Te Deum antérieure à celle publiée en 1630 et dont il serait l’auteur (Footnote: C’est l’hypothèse avancée par Isabelle His, La paraphrase française du Te Deum, p. 68.) ? Rien n’est moins sûr. Dans sa lettre à Salomon Certon, il fait, comme on l’a vu plus haut, le constat de la rareté des syllabes longues en français et, partant, de la difficulté qu’il y a à composer sur des schémas métriques en exigeant beaucoup. Son « ingrat labeur », c’est donc précisément le seul Te Deum qu’il ait signé, péniblement composé dans cette strophe asclépiade saturée en longues. Rien n’indique en revanche qu’il se réfère à une version antérieure du Te Deum, encore moins à celle de 1606 et, si c’était néanmoins le cas, qu’il en revendique la paternité. Si, donc, il fallait désigner l’auteur de cette pièce, c’est certainement La Noue qui serait — à moins de faire appel à un hypothétique sixième homme — le meilleur candidat ; il faudrait aussi postuler l’existence d’un Te Deum perdu de Baïf dont il aurait repris le mètre.
Les critiques des xixe et xxe siècle font à Baïf deux reproches majeurs : celui d’avoir cédé au mirage d’une quantité imaginaire et celui de ne pas avoir respecté l’accent tonique. La question de la quantité vient d’être abordée sous divers angles ; il reste à dire quelques mots de l’accent.
La première remarque qu’il faut faire est que, de même qu’une métrique syllabique n’a pas à se préoccuper de quantité, une métrique quantitative n’a pas à se préoccuper d’accent. Dans les vers gréco-latins, les accents se répartissent un peu au hasard et personne n’exige qu’ils concordent de quelque manière que ce soit avec le mètre. Le second reproche apparaît donc radicalement infondé. De plus, l’accentuation du français est largement inconsciente et n’est pas reconnue par les locuteurs « naïfs » (c’est encore vrai aujourd’hui) ; comme l’accent tonique n’avait, à la Renaissance, fait l’objet d’aucune formalisation théorique, on voit mal au nom de quoi on pourrait reprocher à Baïf de ne pas s’être servi d’une notion qui n’existait pas. Enfin, on a vu que, dans une prosodie quantitative, c’était le nombre de moræ qui déterminait la quantité syllabique et non la présence ou l’absence d’un accent tonique : il existe, tant sous l’accent qu’en dehors de lui, des syllabes monomoraïques et des syllabes bimoraïques. Même si l’accent tonique peut conférer une certaine « densité » phonétique aux syllabes qu’il frappe, les syllabes toniques n’en deviennent pas bimoraïques pour autant.
Malgré cela, on observe que, dans les vers mesurés français, les accents tendent se concentrer sur les positions longues (Footnote: Ce phénomène est analysé en détail dans Octosyllabes, vers mesurés et effets de rythme.). Il est possible de quantifier cette mise en relief de l’accent tonique en calculant, pour un corpus donné, un indicateur, appelé contraste accentuel, qui rend compte du zèle avec lequel le poète (ou le compositeur) met en relief les syllabes toniques en leur réservant des positions (ou des notes) longues (Footnote: Voir à ce propos Chronique d’un éveil prosodique). Le tableau 10 montre, à côté des indicateurs précédemment définis, le contraste accentuel de Baïf et de ses quatre héritiers.
Il est intéressant de noter que le contraste accentuel est maximal chez Baïf, quasiment équivalent chez Rapin (Footnote: Brunel, « La poésie mesurée française…», art. cit., a l’impression (p. 269) que Rapin met mieux en valeur l’accent tonique que Baïf.) et Certon, mais qu’il diminue lorsque l’indice de discordance et l’indice de compression augmentent. Il semble donc bien que les libertés prosodiques que s’accordent d’Aubigné et La Noue, s’exercent contre la mise en relief de l’accent : les compressions s’exercent en bonne partie sur des syllabes toniques.
Si on les compare à ce qui se faisait en musique, les valeurs calculées pour les vers mesurés (entre 59 et 48 pour un maximum théorique de 100) sont très élevées : durant les deux premières décennies du xviie siècle, les valeurs calculées pour les corpus d’airs de cour ne dépassent guère 20, elles atteignent 30 aux deux décennies suivantes pour culminer aux alentours de 45 avec le récitatif de Lully, dans les années 1670. La prosodie de Baïf apparaît donc loin à la ronde comme le système musico-rythmique le plus favorable à l’accent tonique. On pourrait aller jusqu’à soutenir que le poète avait, à cet égard et même si cela n’était pas son but, plus d’un siècle d’avance sur la musique française, et pas moins de quatre sur ses critiques !
L’ancrage linguistique de la prosodie de Baïf n’est plus à démontrer (Footnote: Les travaux d’Yves-Charles Morin l’ont fait de manière définitive. Voir Morin, La prononciation et la prosodie, L’hexamètre « héroïque » et La graphie de Jean-Antoine de Baïf.). Le premier, il a su puiser dans la phonologie du français les principes d’une « langue des vers » répondant aux contraintes de la métrique quantitative. Mais, même enraciné dans le terreau de la langue, son système aurait pu se révéler hermétique, voire incommunicable.
Ce que montre la production de ses héritiers, c’est qu’il n’en a rien été : quatre hommes qui se connaissaient bien mais n’avaient que peu d’occasions de rencontre, qui étaient fins lettrés mais pas grands érudits, poètes mais dilettantes, dont rien n’indique qu’ils eussent fréquenté Baïf assidûment et qui n’avaient eu accès qu’à une part restreinte de sa poésie mesurée, quatre hommes donc se sont lancé le défi de poursuivre sur la voie qu’il s’était frayée. À l’arrivée, on dispose d’une collection tout à fait respectable de vers mesurés de seconde génération dont la prosodie se révèle très proche de celle de Baïf.
Voilà qui tranche avec la manière dont le répertoire métrique s’est apauvri lors du passage de témoin : Baïf connaît manifestement la métrique grecque dans ses moindres détails ; ses héritiers se contentent de quelques formes passe-partout glânées chez Horace et qu’ils n’hésitent pas à simplifier à leur guise. Plus que d’une évolution du goût poétique, il faut parler d’une déperdition de connaissance : ce qu’il y avait de plus livresque dans l’art de Baïf est passé à la trappe.
Si sa prosodie n’a pas connu le même sort, c’est donc justement parce qu’elle n’était pas livresque, mais s’adressait à l’intuition. En 1600, il suffisait probablement de lire quelques hexamètres ou strophes saphiques de Baïf en faisant appel au sentiment prosodique commun pour en saisir le fonctionnement. On pouvait alors, sans autre forme de procès, s’exercer à les imiter. Et, comme dans toute transmission vivante, chacun pouvait, en apportant sa touche personnelle, contribuer à faire évoluer le système.
La surdité des critiques modernes ne s’explique que par l’évolution qu’ont connue la langue et, encore davantage, la théorie prosodique. Dans la phonologie de la langue commune, les oppositions de durée se sont peu à peu estompées. La théorie prosodique française a quant à elle subi, au xixe siècle, une révolution copernicienne : centrée depuis toujours sur la quantité, elle s’est brusquement déplacée vers l’accent, ce qui ouvrait certes la voie à de nouvelles méthodes mais, par un effet d’éblouissement qui peine encore à s’estomper, a fait germer l’idée d’une langue congénitalement dépourvue de quantité.
En définitive, le fait que la poésie mesurée ne se soit pas imposée en français ne devrait pas être imputé à un défaut intrinsèque. Pour paraphraser Aubigné (Footnote: D’Aubigné, lettre à Salomon Certon, Œuvres, I, p. 453.), « le seul default qu’il y a, c’est d’autorité ». Il a manqué à son succès, si ce n’est un « Roy savant », du moins un poète de cour influent qui, reprenant à son compte les efforts antérieurs, ait œuvré à les mettre en vogue.
Footnotes: