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O



L’histoire de la langue nous a appris que, contrairement aux deux a du français, dont la différenciation fut régie avant tout par leur quantité, c’est le timbre, ouvert ou fermé, qui est prépondérant dans la différenciation des deux e sonores. Pour l’o, troisième voyelle à exister sous deux formes distinctes en français, timbre et quantité sont intriqués d’une manière si complexe qu’il est parfois bien difficile d’y voir clair, ce d’autant plus que d’importants changements phonétiques, survenus après le xiie siècle, ont profondément modifié la physionomie et la répartition des o en français.

L’o en français standard

Selon Grammont (Footnote: Grammont, La Prononciation, p. 18-24.), en syllabe accentuée, l’o final (c’est-à-dire après lequel aucune consonne ne se prononce) est, dans tous les cas, fermé et bref ([o]): pot, tôt, gigot, gros, numéro.

L’o accentué non final (c’est-à-dire après lequel une consonne au moins se prononce) est fermé et long ([oː]) :

Il est ouvert et long ([ɔː]) :

Il est ouvert et bref ([ɔ]) :

Mais les usages ont subi, au cours des siècles, des transformations si importantes que celui qui s’est plus ou moins imposé en français standard n’est complètement conforme ni à une éventuelle tradition savante du bon usage, ni à des lois phonétiques mécaniques. Sa valeur rétrospective est donc assez faible. On notera en passant que, comme pour l’e, les « lois de position » ne sont que très partiellement applicables dans le cas de l’o puisque de nombreux o sont fermés en syllabe fermée.

La distinction entre o ouvert et o fermé est encore plus floue en syllabe inaccentuée. Dans cette position, tous les o, moins tendus qu’en syllabe accentuée, convergent vers une sorte d’« o moyen » qui est, à l’heure actuelle, plutôt ouvert. Ceci est une particularité du français moderne : en des temps plus anciens, c’est plutôt le son [u] qui semble avoir joué ce rôle de o « neutre ».

L’ère des scribes

O accentué, assonances et rimes

Le latin classique connaissait deux variantes, l’une longue et l’autre brève, du même o, distinction qui s’est portée sur le timbre en latin vulgaire et en gallo-roman, o bref s’ouvrant et o long se fermant. Tout comme l’e, ces deux o n’échappent aux diphtongaisons des premiers siècles et, en théorie, ne conservent leur timbre que lorsqu’ils sont entravés. L’opposition o ouvert - o fermé du roman est tout à fait perceptible dans les textes en vers assonancés. On y distingue ainsi (Footnote: Lote, Histoire du vers, III, p. 169-177.) :

Au xiie siècle, les scribes hésitent encore quant à la manière de noter l’o fermé libre du roman : on trouve indifféremment ou (qui pourrait traduire la diphtongue [ou̯] aussi bien que la voyelle [u]), o et u, cette dernière graphie se trouvant surtout chez les scribes anglo-normands.

Les textes des premiers trouvères font encore un large usage de la lettre o pour noter l’évolution de l’o fermé tant libre qu’entravé du roman. Au cours du xiiie siècle, c’est la graphie ou qui s’imposera dans les deux cas, lorsque le scribe n’utilise pas eu pour le résultat de l’o « fermé » libre. S’il faut admettre que, à l’origine, o peut — tout comme les graphies concurrentes ou et u – traduire un son diphtongué ([ou̯], par exemple dans le mot flor), on peut en revanche considérer que, dès lors que, comme c’est déjà le cas chez Gace Brulé (Footnote: Gace Brulé, Poésies, p. 62 (Raynaud 549).), ou est utilisé dans des mots comme jour (< diurnum), dont l’o, entravé, n’a logiquement pas pu diphtonguer, elle ne traduit plus une diphtongue mais une voyelle simple, et donc un o très fermé dont la sonorité doit tendre vers [u] (Footnote: Si l’on suit De Poerck, La Diphtongaison, et van Deyck, La Palatalisation, c’est bien avant la période littéraire que o fermé a pu tendre vers [u]. À l’opposé, Pieter van Reenen, Les Variations, s’appuyant directement sur les graphies des chartes, croit discerner un mouvement de fermeture au cours du xiiie siècle. Voir aussi mon chapitre U.). D’autre part, lorsque, comme c’est le cas aussi bien chez Thibaut de Champagne que chez Gace Brulé (Footnote: Thibaut de Champagne, Poésies,  p. 6, 34, 40, 54, 96, 106, 110, 146, 154, 174, 180, 242 (Raynaud 1397, 1467, 1596, 714, 1479, 2032, 510, 2026, 529, 1666, 1393, 1410). Gace Brulé, Poésies, p. 58, 76, 126, 130, 146, 158, 162, 230, 262 (Raynaud 857, 772, 1463, 1893, 1977, 126, 549, 160, 773).), la rime associe systématiquement, et aussi bien au pluriel qu’au singulier, des mots de la série dolo(u)r, valo(u)r, plo(u)r, seigno(u)r, flo(u)r avec des mots comme jo(u)r, to(u)r, seco(u)r, c’est-à-dire le produit d’un o fermé libre avec celui d’un o fermé entravé, en usant indifféremment des graphies o et ou, on doit bien admettre que les deux évolutions, en théorie divergentes, de l’o fermé libre et entravé convergeaient alors vers le son [u] dans la diction poétique de nos trouvères. En fait, tous les o fermés entravés suivent une telle évolution, ainsi fo(u)rme, o(u)rne, fo(u)rche, co(u)ste, mo(n)stre, mo(u)sche, go(u)te, do(u)ble, corro(u)ce, dont l’o se ferme en [u] (Footnote: Fouché, Phonétique historique, p. 208.).

Mais l’o fermé du roman n’est pas le seul à tendre vers [u] : les o sont , aux xiie et xiiie siècles, marqués par un mouvement général de fermeture, qui fait que bon nombre d’o originellement ouverts seront susceptibles d’atteindre aussi le son [u] (Footnote: Fouché, Phonétique historique, p. 207-212.).

La phonétique historique nous apprend en effet que l’o ouvert final ou en hiatus aboutit à [u] dès le xiie siècle (clavu > clau > clo(u); laudat > loe > loue). L’o des mots de la série chose, rose, cose, pose, ose, ainsi que celui de mots comme povre, gros, noble, quant à eux ouverts à l’origine, sont également susceptibles de subir cette tendance à la fermeture (Footnote: On a par exemple chose : enclouse dans le Roman de la Rose (vv. 2872-3).), mais qui est ici contrecarrée par la tradition savante. La conservation de l’o ouvert entravé des mots comme mort, or (< aurum), confort, tort assure la survie du son [ɔ]. Même pour ces mots, une tendance populaire à la fermeture est parfois perceptible jusque chez les poètes, ainsi qu’en témoignent les rimes confort : secourt, corps : faulbours que Fouché (Footnote: Fouché, Phonétique historique, p. 211.) trouve encore au xve siècle, mais qui ne représentent qu’une tendance minoritaire. Au xvie siècle, une telle tendance sera récupérée par certains courtisans, et l’on parlera alors d’ouïsmes et d’ouïstes.

Du fait de cette grande mobilité des o et du flou de la graphie, il n’est guère aisé de savoir dans quelle mesure, à l’image de l’opposition [ɛ]-[e], l’opposition [ɔ]-[o] que permet d’entrevoir l’étude des assonances se maintient dans les poèmes rimés des trouvères.

Chez Conon de Béthune, qui appartient à la première génération, on trouve quelques rimes en o fermé, une seule associant des o libres (humor : flor : amor) avec un o entravé (jor) (Footnote: Conon de Béthune, Chansons, p.11 (Raynaud 1128).), mais aucun o ouvert ne figure à la rime. Gace Brulé nous a laissé, en plus des rimes en -o(u)r déjà mentionnées, plusieurs rimes en -ort dont l’o est ouvert (confort : tort : mort : fort : deport : recort) (Footnote: Gace Brulé, Poésies, p. 24, 40, 62, 88, 184, 202 (Raynaud 1465, 762, 1304, 1578, 1422, 1010).) — et qui ne comportent donc ni co(u)rt < currit (il court), curtum (adj. court) ou cohortem (la cour), dont l’o serait fermé. Toutes ces rimes sont pures, mais il n’y a chez lui aucune rime en -ort fermé ou en -or ouvert.

Un peu plus tard, chez Thibaut de Champagne, on trouve plusieurs séries pures en o ouvert, comme confort : recort (< recordat) : tort : deport. Il existe aussi une série cors (< corpus) : fors (< foris) : ors (< aurum) : tresors, dans laquelle n’interviennent donc que des o ouverts, et qui s’oppose aux nombreuses séries du type amors : valors : dolors déjà mentionnées. Mais cet exemple est contredit par la présence du mot cors (< corpus donc o ouvert) dans une série de mots rimant en -ors dont l’o est fermé (tenebrors : amors : aillors) (Footnote: Thibaut de Champagne, Poésies,  p. 22, 244, 182 (Raynaud 996, 1410, 1393).).

Chez Colin Muset, on a une série or (< aurum) : encor : or ([ɔ]) en face de plusieurs séries du type amor : color : jor ([o] > [u]) (Footnote: Colin Muset, Chansons, p. 16, 1-2, 8-9 (Raynaud 972, 966, 1966), etc.) alors que Thibaut de Blaison n’a laissé que quelques rimes en o fermé et aucune en o ouvert.

Ces faits suggèrent que les trouvères respectaient en général la distinction o ouvert - o fermé, mais ils sont peu nombreux et la régularité qu’ils laissent apparaître pourrait à la rigueur être due au hasard. Pour les étayer, il faut donc avoir recours au corpus plus volumineux que constituent, par exemple, les Miracles de Nostre Dame de Gautier de Coinci.

Ici aussi, l’on est en présence d’un certain flou graphique, le poète (ou plutôt le scribe de référence) utilisant assez indifféremment o et ou, mais aussi parfois eu (Footnote: Gautier de Coinci, Les Miracles, I, p. 63 (oneur : desoneur); IV, p. 208 (oneur : greigneur); IV, p. 492 (seigneur : fleur), etc.), pour noter l’évolution de l’o fermé du roman. On a même une rime ore (< orat) : pleure (Footnote: Gautier de Coinci, Les Miracles, III, p. 497.), pour laquelle l’interprète doit bien sûr choisir une prononciation uniforme.

Comme chez les trouvères déjà cités, o fermé libre et entravé se confondent à la rime (Footnote: Gautier de Coinci, Les Miracles, I, p. 37 (amor : valor : jor); I, p. 106, 144 (jors : plors); II, p. 6, 30, 199 (amor : jor); II, p. 235 (plors : secors); III, p. 305, 307-308; IV, p. 199, 267 (creator : ato(u)r); IV, p. 376 (criatour : tour < turrem).). On trouve aussi des rimes du type touz (< tottos, tous) : douz (< dulcis, doux) ou toz (< tussem, la toux) : poz (< pulsum, le pouls) (Footnote: Gautier de Coinci, Les Miracles, I, p. 11; II, p. 67, etc.) dont on peut conclure que l’l antéconsonantique originel de dolz et de pulz, vélarisé puis vocalisé en [u], s’est, à ce stade, fondu dans le son résultant de l’o long : selon Fouché (Footnote: Fouché, Phonétique historique, p. 308.), de telles rimes sont courantes dès 1150. Une rime comme pouz (< pulsum) : Pouz (< Paulus) (Footnote: Gautier de Coinci, Les Miracles, IV, p. 495.) nous apprend que l’aboutissement de o ouvert (ou de au latin) suivi d’un l antéconsonantique (et donc également vocalisé à ce stade) entre lui aussi dans la classe des rimes « en o fermé ». Ce n’était pas encore le cas dans la Chanson de Roland,colp (< col(a)pu, le coup) assonait encore en o ouvert (Footnote: La Chanson de Roland, v. 1805.).

D’une manière générale, o ouvert reste, chez Gautier, rigoureusement séparé de o fermé : ainsi, des mots comme or, nom ou conjonction (< aurum ou hac ora), mort (< mortem ou mordet), cors (< corpus), tous en o ouvert, ne riment jamais avec les mots en -or, en -ort ou en -ors dont l’o est fermé (jor, valor, cort < cohortem, curtum ou currit, etc…). Là, les occurrences sont beaucoup trop nombreuses pour qu’il puisse s’agir d’une coïncidence.

Il existe toutefois quelques irrégularités ponctuelles :

L’examen des rimes de Rutebeuf (Footnote: Rutebeuf, Œuvres, I, p. 100-147.) n’apporte pas d’élément divergent. La graphie eu, comme aboutissement de l’o fermé libre, y est nettement plus fréquente que chez les trouvères antérieurs, mais cette classe de mots continue à rimer très régulièrement avec les dérivés de l’o fermé entravé. On a par exemple une rime meilleur : doleur : jour : dosour (douceur) : valour : folour : plour : errour : picheour (pécheur) : tricheour : tour (< turrem) : creatour : jor : sejour, qui mélange allègrement les graphies. Comme chez Gautier de Coinci, les dérivés de l’o fermé restent néanmoins rigoureusement séparés de ceux de l’o ouvert, à quelques exceptions ponctuelles près, comme une rime cors (< corpus, donc o ouvert) : secors (de secorre < succurrere donc o fermé). Chez Rutebeuf, ordre, mot pour lequel Gautier hésite entre o ouvert et o fermé, rime à trois reprises en o ouvert, ce qui est contraire à l’étymologie mais correspond à la prononciation qui a prévalu pour ce mot. Le mot repro(u)che rime en o fermé alors que son o étymologique (< *repropiare) est ouvert. Fouché (Footnote: Fouché, Phonétique historique, p. 212.) explique la forme reprouche, très fréquente au Moyen Âge, comme une analogie des formes où l’o est inaccentué (repro(u)chier, repro(u)chons…), dont l’o se ferme régulièrement en [u].

Chez Adam de la Halle, la graphie o pour o fermé a presque complètement disparu au profit de ou et eu, avec avantage à la première de ces deux graphies. O fermé reste donc parfaitement séparé de o ouvert. Seule exception à signaler, une rime labors (< labores donc labours) : cors (< corpus) (Footnote: Adam de la Halle, Œuvres complètes, p.309.).

En définitive, on conclut que les trouvères respectent fort bien l’opposition o ouvert - o fermé qui caractérise déjà les poèmes assonancés, mais avec les particularités suivantes :

Si l’on passe maintenant au xive siècle, et au Roman de Fauvel, on ne constate pas de changement majeur. Dans le texte du roman proprement dit, les o fermés sont, le plus fréquemment, notés ou, o restant minoritaire et eu rare. Comme chez Rutebeuf, ord(r)e rime en o ouvert et on trouve la forme analogique reprouche (Footnote: Roman de Fauvel, vv. 53-4, 829-30, 975-6. Pièces monodiques, p. 100.). Au titre de menues irrégularités, on peut signaler le mot borne (< *botinam, avec o ouvert), écrit une fois bourne, et qui rime à deux reprises avec bestorne dont l’o est en principe fermé, ainsi qu’une rime force : pour ce, tout à fait isolée (Footnote: Roman de Fauvel, vv. 83-4, 1155-6, 1195-6.). Dans les interpolations musicales, on retrouve les longues séries de rimes en -o(u)r, -o(u)rs ou -o(u)rt, caractéristiques des pièces lyriques du siècle précédent (Footnote: Le Roman de Fauvel, Pièces monodiques, p. 66-7, 98, 111-112, 113, 140.). Ici aussi, o ouvert est rigoureusement séparé de o fermé, o fermé libre et o fermé entravé se confondant à la rime.

L’examen des rimes de Machaut est sans surprise. Ici, les séries de rimes en -our mêlant des o fermés libres et entravés sont innombrables. Je citerai seulement la pièce Vez ci les biens que ma dame me fait (Footnote: Guillaume de Machaut, Poésies lyriques, p. 273-275.), entièrement bâtie sur soixante-quatre rimes en -our. Pour noter l’aboutissement de l’o fermé, la graphie ou domine de manière écrasante, o étant complètement absent et eu très minoritaire. La distinction o fermé (ou ou eu) - o ouvert est parfaitement respectée.

Considéré sous l’angle des rimes en o, le xve siècle est celui du tournant, voire de la rupture : Charles d’Orléans, s’il laisse encore, comme par inadvertance, échapper quelques dolours, douçours et plours (Footnote: Charles d’Orléans, Poésies, p. 23, 24, 261, 381.), accorde maintenant la préférence à la graphie eu pour l’aboutissement de l’o fermé libre. À ces rares exceptions près, et sans parler de quelques treuve, labeure et sequeure (Footnote: Charles d’Orléans, Poésies, p. 325, 381.), on peut dire que, chez lui, la distribution des graphies o, ou et eu en syllabe accentuée correspond à celle qui a prévalu en français standard. L’un de ses rondeaux est même construit sur l’opposition des finales -ours (< o entravé) et -eurs (< o fermé libre et o ouvert dans le monosyllabe cor) :

Par vous, Regard, sergent d’Amours,

Sont arrestez les povres cueurs,

Souvent en plaisirs et doulceurs,

Et maintes fois tout au rebours. (Footnote: Charles d’Orléans, Poésies, p. 400.)

Un tel poème aurait été impensable moins d’un siècle plus tôt, car alors, il aurait été compris comme trois rimes en -ours et un cueurs orphelin.

Villon tourne carrément le dos aux séries de rimes en -our où se mêlaient les étymologies. Les o fermés libres (à l’exception, bien sûr, de celui d’amour) sont systématiquement notés par eu. Certains verront, dans ce triomphe de douleur sur doulour, la victoire, bien tardive, du français parlé à Paris. Il y a plus à dire, peut-être. Le Testament nous donne encore, une seule fois, citant un proverbe qui est un condensé du mode de vie courtois :

« De chiens, d’oyseaulx, d’armes, d’amours »,

Chascun le dit a la vollee

« Pour ung plaisir mille doulours. » (Footnote: François Villon, Poésies complètes, Le Testament, vv. 622-4.)

Comme elle paraît ici décalée, cette dyade amour : doulour, emblématique de l’esprit courtois ! Et comme il devait alors paraître nécessaire de la faire éclater et de rompre ainsi avec la tradition courtoise en bannissant doulour de la poésie française !

Mais ce n’est pourtant pas avec Villon que plour, flour et doulour auront dit leur dernier mot. On trouve encore ces formes, quoiqu’occasionnellement, dans ces chansonniers qui, d’Italie en Espagne en passant par la Bourgogne, témoignent jusqu’à l’aube du xvie siècle du rayonnement de la chanson française dans les cours européennes (Footnote: Chansonnier cordiforme, p. 74; Chansonnier Nivelle, f° xli v°; Chansonnier Mellon, f° 14 v°, 50 v°.). Mais elles font désormais figure d’archaïsmes un peu précieux.

Un coup d’œil aux traités de Seconde rhétorique rassemblés par Langlois, qui ne sont, et de loin, pas toujours en phase avec la pratique des versificateurs, permet les observations suivantes :

Tout cela rend maintenant nécessaire un recentrage sur la voyelle o en tant que signe graphique. En effet, une bonne partie des rimes qui, à l’origine de notre poésie lyrique, étaient rendues par le caractère o, ont, au xve siècle, définitivement glissé vers les digrammes ou et eu qui, de manière stable et irréversible, se prononcent désormais [u] et [ø], ce qui a eu pour effet de rétrécir considérablement le champ des rimes « en o ». En fait, seules demeurent dans cette catégorie une partie des formes qui, originellement, assonaient « en o ouvert », soit celles qui ne se sont pas, comme clou et coup, fermées en [u] aux xiie et xiiie siècles, auxquelles viennent s’ajouter quelques mots savants ou autres emprunts. Comme il n’est pas possible de connaître le timbre de ces o sur la base de critères étymologiques, il faut bien prendre comme référence la prononciation du français standard moderne et chercher chez les poètes anciens des rimes qui, à nos oreilles, sonneraient en « [o]-[ɔ] ».

Vu sous l’angle de l’o graphique, l’œuvre de Charles d’Orléans permet de répertorier les catégories de rimes suivantes (j’excepte les cas où o est suivi d’une consonne nasale, traités au chapitre des voyelles nasales) :

On le voit, le catalogue est d’une pauvreté extrême. Certaines de ces catégories sonnent pour nous en [ɔ] (-ors, -ort, -ol(l)es, -orte), les autres en [o]. Rien ne permet pour l’instant de savoir s’il en allait de même au xve siècle. Quoi qu’il en soit, il n’y a chez Charles d’Orléans aucune rime qui, pour nous, serait en « [o]-[ɔ] ».

Chez Villon, le vocabulaire est plus divers et les catégories plus nombreuses mais moins fournies :

Apparemment, il existe ici quelques irrégularités. Ainsi, cette série où bouche rime avec des mots en -oche, et cette autre où se mêlent des mots qui sonnent pour nous en [ɔ] (botes, crotes, marmotes…), en [o] (costes, ostes pour côtes, hôtes) et même en [u] (crostes pour croûtes, mais la leçon n’est pas certaine). La rime trop : Jacob est aussi pour nous en « [o]-[ɔ] » ; cela tient moins à la nature de l’o qu’au fait que, aujourd’hui, on ne prononce pas la consonne finale du premier alors qu’on prononce systématiquement celle du second, le timbre de l’o s’adaptant « mécaniquement » à cette pratique. On remarque aussi la rime arrouse : mouse : tallemouse, dont le premier mot se prononce aujourd’hui en [o] (… et les suivants ne se prononcent plus du tout !). Enfin, fait encore exceptionnel, un mot en -aulx rimant avec os montre que, en parisien vulgaire en tout cas, la diphtongue au s’était probablement déjà simplifiée (Footnote: François Villon, Poésies complètes, Le Testament, vv. 1969-94, 1073-6, 1647-50, et p. 273.).

Quant aux traités de Seconde rhétorique, ils respectent en général l’opposition o-ou, avec les exceptions suivantes, dont l’importance relative est minime :

En revanche, leur approche de ce que nous considérons aujourd’hui comme l’opposition [o]-[ɔ] est nettement plus flottante :

En fréquence absolue, ces exemples de rimes « [o]-[ɔ] » sont plutôt rares, mais compte tenu du peu de contextes consonantiques où un o pour nous fermé est susceptible de rencontrer à la rime un o pour nous ouvert, leur importance relative est considérable. Ils montrent que, probablement, les compilateurs des traités de Seconde rhétorique n’ont aucun égard à ce qu’est pour nous la distinction [o]-[ɔ]. Cela mérite d’être relevé même si, bien sûr, ces listes de mots leonins et plains sonnans ne reflètent que d’assez loin la pratique des « vrais » rhétoriqueurs, c’est-à-dire des poètes eux-mêmes, ce d’autant plus que, comme on l’a vu, certaines de ces rimes « [o]-[ɔ] » se trouvent aussi chez Villon.

Autre fait à relever : l’apparition de la diphtongue au dans quelques séries de mots en -o- de l’Art et science de rhétorique, ce qui montre que, pour le compilateur des listes en tout cas, elle s’était déjà simplifiée en o. Ce traité date vraisemblablement du premier quart du xvie siècle : la fusion au-o qu’il annonce, même si on en trouve déjà un exemple chez Villon, n’en mettra pas moins longtemps encore à se généraliser dans la pratique des poètes.

Au xvie siècle, Clément Marot se permet encore quelques clamours (Footnote: Clément Marot, Œuvres lyriques, p. 100, 108, 167, 198, 200, 381.), les autres mots de cette série étant systématiquement écrits en -eur. On ne trouve pas, chez lui, d’exemples des ouïsmes des courtisans. La recension des rimes en o de ses Œuvres lyriques donne le résultat suivant :

Le catalogue, établi sur plus d’une centaine de rimes en o, est plus riche que celui de Charles d’Orléans, mais reste nettement en retrait par rapport à Villon. Sur les dix-sept catégories qu’il contient, seule une petite minorité est susceptible de recevoir des mots rimant (pour nous) en [o] et en [ɔ] : -ol(l)e, -osse, -ot(t)e et, selon que l’s final est prononcé ou non, -os/-oz. Et l’on trouve néanmoins roole : volle et Ecosse : grosse. La graphie roole est intéressante : elle nous montre qu’on considérait alors cet o comme long, ce qui n’empêchait pas de le faire rimer avec un o bref.

Chez Ronsard, ou plutôt dans l’échantillon de son œuvre que représentent les quatre premiers livres d’odes et le Bocage de 1550 ainsi que la totalité des Amours, on trouve la forme nouds (Footnote: Pierre de Ronsard, Les Amours, p. 11, 461.), pour nœuds, exemple tardif d’un o fermé libre aboutissant à ou. On note aussi quelques rimes qui, à nos oreilles, associeraient un o avec un ou : crope (pour croupe) : Europe, trope (pour troupe) : Europe, jalose : chose, Caliope : trope, reboute : oute (pour ôte), bouche : approuche, pouvre (pour pauvre) : decouvre, approuche : couche, trop. : Penelope, trop. : Sinope (Footnote: Pierre de Ronsard, Œuvres complètes, I, p. 147, 152, 263; II, p. 61, 83, 110, 117, 127. Les Amours, p. 211, 255.). Ronsard trouve le besoin de justifier les licences que constituent ces oscillations entre o et ou, et dont seule une partie peuvent être qualifiées d’ouïsmes, dans son Abrégé d’art poétique :

Tu pourras aussi à la mode des Grecs, qui disent ounoma pour onoma [mots en caractères grecs dans l’original], adjouster un u, apres un o, pour faire ta ryme plus riche plus sonante, comme troupe pour trope, Callioupe pour Calliope. (Footnote: Pierre de Ronsard, Œuvres complètes, XIV, p. 23.)

Peu importe ici la forme la plus « régulière » ou la plus courante de ces mots. Le caractère sonant de la rime passe ici avant la fidélité à la langue spontanée.

Il y a extrêmement peu de rimes « [o]-[ɔ] » dans notre échantillon : vole : pole, l’os : dos, l’os : flos (Footnote: Pierre de Ronsard, Les Amours, p. 45, 129, 351. On remarquera de plus que vole : pole serait une rime régulière selon les canons de La Noue et que c’est parce que nous prononçons aujourd’hui l’s final du mot os et pas ceux de dos ou flo(t)s que ces rimes nous semblent irrégulières.). Il faut relever cependant que, si l’on soustrait aux 300 à 400 rimes en o examinées celles appartenant aux catégories dans lesquelles on trouve au moins une rime « [o]-[ɔ] » d’une part et, d’autre part, celles appartenant aux catégories, les plus nombreuses et les mieux fournies, dans lesquelles il ne peut exister de telles rimes, il reste en tout et pour tout à peine cinq rimes, constituant les catégories -ode, -odes et -osses, dans lesquelles des rimes « [o]-[ɔ] » seraient susceptibles de se trouver et semblent de fait avoir été évitées. On peut donc dire que Ronsard, tout comme ses prédécesseurs, produit aussi peu de rimes « [o]-[ɔ] » qu’il en évite.

Dans les Regrets et les Antiquités de du Bellay, on a, comme chez Ronsard, Calliope : troppe ainsi que l’os : enclos et cotz (=coqs) : dos, alors que dans l’Art poétique de Peletier, on a grosse : noce et rolle : parolle (Footnote: Joachim Du Bellay, Regrets, sonnets xlviii, clii, cliii. Jacques Peletier, Œuvres poétiques, p. 127, 194.). Aucun de ces poètes n’ose associer o et au à la rime.

À l’exception d’une rime atourne : orne isolée, Jodelle distingue strictement o de ou. Il cède, une fois également, à l’ancienne tradition courtoise en rimant clamour et amour (Footnote: Etienne Jodelle, Œuvres complètes,  I, p. 433, II, p. 311.). Une rime repos : corps (Footnote: Etienne Jodelle, Œuvres complètes, I, p. 126.), hardiment licencieuse, mise à part, il semble éviter les rimes « [o]-[ɔ] », mais il y a trop peu d’occurrences pour qu’on puisse être sûr que cela n’est pas dû au hasard. Il est probablement le premier auteur à rimer o et au avec une certaine régularité. On trouve chez lui de nombreuses rimes nostre(s)/vostre(s) : autre(s) (Footnote: Etienne Jodelle, Œuvres complètes, I, p. 100, 137, 140, 178, 184, 212, 238, 251; II, p. 37, 47, 193, 202, 204, 338.) et, plus isolées, adores : restaures, fautes : hostes, faute : hoste, oste : faute et mauls : los (Footnote: Etienne Jodelle, Œuvres complètes, I, p. 287, 373; II, p. 163, 183, 207, 323.).

Chez Malherbe, plus trace d’ouïsmes ou des licences de la Pléiade : o et ou sont strictement séparés. On trouve aussi une (et une seule) rime autres : vostres. Colosse : fosse est la seule rime « [o]-[ɔ] » que j’aie relevée dans ses oeuvres poétiques (Footnote: François Malherbe, Œuvres poétiques, I, p. 208, 268.).

Dans leurs dictionnaires de rimes, Tabourot et La Noue adoptent des points de vue différents mais complémentaires :

Tabourot est encore marqué par le mélange o-ou que préconise et pratique Ronsard, ce qui ne l’empêche pas de se moquer ici ou là des courtisans ouïstes (Footnote: R. Desrochers, Les Voyelles posterieures, suggère que l’ouïsme courtisan ne touche que des o longs comme celui de chose, et que, plutôt qu’en une fermeture de [o] en [u], il consiste en une fermeture de [ɔ] en [o]. Cette hypothèse est séduisante, mais elle se heurte au témoignage de Tabourot, qui est le plus important et le plus détaillé que nous possédions à ce sujet, et que Desrochers, si l’on en juge par ses indications bibliographiques, n’a pas consulté directement. Les exemples donnés ici montrent bien que, selon Tabourot, les ouïsmes des courtisans touchent aussi bien des o brefs que des o longs, et que leurs résultats sont censés rimer avec des mots dont l’[u] (< o fermé du roman) est incontestable. Cela n’empêche pas bien sûr qu’on ait pu considérer ici ou là comme des ouïsmes la forme « édulcorée » que défend Desrochers. Il faut néanmoins admettre que c’était bien l’ouïsme « pur sucre » qui caractérisait l’usage de la Cour.). Il admet ainsi adobe et adobé (pour adoube et adoubé), la rime -offle : ouffle sans réserve et la rime -offe : -ouffe « si tu veux Ouister », et range Noé avec les mots en -oué, couste avec ceux en -ote.

À propos de mots en -oude, il écrit :

Les nouueaux courtisans pourront rimer ces mots auec ceux en ode, puisque ils se plaisent a prononcer, o, en ou. comme,

Ie m’accoumoude

Auec le coude,

Pour voir les pous

De l’houme grous.

Or deuinez si pous signifiera pouls ou des pots d’un gros homme.

À propos des mots en -oule :

Rime bien avec olle, principalement en ce siecle, ou tous les os sont tellement enflez, qu’on en fait des ous, & des fols des fous.

À propos des mots en -oupe :

Je mets icy ope & oupe ensemble, non pas que ie vueille deuenir ouyste, mais parce que nos Poetes François tout au contraire rendent ou en o, comme Ronsard qui rime Croupe contre Calliope, & escrit Crope.

À propos de ceux en -ourde :

Les Ouystes de nostre temps ont licence de rimer ourde contre orde, encor que difficilement ie m’y accorde.

Et finalement, à propos de ceux en -ose :

Quelques-vns riment avec les mots en ouse, ostant l’u, & disent Tholose, Espose, & tout le contraire des ouystes.

Mais, à part ces licences dûment signalées, ou et o sont, chez lui, nettement séparés.

Il mentionne aussi en passant l’usage, désormais archaïque, consistant à rimer en -ou- les mots en -eu-. Ainsi, à propos de oure :

Quasi tous les anciens Poetes François riment eure & oure : comme ils ne font point de difference entre eu & ou.

Exemple

Qu’elle coure

En peu d’houre :

Vers son doux

Amouroux.

Encores en retenons nous l’vsage en beaucoup de mots : comme ialoux &c.

C’est à juste titre qu’il mentionne le mot jaloux (< zelosum) qui, avec amour, espous, loup, fait partie des rares mots dont l’o fermé libre n’a pas passé à eu. À propos du mot amour / ameur, on pourra consulter l’article de Schmitt.

Fait important, il n’a absolument aucun égard à la distinction [o]-[ɔ] que fait le français standard. Il admet en effet sans restriction grosse : atroce, rode (de roder) : ode et il range pêle-mêle en une seule catégorie geole, mole, pole, roole, controlle avec obole, symbole, colle, viole etc… Il range coste avec cotte, hoste ou oste avec hotte dans la catégorie des mots en -ote. À la rubrique -oste, il écrit :

Oste selon l’escriture, mais selon la prolation, ce n’est qu’un o accentué d’un grave accent, oste, coste, prevoste, &c. que tu verras sous ôte.

La rubrique -ôte étant inexistante, il est probable qu’il renvoie simplement à -ote.

Enfin, il admet quelques rimes associant o avec au, comme -offe : -auffe, -ostre : -autre, -ore : -aure, -o(t)s : -aux. Les rimes obe : aube, -oce : -auce, -ode : -aude, -oge : -auge, -oche : -auche, -ole : -aule, -ope : -aupe, -ose : -ause, -ote : -aute, -ove : -auve ne sont pas explicitement admises, mais il n’est pas possible de savoir si Tabourot omet de les autoriser ou s’il les désapprouve en raison d’une différence de timbre ou de quantité.

La Noue est, comme il se doit, plus retenu et plus subtil. Il ignore totalement les clamours et doulours des « anciens poètes » et, quoique présents, les ouïsmes sont relativement rares chez lui : goulfe, giroufle, arrouze, etc. Il s’efforce, comme à son habitude, de distinguer brèves et longues, et c’est là que son travail devient, pour nous, le plus intéressant : ainsi, il fait la différence entre, d’une part, un -osse « bref » (bosse, chassebosse, cosse, colosse, carrosse, brosse), auquel il associe les mots en -oce, et, d’autre part, un -osse « long » (adosse et dérivés, fosse, enosse et dérivés, grosse, engrosse, desengrosse) auquel il associe les mots en -ausse. De même, il sépare on ne peut plus nettement les mots en -ot(t)e (pénultième brève) de ceux en -oste « où on ne prononce point l’S  » (pénultième longue), avec lesquels il rime la « terminaizon » -aute, qui n’en diffère, dit-il, « que d’orthographe ». On retrouve donc, à peu de chose près et exprimée en termes de quantité, la distinction que, en français standard, on analyse au premier chef comme une opposition [ɔ]-[o]. Moins conforme à l’évolution ultérieure de la langue est son traitement des mots en -ol(l)e (pénultième brève) au nombre desquels, à côté de parole, vole, cole etc., il range geole, mole, pole et controle, ce qui ne l’empêche pas de réserver au seul mot rosle (avec quelques dérivés) une catégorie -osle (pénultième longue) qu’il apparie à -aule.

D’une manière générale, il interdit, ou voudrait interdire, en raison de leur différence de quantité, les rimes -o- : -au- dans les catégories suivantes : -obe : -aube (cette rime n’est pas expressément autorisée), -ode : -aude (« on ne les assemblera s’il n’est plus que necessité »), -ofe : -aufe (« c’est grande licence »), -oge : -auge (« sonne mal »), -oche : -auche ( « s’accommode mal »), -ope : -aupe (« rude »), -offre : -aufre (admise à condition d’allonger -offre). Mais, comme dans ce dernier cas, il laisse presque toujours au poète la responsabilité d’enfreindre ces règles par « necessité ». C’est alors au diseur de s’adapter en « baillant l’accent long » aux pénultièmes brèves, pratique qu’il recommande aussi pour les rimes en a. Toutes ces rimes associeraient, en français standard, un [ɔ] à un [o].

En revanche, il admet sans restriction ou presque les rimes suivantes : -ost : -aud : -aut, -ore : -aure (restaure constitue à lui seul cette catégorie), -oze : -auze (c’est-à-dire -ose: -ause), -o : -au, -os/-osts : -aus/-auds/-auts, qui seraient pures en français standard.

Il désapprouve les rimes -ot (bref) : -ost/-aud/-aut (long), ce qui est conforme à sa logique, et probablement à une opposition de quantité qui était, pour lui, réelle. Il critique aussi la rime -ots : -os/osts/-aus/-auds/-auts : pour lui, la marque du pluriel, en règle générale allongeante, ne semble ici pas suffire à conférer « l’accent long » à la (très) brève finale -ot. Tous ces o, il va sans dire, sont fermés en français standard.

Que conclure de la confrontation entre la fine analyse de La Noue et la pratique des poètes qu xvie siècle ?

Examinant les « rimes classiques », Straka (Footnote: Straka, Les Rimes classiques, p. 90-96.) retrouve quelques-unes des rimes « [o]-[ɔ] » déjà évoquées :

Il relève aussi des rimes -ole : -aule (parole, ecole : saule, epaule) chez La Fontaine, mais il ne se préoccupe pas des autres rimes -o- : -au-. Enfin, l’essentiel de sa discussion porte sur des rimes en -ome et en -one, dont l’o était probablement dénasalisé au xviie siècle, mais dont la discussion doit néanmoins s’appuyer sur l’histoire des voyelles nasales.

Reprenant le théâtre de Corneille, on constate que les rimes « [o]-[ɔ] » y sont tout à fait exceptionnelles : rôle(s) : parole(s), pôle : parole, ne représentant pas plus de cinq occurrences (Footnote: Pierre Corneille, Théâtre complet. Mélite, vv. 575-6; La Veuve, vv. 1143-4; L’Illusion, vv.1621-2; La Suite du Menteur, vv. 1105-6; Tite et Bérénice, vv. 403-4.) sur un corpus qui doit bien compter soixante mille vers. Les rimes autre(s) : vôtre(s)/nôtre(s) sont extrêmement nombreuses chez Corneille : plus de cent cinquante occurrences. Assez fréquentes aussi sont les rimes cause(s) : -ose (dispose, oppose, chose, etc.) : plus de cinquante occurrences, mais il faut relever que l’au de cause est d’origine savante et que, s’il a été, à une époque ou une autre, diphtongué, ce ne peut être que par analogie avec d’autres mots dont l’au provient de -al + consonne. Ces deux catégories mises à part, les rimes -o- : -au- restent étonnamment rares : ôte : haute, ôte : faute, encore : Maure (dont l’au est savant), haut : tôt, faut : tôt (Footnote: Pierre Corneille, Théâtre complet. Horace, vv. 479-80; Cinna, vv. 853-4; Don Sanche, vv. 229-30; Sophonisbe, vv. 1033-4; Agésilas, vv. 1872-4; Pulchérie, vv. 857-8; Psyché, vv. 506-9, 926-8; Suréna, vv. 1557-8.), représentant moins de dix occurrences.

À l’issue de ce survol de l’histoire des rimes en o, on retiendra particulièrement les points suivants :

O inaccentué

En gallo-roman, rappelons-le, tous les o brefs du latin classique tendaient à s’ouvrir, alors que les o longs et les u brefs convergeaient vers un o fermé. Au ve siècle, la diphtongue au latine s’était simplifiée en o ouvert. Au vie siècle, ceux des o inaccentués qui n’ont pas disparu — avant tout ceux qu’on trouve en syllabe initiale — se confondent en un o fermé dont la réalisation sonore tendra vers [u] (Footnote: Zink, phonétique historique, p. 49-51, 72 ; Fouché, Phonétique historique, p. 425-427.).

Pour la portion du Moyen Âge qui intéresse les chanteurs, grosso modo la période 1150-1500, on peut donc considérer que les o inaccentués, quelle que soit la graphie employée (o ou ou), sont, sauf exception, des [u], ou en tous les cas des o très fermés. Ainsi, il n’y a pas lieu de se demander si dolor, morir, doter, sovent, voloir, soleil, rosée, porquoi se prononçaient différemment de doulor, mourir, douter, souvent, vouloir, souleil, rousée, pourquoi : les deux graphies, qui apparaissent alternativement et sans logique apparente dans nombre de textes poétiques, sont la traduction d’un seul et même son qui, s’il n’était pas un [u] aussi tendu que l’ou en syllabe accentuée, devait néanmoins être un o extrêmement fermé. Bon nombre de ces ou sont restés fermés jusqu’à nos jours.

L’analogie a pu favoriser le maintien de [O] en syllabe initiale inaccentuée. Ainsi, des mots comme mortel, portail ont-ils pu conserver un o plus ou moins ouvert par analogie avec mort, porte. De même, oser ou poser ont-ils pu maintenir leur o par analogie avec les formes dont l’o est accentué comme ose et pose. Pour ces mots, comme le suggère Fouché, les deux variantes ([O] et [u]) ont pu coexister (Footnote: Zink, Phonétique historique, p. 205  Fouché, Phonétique historique, p. 426-428, 436.). L’apparition de o longs, suite à la chute d’un s ou à la vélarisation d’un l implosifs s’est produite aussi en syllabe inaccentuée. Moins stables que sous l’accent, ces o longs ont pu tendre à s’abréger dès le xvie siècle.

Le son [u] représente donc, au Moyen Âge, une sorte de o « neutre », auquel on aboutit « par défaut », et qui n’est pas sans analogie avec l’e féminin : l’e inaccentué par excellence. Et la comparaison peut être poursuivie pour la Renaissance. De même que, sous l’influence des réformes dites « érasmiennes » de l’enseignement, bon nombre d’e sonores seront réintroduits aussi bien en latin qu’en français, les o inaccentués repasseront en nombre de [u] à [O], pour aboutir à l’usage qui prévaut en français standard, où, en vertu d’une logique pas toujours évidente, couleur et vouloir ont été conservés mais coloré et volonté ont été « rétablis ». À cet égard, le xvie siècle est donc une période d’instabilité et d’hésitation, car contre la tendance savante à ouvrir les [u] existe aussi une tendance affectée à fermer les [O] en [u], longtemps très vivace parmi les courtisans qualifiés d’ouïstes, mais qui s’éteindra dans les premières décennies du xviie siècle.

L’ère des grammairiens

En 1529, Tory (Footnote: Tory, Champfleury, f° li v°.) disserte sur l’aspect motivé de la lettre o, dans laquelle il voit, à la suite de Martianus Capella, une représentation de la forme des lèvres : « Le O. veult estre pronunce dung esprit & son, sortant rondement de la bouche ». Il évoque o bref et o long latin et, également, l’omicron et l’omega des Grecs, mais n’établit aucun parallèle avec le français.

En 1531, Dubois, Picard d’origine, considère l’o (avec l’i et l’e) comme une voyelle d’ouverture moyenne, par opposition à a qui est ouvert et à u qui est fermé. Pour lui, o, comme a et i et contrairement à e et u, n’a pas changé de prononciation en passant du latin au français : il ne connaît donc qu’un seul o. Il se sert en revanche des « diphtongues » o^u et a^u et e^u, qu’il coiffe, comme toutes ses diphtongues, d’un accent circonflexe à cheval sur les deux voyelles. Il ne décrit pas précisément sa prononciation de o^u, qu’on pourra selon toute vraisemblance considérer comme très proche de [u]. Quant à a^u et e^u, il n’est pas possible de savoir s’ils sonnaient pour lui réellement comme des diphtongues ou s’ils tendaient vers leur prononciation actuelle (Footnote: Dubois, Isagoge, p. 2, 8-9.). En syllabe accentuée, il donne une distribution o-ou-eu qui est à peu de chose près conforme à celle du français standard. Tout au plus hésite-t-il entre coè, co^uè et cue^uè pour queue, entre clo^u et cle^u (forme qu’il signale comme picarde) pour clou. Il ne connaît pas la peur, mais seulement la pa^ur, la po^ur ou même la pa^uo^ur. En syllabe inaccentuée, la distribution o-ou est aussi très proche de celle qui a finalement prévalu : po^urcellet et ro^uséè, pour porcelet et rosée, font figure de rares exceptions alors que les formes plo^urer, demo^urer et flo^urir, qu’on trouve chez lui, sont régulières et sont restées longtemps en concurrence avec nos modernes pleurer, demeurer et fleurir, qui sont analogiques. Enfin, il réserve sa diphtongue a^u au produit de al + consonne roman et ne l’utilise donc pas pour les produits des au latins. Pa^uure, donné pour pauvre (< pauperem) à côté de la graphie traditionnelle poure, est une exception (Footnote: Dubois, Isagoge, p. 17, 29, 33, 49, 79.).

Meigret, Lyonnais comme chacun sait, est aussi le plus ouïste des grammairiens. Les ouïstes étant fort bien représentés à la Cour dans la seconde moitié du xvie siècle, je suis loin d’être convaincu qu’il faille voir un lien de causalité exclusif entre ces deux particularités. C’est en 1542, dans son Traité touchant le commun usage de l’escriture françoise, qu’il expose la version la plus radicale de sa doctrine sur l’o :

Venons maintenant à l’o, le quel ie treuue en la langue françoise estre quelquefois prononcé ouuert, comme en cor, corps, corne, mort, & autrefois clos, comme en tonner, foller, non, nom : dont es aucuns nous adioustons ung v, comme en amour, pouuoir, nous, le quel aussi nous escriuons sans v, comme quant nous dizons noz peres nous ont faict de grans biens, & toutefois autant y à il de difference en leur prononciation [c’est-à-dire entre la prononciation de nous et celle de noz] qu’il y a entre deux gottes d’eau : Parquoy ie dy que veu que nous auons des vocables ou le simple o faict autant en l’escriture que la diphtongue ou, que nous deussions corriger ceste façon d’escrire : car il n’est point de mention de la voyelle v, en toute la langue françoise faisant diphtongue auecq l’o, attendu qu’il faudroit par necessité que nous l’oyssions en la prononciation, tout ainsi que nous l’oyons en la diphtongue eu, & qu’il feit vne telle resonance en vne syllabe qu’il fait en ce mot cohue, hors qu’il est prononcé par division. (Footnote: Meigret, Traite, f° D.)

Le nœud du problème est donc le suivant : Meigret rechigne à noter par un digramme (ou) un son qu’il ne perçoit pas comme une diphtongue, mais comme une simple voyelle, et qui est bien, en réalité, un o, fermé au maximum. Comme, par ailleurs, la graphie o a été et est encore, au moment où il écrit, abondamment utilisée pour noter le son [u] — l’o nasal de tonner, non a pu être très fermé dès le Moyen Âge et le mot go(u)tte devait assez universellement être prononcé en [u] – il ne préconise rien moins que l’abandon de la graphie ou. Ce qui lui pose un autre problème : comment distinguer graphiquement o ouvert de o clos ?

Et au regard de l’o ouuert il participe de l’a, & o & est bien rare en la prononciation françoise auecq ce qu’il ne se treuue, comme i’ay dict, qu’en aucuns vocables deuant r, comme en cor, corne, corps, mort, fort, bord, or : Ausquelz on pourroit donner vng point au dessus comme cȯr, cȯrps, mȯrt, pour denoter l’o ouuert, & escrire du simple o tous autres vocables que nous escriuons auecq la diphtongue ou. Et ne doit non plus l’o estre diphtongué en pour, court, amour, & ainsi de tous autres o, qu’en corone, bonne, bonté, coller, doleur : Attendu que la prononciation ne se trouuera point autre es vngs qu’es autres. (Footnote: Meigret, Traite, f° D v°-D ii.)

Le projet est maintenant clair… Mais Meigret n’aura pas le culot nécessaire à le mettre en application dans son orthographe réformée, dont il énumère ainsi les voyelles :

Nous auons donc, a, ę, ouuert, e clós, i, ou, clós (aotremęnt ne l’oze je noter), o ouuęrt, u. (Footnote: Meigret, Grammère, f° 6 v°. C’est moi qui souligne.)

On notera tout d’abord qu’il coiffe l’o du mot clos de l’ « accent aigu » qui est chez lui une marque de longueur, créant donc implicitement un o long, auquel répond un ou (ou o clos) long qu’il utilise dans lóups (au pluriel) par opposition au ou bref de loup (au singulier) (Footnote: Meigret, Grammère, f° 36 v°.). On retrouve par conséquent la même double dichotomie qu’il a mise en œuvre pour l’e mais qui, dans le cas de l’o, n’est qu’ébauchée.

Force sera ensuite de constater que, dans l’usage qu’il fait des graphies o pour « o ouvert » et ou pour « o clos », il n’est guère éloigné de l’usage graphique le plus commun, et donc pas — mais est-ce son fait à lui ou celui de ses imprimeurs ? — si ouïste qu’on aurait pu le croire de prime abord. N’écrit-il pas, quelques lignes au-dessus de son énumération des voyelles : « Ao regard de noz ançętres, il’ lę’ nous ont noté… », rétablissant implicitement la distinction nos-nous qu’il cherchait à abolir huit ans plus tôt. Il semble d’ailleurs avoir mis à profit ces huit années pour élargir la classe de l’o ouvert :

Qelq’ affinité q’ęyt l’o ouuęrt auęq l’ou clós, il’ ne peuuent toutefoęs ętre proferez l’un pour laotre : ny ne nou’ sera loęzible de prononçer trop, come troupe, ne tort, come tour : ne de dire corse, trosse pour course, trousse. (Footnote: Meigret, Grammère, f° 8.)

Il « découvre » donc ici des o ouverts qu’il avait, explicitement ou non, désignés comme clos en 1542 ou dans sa préface du Menteur. Et à Peletier (Footnote: Peletier, Dialogue, p. 22.), qui lui reproche d’avoir écrit troup, noutre, clous, nous anciens et, inversement, coleur, doleur, prononciations qu’il assimile au « vicɇ » de la « Gaulɇ Narbonnoęsɇ, Lionnoęsɇ, e dɇ quelquɇs androęz dɇ l’Aquiteine », Meigret rejette la faute sur ses imprimeurs et fait le grand écart :

Tu me demandes ao surplus qi m’a aprins a prononçer troup, noutre, clous ? ou a’ tu trouué qe j’aye dit q’il le falłe fę́re ? Tu deuoęs premieremęnt sauoęr de moę si j’auouę çete façon la d’ecrire : car qant a moę je n’ey jamęs balłé copíe qe je ne l’aye lęssé ao bon plęzir de l’Imprimeur, tęllemęnt qe selon la diuersité d’eus il lęs ont ecrit aotremęnt, come tu ne le saroęs níer : car trop ęt ecrit tęl q’il doęt ętre, ao tretté de l’ecritture.

[…]

Ę qant a coleur, ę doleur si tu vsses bien regardé çe qe j’ey dit de l’o ouuęrt ę du clos, tu vsses trouué qe lę’ Françoęs ont dę’ vocables ambigúes qi n’ont ne l’o ouuęrt tęl qe nou’ le prononçons ęn trop, vol, bloc, mort, fort, Róne : ne parelłemęnt l’ou clous tęl qe nou’ le dizons ęn prou dous doulłęt couureur : de sorte qe nou’ ne proferon’ pas couleur comme couureur : ne douleur, come dous, ę doulłęt, aosi ne dizon’ nou’ pas coleur come col, ne doleur come dol : lę’ qels si tu veus repręndre on pourra aosi dire qe nous ecriuons mal Rome, conduire, compozer, come, comęnt, home, done, qi soneroę́t ęnçor plus clós si m, ę n, y etoę́t doubles come tu lę’ dis y deuoęr ę́tre : ny ne trouueras ęn tous çeus la qe l’o y soęt einsi ouuęrt come nou’ le prononçons ęn Cóme ville d’Italíe, ę nom d’un seint compaŋ̃on de seint Damyan. Ę qant a roje dont tu blames lę’ Lionoęs ę aotres, il’ te le pourroę́t debattre contre Rome, ny ne trouueras home qi díe du contrę́re, qe l’o ouuęrt ne l’ou clós sone n’ęn l’un n’ęn l’aotre, ęn leur exçellęnçe, come il’ font ęn Roc, froc, col, prou, d’ou, douçe. Ę pourtant a faote de charactere moyęn, il lę’ faot lęsser ao bon plęzir de l’ecriuein : combien q’il doęt auizer de suyure çeluy dont la prononçíaçíon approçhe le plus. (Footnote: Meigret, Réponse à Peletier, f° 7-7v°.)

Meigret finit par déboucher sur un compromis, une sorte de « zone grise », entre le blanc de l’o ouvert ([ɔ]) et le noir de l’o clos ([u]), et qui recoupe donc, en tout cas partiellement, ce que nous entendons aujourd’hui par o fermé ([o]). On aurait aimé qu’il incorpore dès l’origine cet o « moyen » à son système phonétique, et qu’il en cerne mieux les limites et la distribution dans le lexique en lui réservant une marque ou un caractère spécial. Mais, alors que l’o ouvert de vol, mort ou froc et l’o clos, c’est-à-dire l’ou, de prou et douce étaient sans doute bien fixés par le « bon usage » du temps, celui-ci était probablement trop hésitant en ce qui concerne les timbres intermédiaires pour permettre une discrimination aussi fine des voyelles postérieures. Dans sa réponse à Peletier, il est trop sur la défensive, et trop préoccupé à rectifier sa doctrine sans perdre la face, pour qu’on puisse prendre à la lettre ce qu’il écrit. De plus, il se sert de plusieurs exemples où o est suivi d’une consonne nasale : le problème de l’aperture est alors parasité par celui de la nasalité.

Le problème de l’o chez Meigret passe aussi par celui de la diphtongue ao : celle-ci prend la place de la graphie traditionnelle au, dans laquelle il n’entend pas le son de l’u ([y]). En écrivant « loyaos, aotre », etc., Meigret témoigne de la survivance jusqu’au xvie siècle de cette diphtongue, consécutive à la vocalisation de -al- antéconsonantique roman, et qui s’est finalement simplifiée en o. Il est nettement moins crédible lorsqu’il écrit « paoure, Paol » pour pauvre et Paul : dans ces mots, l’au graphique, restitué à la Renaissance, n’est qu’un calque du latin et la diphtongue qu’il traduit s’était, comme on l’a vu, déjà simplifiée en o au ve siècle. Il est donc vraisemblable, si effectivement il prononce [paOvrə] et [paOl], qu’il se laisse ici contaminer par la graphie et qu’il tombe dans la « folle ę aodaçieuze bętize », dont il accuse Guillaume des Autels, de « corrompre le vif pour satisfę́r’ a la portrętture ». Ailleurs, n’écrit-il pas, en bon ouïste, pouure, à coup sûr plus proche de sa prononciation habituelle, qui devait osciller entre [pOvrə] et [puvrə] (Footnote: Meigret, Traite, f° D iv; Réponse à Peletier, f° 3; Defenses, f° B v°; Grammère, f° 2.) ?

Peletier n’est guère bavard sur l’o. Il est conscient de l’évolution qui a fait passer certains o latins à eu et a remarqué que, « anciennɇmant », on disait doulour, coulour, langour, sauour, etc. Il explique le changement par la « plus grand’ douseur » du son eu. Dans sa pratique orthographique, il donne à o, ou et au une distribution qui est quasiment superposable à celle du français standard ; « voulonte, voulontiers, rigoreux » sont donc de rares survivances de l’usage médiéval (Footnote: Peletier, Dialogue, p. 5, 7, 18, 80, 97.), auquel il est fidèle également lorsqu’il écrit « pourɇ » et « Pol » (pour pauvre et Paul). Il marque quelques rares o de l’accent aigu qui lui sert, tout comme à Meigret, de marque de longueur : « ótɇ, ótant » (formes du verbe ôter), « tót », mais il écrit simplement « rolɇ » (Footnote: Peletier, Dialogue, p. 13, 14, 73, 74, 79, 92.). Finalement, il n’est manifestement pas d’accord avec la diphtongue ao de Meigret, « car sans point dɇ fautɇ il t’út autant valu mętrɇ un o simplɇ ». Il se prononce donc pour le maintien de la graphie au, tout en soulignant sa proximité avec la voyelle o, proximité qu’il fait remonter au latin classique (Footnote: Peletier, Dialogue, p. 17.). On se souviendra qu’il ne s’autorise pas pour autant à faire rimer o et au dans ses Œuvres poétiques. Selon Morin (Footnote: Peletier, Œuvres complètes, X, p. 61.), au pourrait correspondre chez Peletier à une diphtongue [ɔu̯], mais l’hypothèse reste invérifiable.

Tout comme Meigret, Ramus s’y prend à deux fois pour régler son compte à la « barbarie » de l’orthographe française. En 1562, il propose un système peu ambitieux dans lequel il place une voyelle o (et une seule), et deux « diphtongues » ou et au, notées de manière traditionnelle. Il précise bien, toutefois :

Le’ diftongęs ecritę’ par au, ou, eu, nę repondęt point au son c’elę’ sinifięt, car l’u n’i e’ point oui, com’il et en pui, mui : & veritablęment l’Italien, e l’Espaŋol exprimę lę son cę nous ecrivons ou, par la seulę voielę u, e par lę memę nou’ pourion’ dirę cę se’ troe’ sons cę nous ecrivons au, ou, eu, nę son’ cę simplę’ voielęs, e cę nous aurions en sęla bęzoin dę troe’ caracterę’ nouveaus. (Footnote: Ramus, Grammère, p. 27-28.)

Ce n’est qu’en 1572 qu’il met ce projet à exécution et réserve des caractères nouveaux à ses « diphtongues » qui n’en sont pas. Il utilise à cet effet la fonte qu’il partage avec Baïf, et qui offre des ligatures ą (au), ù (ou) et ö (eu), permettant de traiter graphiquement ces fausses diphtongues comme de vraies voyelles. Il met ainsi en place un système de dix voyelles, dont sept sont ouvertes parce qu’elles « se proferent la bouche plus ouuerte  », et trois apparaissent « fermées  (Footnote: Comme me le fait remarquer Morin, il vaudrait mieux dire « serrées et arrondies » car Ramus n’emploie pas expressément le qualificatif « fermé ».)» parce qu’elles se prononcent « la bouche plus serree & plus arrondie ». Les sept voyelles ouvertes sont, dans l’ordre, a, ą (qui est toujours long), les trois e, ö, i. Les trois « fermées » sont : o, ù et u (Footnote: Ramus, Grammaire, p. 5-15.). Mais que recouvre au juste cette classification ? Il est vraisemblable que, chez lui, l’idée d’ouverture recouvre à la fois ce que nous entendons par aperture et par écartement. En termes plus prosaïques, qu’une voyelle soit ouverte « en large » comme l’i ou « en long » comme l’a, elle demeure, pour lui, ouverte. L’opposition ö-u ([ø]-[y]) est déjà, en revanche, ressentie comme celle d’une ouverte et d’une qui ne l’est pas. Plus postérieurement, ù et o ([u] et [o] ?), fermées, ou plutôt serrées, s’opposent à ą ([ɔː] ?), qui pourrait donc être un o ouvert et long. Malheureusement, l’usage que Ramus fait de ses voyelles est rigoureusement calqué sur la graphie la plus conventionnelle et n’est donc pas dicté par de réelles considérations phonétiques. On trouve par exemple pąvrę, Pąl, pour pauvre et Paul, qui montrent que ą ne devait guère sonner différemment de o, et même aussi ąék, ąérbę et sąant pour avec, adverbe et savant (Footnote: Ramus, Grammaire, p. 68, 129, 137, 148, 150.), qui ne se sont, selon toute vraisemblance, jamais prononcés autrement que comme a suivi de u consonne, c’est-à-dire v ([av]), et donc en aucun cas comme la voyelle ą : jolie illustration de l’influence qu’avait malgré lui sur ce pionnier de la distinction u-v (ou son imprimeur), une orthographe traditionnelle qu’il décrie par ailleurs. D’un autre côté, Ramus écrit supo, apo pour suppôt, appôt, et il ne marque donc en aucune façon le caractère long de ces o (Footnote: Ramus, Grammaire, p. 153.).

Un peu plus tard, Théodore de Bèze, qui est un adversaire déclaré des orthographes phonétiques, décrit la voyelle o comme résonnant sous la voûte du palais, de manière plus claire que l’a mais moins obscure que la diphtongue ou, ce qui lui permet d’épingler au passage les Berrichons, les Lyonnais et quelques autres, auxquels il reproche de prononcer ou pour o (Footnote: Haec vocalis in ipsa palati testitudine quasi echo quedam resonat, minus quidem clare quam a, non tamen ita obscurè ut ou diphtongus, qua in re à Bituricensibus & Lugdunensibus, aliisque non paucis populis peccatur, qui pro nostre noster, vostre, vester : le dos dorsum, pronuntiant noustre, voustre, le dous. Bèze, De Pronuntiatione, p.16.). Il a noté le défaut inverse chez les Dauphinois et les Provençaux. Il range ou et au au nombre des diphtongues, mais il confère à la première le son de l’u des anciens Romains et des Allemands (incontestablement [u]), et à la seconde un son qui diffère peu voire pas du tout de celui de la voyelle o (parum vel nihil admodum differat ab o vocali). Il reproche même aux Normands de faire entendre séparément a et o, ce qui est la prononciation que Meigret, trente ans plus tôt, préconisait contre l’avis de Peletier (Footnote: Bèze, De Pronuntiatione, p. 43, 49.). Pour Bèze, au est toujours long alors que o l’est dans rost, tost. Vostre et nostre ont l’o long lorsqu’ils suivent le mot qu’ils déterminent (ie suis vostre, patenostre) mais bref dans le cas contraire (nostre maison, vostre raison), ce qui annonce l’opposition notre-nôtre qui s’est aujourd’hui portée sur le timbre (Footnote: Bèze, De Pronuntiatione, p. 78-80.). Nulle part, on ne trouve d’allusion à une éventuelle différence d’aperture entre au, o bref et o long.

Au xvie siècle, le Montois Bosquet (Footnote: Bosquet, Elemens, p. 9, 10, 13.) semble bien le seul à distinguer trois apertures différentes : un o « ouvert » pour ôrt, bôrne, môrt, Apôstre, côsté, hostilité, nostre, post, colle, folle molle ; un o « moyen » pour occir, office commun, connivence et un o « clos » pour combien, ombre, tondre, fondre, obeïr, odiëux, monopole ainsi que pour l’interjection ô. À cela il ajoute la diphtongue ou qu’il entend comme un « son mêlé », c’est-à-dire, vraisemblablement, comme une vraie diphtongue.

On l’aura compris : il serait vain de chercher, chez les fondateurs de la grammaire française, une élaboration théorique qui corresponde de près ou de loin au système auquel se réfère la phonétique moderne, à savoir les trois voyelles postérieures, [ɔ], [o] et [u]. Cela est étonnant, car, pour ce qui est de l’axe antérieur du système, les voyelles [a], [ɛ], [e], [i] ressortent d’une manière très nette des écrits des grammairiens du xvie siècle. Comment interpréter ce défaut de symétrie ?

On peut bien sûr considérer que les oppositions vocaliques de l’axe postérieur du système étaient déjà en place telles que nous les connaissons aujourd’hui, et que les grammairiens étaient sourds. Cette hypothèse simplificatrice fait surgir aussitôt la question de savoir pourquoi ils étaient sourds « par derrière » et non « par devant »… Je crois au contraire qu’il faut admettre que les premiers grammairiens faisaient ce qu’ils pouvaient pour démêler l’écheveau, mais que les usages qui prévalaient alors, même dans le microcosme de la Cour, étaient trop divers pour qu’il fût possible d’en dégager une théorie pleinement cohérente. Les rimes de l’époque confirment cette hypothèse : le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne recèlent pas une régularité qui aurait échappé à l’observation des grammairiens de la Renaissance.

Le plus étonnant est que le flou persiste. Il ne semble pas exister, aux xviie et xviiie siècles, un seul grammairien (Footnote: Thurot, I, p. 240-244.) qui ait brossé des oppositions de timbre entre voyelles postérieures un tableau à la fois clair et conforme au français standard. Au milieu de ce désert, il faut donc accueillir comme un petit miracle ce paragraphe de la fameuse grammaire de Port-Royal, qui date de 1660 :

Et de même l’o ouvert et l’o fermé, côte et cotte, hôte et hotte. Car quoique l’e ouvert et l’o ouvert tiennent quelque chose du long, et l’e et l’o fermés quelque chose du bref, néanmoins ces deux voyelles se varient davantage par être ouvertes et fermées, qu’un a ou un i ne varient par être longs ou brefs ; et c’est une des raisons pourquoi les Grecs ont plutôt inventé deux figures à chacune de ces deux voyelles, qu’aux trois autres. (Footnote: Arnaud et Lancelot, Grammaire générale, p. 9.)

Non seulement, Arnaud et Lancelot distinguent ici un o ouvert et un o fermé, mais encore, ils se servent de paires minimales, ce qui devrait combler d’aise les linguistes. Le problème est que c’est l’o long de hôte et côte qui est qualifié d’ouvert alors que l’o bref de hotte et cotte est qualifié de fermé. Pour Thurot (Footnote: Thurot, I, p. I, 243.), il est évident que l’o ouvert de Port-Royal est en fait un o fermé ([o]), et vice-versa. Au nom de quoi se livre-t-il à ce tour de passe-passe ? J’ai pour ma part de la peine à le suivre et j’admets jusqu’à preuve du contraire que, pour Arnaud et Lancelot, l’o de hotte et cotte est effectivement plus fermé (au sens d’une aperture moindre) que celui de hôte et côte. Blegny, dont le traité paraît en 1667 semble du même avis lorsqu’il décrit le son de la « diphtongue » au, traditionnellement associé à celui de l’o long, « comme un o que l’on prononce à bouche ouverte » (Footnote: Blegny, L’orthographe françoise, p. 5.).

Les autres grammairiens du xviie siècle ne reconnaissent en général qu’un seul o, sur la sonorité duquel ils ne s’étendent guère, alors qu’ils consacrent de longs développements aux différents timbres de l’e. Parmi eux, Oudin, qui doit encore lutter contre certains ouïsmes :

L’o François se prononce fort ouuert, contre l’opinion impertinente de ceux qui le veulent faire prononcer comme ou, quand il est deuant m ou n : car ceux qui parlent bien ne disent iamais houme, coume, boune, &c. & bien que plusieurs, disent chouse pour chose, il ne s’y faut pas arrêter. (Footnote: Oudin, Grammaire (1632), p. 9.)

Pour lui, la « diphtongue » au « se prononce comme nostre o : chaud, hault : chót, hót », où l’accent sur les o n’est autre qu’une marque de longueur (Footnote: Oudin, Grammaire (1632), p. 33.). Quelle que soit l’aperture absolue du ou des o d’Oudin, il faut relever que l’effort articulatoire qu’il réclame est bel et bien un effort d’ouverture.

Chifflet se souvient des ouïstes, qui sont en 1659 une espèce menacée, voire disparue. Il nous gratifie au passage d’un fort joli tableau de mœurs sur la pratique de la déclamation :

I’ay veu le temps que presque toute la France étoit pleine de Chouses : tous ceux qui se piquoint d’estre disers, chousoint à chaque periode. Et ie me souuiens qu’en vne belle assemblée, vn certain lisant hautement ces vers : Iettez luy des lis & des roses, Ayant fait de si belles choses : quand il fut arriué à Choses, il s’arresta, craignant de faire une rime ridicule ; puis n’osant démentir sa nouuelle prononciation, il dit brauement Chouse. Mais il n’y eut personne de ceux qui l’oyoint, qui ne baissast la teste, pour rire à son aise, sans lui donner trop de confusion. Enfin la pauure Chouse vint à tel mespris, que quelques railleurs disoint que ce n’estoit plus que la femelle d’un Choux. (Footnote: Chifflet, Essay, p. 171.)

Il est extrêmement succinct concernant l’o, dont il considère qu’il « se prononce comme celui des latins ». Quant à la « fausse diphtongue » au, elle « se prononce par tout comme vn simple ô : animaux : comme animôs  faute, comme fôte  ». Le circonflexe est bien sûr à prendre comme une marque de longueur et n’apporte aucune information sur le timbre. C’est à « ceux de Provence & du Languedoc » que Chifflet reproche de prononcer a-o.

Quoiqu’en pensent Chifflet et ses collègues, il ne fallait pas nécessairement être languedocien pour se souvenir de la diphtongue au, comme en témoigne le Picard Lartigaut, en 1670 :

L’-o n’a qu’une sorte de prononciation. ce serêt coronpre l’e̍criture & le parler, que de l’anployer au lieu de l’-au ; à moinz qu’on ne le prononce sansiblemant.

Il et vrê que la prononciacion de l’-au aproche beaucoup de ce̍le de l’-o ; mês cant on s’e̍coute bien, l’on treuve que̍que dife̍rance de l’une à l’autre :

Eczanple

boté, & – bauté ; haut, & – o, vautre, & vostre, &c.

nous ne prononsons point l’-au si grosie̍remant que les e̍trangers, qui y mêtent deus -a, come s’il y-avêt -aautem, auudis, &c. toutefoiz la diférance que nous y métons, coi que pluz mode̍re̍e, ne lêse pas d’être sansible à toute orêlle de̍licate. & il faut être Poe̍te, je veus dire, être en lisance, pour fêre rimer -vostre, avec -autre. (Footnote: Lartigaut,Les principes infaillibles, p. 21-22.)

Il est certain que, d’un point de vue strictement phonétique, ce témoignage ne correspond plus à l’usage dominant, dans lequel au et o étaient confondus depuis longtemps. Néanmoins, l’inconfort qu’il exprime face aux rimes o : au était probablement partagé par les « grands auteurs classiques » qui, on l’a vu, hésitent très longtemps à s’y laisser aller.

En 1687 encore, Hindret ne s’étend guère sur le timbre de l’o. Ce n’est que lorsqu’il traite de la quantité qu’émergent un o long et un o bref, comme le montre le tableau 1 (Footnote: Hindret, L’Art de bien prononcer, p. 132-197.).

O brefs

O longs

-or, -ord et -ort : 

castor, tresor, de l’or, essor,

bord, nord, acord, d’abord, milord,

port, fort, effort, renfort, reconfort, etc.

 

-o + consonne(s) + s 

Les mêmes au pluriel*

 

 

des abricots, des matelots, des mots 

  -os 

clos, repos, heros, gros, dos 

Pénultièmes féminines terminées par une consonne…

… qui se prononce : 

orge, sorte, amorce, borgne, orme, borne, recolte, escorte, porte 

… qui ne se prononce pas : 

hôte, coste 

-obe : 

garderobe, je dérobe, etc. 

-obe/-aube : 

lobes*, globe*, aube, daube 

 

-or(r)re : 

adore*, implore*, ignore*, honore*, encore*, more*, metaphore*, j’abhorre*, éclorre*, etc. 

-oble, obre : 

noble, vignoble, Grenoble 
sobre, opprobre, octobre 

 

-oce : 

escoce, noce, atroce, croce, feroce 

-auce : 

sauce, Beauce 

-oche : 

coche, poche, broche, cloche, proche, roche, etc. 

-auche : 

débauche, fauche, gauche 

-ocre : 

ocre, médiocre 

 

-ode : 

mode, methode, commode, brode, code, periode 

-aude : 

Claude, fraude, badaude, chiquenaude, emeraude 

-ofre : 

ofre, cofre 

-aufre : 

gaufre 

-oge : 

loge, Limoge, déroge, etc. 

-auge : 

auge, bauge, jauge, sauge 

-ogue : 

astrologue, dialogue, prologue, drogue, vogue, dogue 

 

-ole : 

capriole, idole, boussole, viole, Nicole, parole, obole, faribole, hyperbole, etc. 

-ole/-aule : 

geole, mole, pole, vole*, enjole, Gaule, espaule, saule, roole, (ainsi que controoleur) 

-ope :  

sincope, horoscope, envelope, galope, etc. 

-aupe : 

taupe 

-ople : 

sinople 

 

-oque : 

coque, moque, troque, coque, etc. 

 

 

-ose : 

chose, roses, dose, alose, expose, propose 

-osse : 

bosse 

-osse/-ausse : 

grosse, fosse, fausse, chausse, sausse, endosse, engrosse 

-ostre : 

nôtre langue, vôtre parent 

-ostre : 

le nostre, le vostre, apostre 

-ote : 

hote, bote, flote, pilote, galiote, cote 

-ôte/-aute : 

côte, hôte, ôter, maltôte, faute, haute, Plaute 

-oxe : 

orthodoxe, équinoxe 

 

« diphtongue » au : 

Laurent, Paul, aurore, taureau (première syllabe), crapaud, auprès, autant, austérité, autorité, automne 

  

En général longue : Aune, Baune, pauvre, jaune, guimauve, etc. 

Tableau 1. O long et O bref selon Hindret.

L’astérisque signale les mots dont l’o, long pour Hindret, ne correspond pas à un o fermé dans l’usage standard.

À part les quelques exceptions signalées, l’o long d’Hindret correspond de manière étonnamment précise à l’o fermé du français standard, mais celui-ci ne nous dit nulle part s’il réservait un timbre particulier, ouvert ou fermé, à tout ou partie de ses o longs.

On ne saurait passer sous silence l’avis de Dangeau, dont les qualités de phonéticien sont amplement reconnues par les linguistes modernes. Dans son Premier discours qui traite des voyèles, il énumère cinq « voyèles Latines, puisqu’èles se trouvent dans la langue Latine au moins de la manière dont nous la prononsons présantemant, & que c’est de l’alfabet Latin que nous avons amprunté les caractères dont nous nous servons pour les exprimer », à savoir : A, e (c’est-à-dire e fermé), i, o (sans précision aucune) et u. Il leur ajoute cinq voyèles Fransoises : ou, eu, au « tel qu’il est dans la prèmière silabe de hauteur », è (ouvert) et e (féminin). Il dit aussi :

J’ai fait une nouvèle voyèle de au tel qu’il est dans la prèmière silabe de hauteur : je sai bien qu’il ressamble un peu au son de l’o tel qu’il est dans la prèmière silabe de colère, mais quoiqu’il lui ressamble un peu il en est assés difèrant pour faire une nouvéle voyèle & ceus qui ne remarquent pas cète difèrance sont sujets à tomber dans des prononciations vitieuses. (Footnote: Dangeau, Opuscules, p. 3-4.)

On a donc ici l’affirmation d’une différence de timbre, mais dont la nature exacte n’est pas définie. Il précise sa doctrine dans la Suite des essais de granmaire :

Le son de (o) qui est une des voyèles que je nome voyèles labiales, s’exprime :

1° par la lètre o, come dans la prèmière silabe du mot promètre.

2° le même son s’exprime quelquefois par les lètres a, u, comme dans le mot troupeau, ces deus caractères a & u servent aussi quelquefois a exprimer un son qui aproche fort de celui de (o) & qu’on antand dans le mot de hauteur, mais ce second aproche si fort de celui du simple (o) qu’on les confond souvant l’un avec l’autre, & que l’on pouroit ne les conter que pour une même voyèle qui a quelquefois un son fermé & quelquefois un son ouvert, cela diminûroit le nombre de nos voyèles, & ne seroit peutêtre pas trop dèraisonable. (Footnote: Dangeau, Opuscules, p. 48-49.)

Dangeau semble donc considérer que l’au de troupeau se prononce de la même manière que l’o de promettre et, probablement, celui de colère. S’agirait-il, comme le suggère Ekman (Footnote: Dangeau, Opuscules, p. 184.), de ce qu’il entend par o fermé, auquel cas l’au de hauteur serait un o ouvert ? Bien malin qui pourra le prouver. On reste donc, malheureusement, une fois de plus sur sa faim.

Reprenant les écrits de Dangeau, Boindin (Footnote: Boindin, Œuvres, II, p. 2-3.), vers 1709, reconnaît à certaines voyelles, notamment o, trois « modification » : l’une nasale, et les deux autres, respectivement « aiguë » (comme dans cotte) et « grave » (comme dans côte). La modification grave est, pour o comme pour a, è et eu associée à une voyelle longue (tâche, tête, jeûne). Mais dès lors que Boindin fait parfaitement, comme tout bon grammairien, la différence entre é (e fermé), pour lequel il n’admet aucune modification, et è (e ouvert), pour lequel il admet les trois modifications mentionnées, on ne saurait en déduire que o grave correspond pour nous à un o fermé et o aigu à un o ouvert. De plus, Boindin va même, dans un autre chapitre (Footnote: Boindin, Œuvres, II, p. 25.), jusqu’à qualifier de fermée la variante aiguë et d’ouverte la variante grave, rejoignant en cela la terminologie d’Arnaud et Lancelot.

Un peu plus tard, d’Olivet apporte encore un témoignage intéressant dans sa Prosodie. Traitant de la quantité des syllabes, il écrit, au début du paragraphe concernant l’o :

Quand il commence le mot, il est fermé, & bref, excepté dans ōs, ōser, ōsier et ōter, où il est ouvert, & long : aussi bien que dans hōte, quoiqu’on dise hŏtel, & hŏtellerie.

Puis :

OBE. Long, & ouvert dans glōbe, & lōbe. Bref, & fermé ailleurs. (Footnote: D’Olivet, Remarques, p. 85.)

Par la suite, il ne parle plus que d’o longs et d’o brefs, sans précision de timbre. Considère-t-il que l’o long est, d’une manière générale, ouvert alors que l’o bref est, d’une manière générale, fermé ? Il sera difficile de l’établir. Le tableau 2 répertorie les o brefs et longs d’Olivet (Footnote: D’Olivet, Remarques, p. 77, 85-89.).


O brefs (et fermés ?)

O longs (et ouverts ?)

-obe : 

de manière générale 

 

glōbe*, lōbe* 

-ode : 

de manière générale : mŏde, antipŏde 

 

je rōde 

-oge : 

de manière générale : elŏge, horlŏge, on derŏge 

 

dans ce seul mot : Dōge* 

-ole : 

de manière générale 

 

drōle, pōle (mot absent de l’édition de 1736), geōle, mōle, rōle, contrōle, il enjōle, il enrōle 

Pour mettre de la différence entre il vole, il vole en l’air, & il vole, il dérobe, plusieurs le font long dans le dernier sens. 

-or : 

de manière générale : castŏr, butŏr, encŏr, sonner du cŏr, un cŏr au pied, bŏrd, effŏrt 

-ors : 

hōrs*, alōrs*, trésōrs*, le cōrps*

  -ore/-orre : 

de manière générale : encōre*, pécōre*, Aurōre*, éclōrre* 

  -os/-ose : 

de manière générale : ōs*, propōs, dōse, chōse, il ōse

-ot : 

de manière générale 

 

impōt, tōt, dépōt, entrepōt, suppōt, rōt, prévōt 

-ote : 

de manière générale : hotte, cotte 

 

hōte, cōte, malcōte, j’ōte 

-otre : 

vŏtre serviteur 

 

apōtre, le vōtre, le nōtre

  -au- dans les terminaisons féminines: 

āuge, āutre, āune, āube, tāupe 

-au- final suivi d’une consonne: 

Paul 

 

hāut, chāud, chāux, fāux

-au- suivi d’une syllabe « masculine  » et -au final : 

D’Olivet le décrit comme douteux, mais, à part dans l’édition de 1736 où il utilise un signe spécifique pour les « douteuses », il le marque du signe de la brève : ăubade, ăudace, ăutonne, ăugmenter, ăuteur, joyău, coteău. 

 

Tableau 2. O long et O bref selon d’Olivet.

L’astérisque signale les mots dont l’o, long pour d’Olivet, ne correspond pas à un o fermé dans l’usage standard.

Ici aussi, si l’on excepte le cas d’o suivi d’un r qui, quelle que puisse être sa quantité, est probablement de tout temps resté ouvert, ainsi que celui de quelques mots isolés, les o longs correspondent d’assez près aux o fermés du français standard. La « diphtongue » au, quant à elle, est systématiquement associée à l’o long, excepté en finale absolue où elle s’est, aux yeux d’Olivet, abrégée, observation à rapprocher de celle de Dangeau, qui reconnaît une différence de timbre entre l’au (ouvert ? ) de hauteur et celui, final (et fermé ?), de troupeau.

Les doctrines sur la quantité des o de La Noue, Hindret, Olivet, même si elles ne sont pas rigoureusement semblables, font apparaître une régularité impressionnante dans la détermination des o longs qui, en bonne partie, se trouvent correspondre aux o fermés du français standard. Une telle correspondance, chacun en conviendra, ne saurait être fortuite : la phonétique historique, suivant en cela Thurot, semble avoir admis que ces o longs étaient déjà fermés au xviie siècle. Cette doctrine a la faiblesse d’occulter un fait extrêmement important : de Ramus à d’Olivet, presque tous les grammairiens qui se risquent à analyser le timbre de l’o long (ou de l’au) le qualifient… d’ouvert. Bien sûr, ils n’expliquent pas de manière précise ce qu’ils entendent par les qualificatifs fermé et ouvert appliqués à l’o, ce dont profite Thurot, qui fait de ce problème une simple question de dénomination. Je ne parviens pas, pour ma part, à me représenter les contorsions intellectuelles auxquelles auraient dû se livrer les premiers grammairiens pour parvenir à qualifier d’ouvert le son [o] et de fermé le son [ɔ], alors que, dans le même temps, ils distinguaient d’une manière parfaitement adéquate un e « ouvert » ([ɛ]) d’un e « fermé » ([e]) et que, dès 1542, l’un d’entre eux avait défini le son [u] comme un o « clos ». Je persiste donc, jusqu’à preuve du contraire, à penser que, lorsqu’un grammairien parle d’un o « ouvert », c’est bien d’un son de grande aperture qu’il veut parler. Il est assez étonnant que les phonéticiens aient jusqu’à ce jour passé si rapidement sur la question (Footnote: Seul Desrochers, Les Voyelles postérieures, se l’est posée. Voir aussi Billy, Il faut qu’un o soit ouvert ou fermé, Le timbre et les oppositions… et Les oppositions de durée en français littéraire… , trois travaux fouillés largement postérieurs à la rédaction principale du présent chapitre qui, sans fournir d’argument décisif, tendent à accréditer l’opinion de Thurot sur l’interversion des qualificatifs ouvert et fermé.).

En fait, ce n’est qu’en 1757 que Thurot (Footnote: Thurot, I, p. 244.) trouve enfin un grammairien, en l’occurrence Harduin, qui mentionne une correspondance entre un o qu’il qualifie de « sourd » et qui « approche du son ou » et l’o long du français. La formulation est loin d’être claire, et le témoignage ne fait pas le poids face à ceux, plus précis et plus nombreux, qui vont en sens contraire, il semble néanmoins annoncer l’o fermé du français standard.

Mais la question n’en est pas pour autant tranchée de manière définitive : Beauzée, par exemple, en 1767, est encore très proche de Boindin : il ne distingue, s’agissant de l’aperture, qu’un seul o, qui connaît deux « accents » (ou « inflexions ) différents, l’un aigu, comme dans « cote » (pour nous, « cotte ») et l’autre grave, comme dans « côte » :

Une voix orale est grave, lorsqu’étant obligé d’en traîner davantage la prononcation & d’appuyer en quelque sorte dessus, l’on sent que l’oreille, indépendemment de la durée plus longue du son, y apperçoit quelque chose de plus plein, de plus nourri, pour ainsi dire & de plus marqué. Une voix orale au contraire est aigüe, lorsque la prononciation en étant plus légère & plus rapide, l’oreille y apperçoit quelque chose de moins nourri & de moins marqué, & qu’elle en est, en quelque manière, piquée plutôt que remplie. (Footnote: Nicolas Beauzée, Grammaire générale, p. 9.)

Rien dans cette description qui évoque l’aperture de la voyelle : la meilleure preuve qu’on se trouve dans un tout autre registre réside dans le fait que, distinguant parfaitement e fermé d’e ouvert, Beauzée établit une sous-distinction entre e ouvert aigu (il tette [tɛt]) et e ouvert grave (la tête [tɛːt]). Quant à savoir exactement en quoi réside, si elle ne concerne pas l’aperture, cette distinction de timbre, on en est réduit aux conjectures : liée à la longueur de la voyelle, elle en distingue probablement une variété plus tendue ( ou « grave ») d’une variété moins tendue (ou « aiguë »). On peut aussi imaginer que, lorsqu’il profère pour lui des paires commme cotte / côte ou tette / tête, Beauzée abaisse mélodiquement la voix sur le second terme de chaque paire (Footnote: On ne peut donc adhérer à l’explication de Gouvard, L’analyse de la prosodie, qui veut voir un [o] dans ce que Beauzée appelle « o grave » et un [ɔ] dans ce qu’il appelle « o aigu ». De la même manière, Beauzée n’a jamais prononcé il tette fermé ([tet]), comme le pense Gouvard, mais bien [tɛt], soit la variante aiguë (donc brève) de e ouvert.).

L’ère des chanteurs

Comme Ramus, Baïf fait usage de la ligature ù, qu’il considère comme une voyelle simple ([u] et [ø]). Elle donne lieu à une opposition de quantité ([u]/[uː]), par exemple entre soleil et saouler : sùlè£/sù^lér. On trouve de plus chez lui vùlonté, demùrant, frùmant, Pùloñe pour volonté, demeurant, froment, Pologne : ces ou inaccentués s’inscrivent dans la tradition médiévale et ne sauraient à proprement parler être taxés d’ouïsmes. En syllabe accentuée, Baïf limite assez strictement le caractère ù aux mots qui ont ou en français standard ; flùr pour fleur est bien sûr un de ces archaïsmes que s’autorisent encore à l’occasion les membres de la Pléiade (Footnote: Jean-Antoine de Baïf, Etrénes, p. 2, 3, 4, 7, 8 (ma numérotation des pages de l’introduction), f° 1, 8 v°, Ps. 17.).

Il connaît aussi deux o : l’un figuré simplement par le caractère o et l’autre pour lequel il utilise, dans ses Etrénes, la même ligature ą que Ramus et, dans ses manuscrits, un ô évoquant la lettre oméga. Mais c’est dans l’usage qu’il fait de ces deux caractères qu’il va beaucoup plus loin que son ami grammairien : pas question pour lui de transcrire mécaniquement les au de l’orthographe ordinaire par ą et les o par o. Au contraire, il redistribue les cartes en fonction des exigences du mètre : il se sert de ô chaque fois qu’il veut noter la longueur. Cela se traduit, par exemple, par l’usage systématique de ô, en principe coiffé d’un circonflexe, pour l’interjection ô. Plus curieux, la conjonction or peut être écrite avec o dans Or laã dont la première syllabe, fermée, est nécessairement longue par position, mais Baïf doit l’écrire ôr dans Ôr après car, constituant à lui seul une syllabe ouverte, o ne pourrait occuper une position métrique longue (Footnote: Jean-Antoine de Baïf, Etrénes, f° 2, 3 v°.). Inversement, l’article contracté au est le plus souvent écrit ô (facultativement coiffé d’un accent grave), car Baïf a un plus grand besoin de longues que de brèves, mais on trouve aussi o lorsqu’une brève lui est nécessaire, par exemple dans oz uméins ou o tans (Footnote: Jean-Antoine de Baïf, Etrénes, f° 1 v°, 10.).

De cela, on peut conclure que Baïf se soucie bien moins du timbre des o que de quantité métrique. Comment alors interpréter le fait que, de plus en plus souvent (presque systématiquement dans son dernier manuscrit), il utilise ô en syllabe fermée, ce qui ne serait pas nécessaire car toute syllabe fermée est longue par position ? Comment comprendre fôrse pour force, vôs çans pour vos champs, hôrs pour hors, lôrs pour lors, môrs pour morts, trôp de pour trop de (Footnote: Jean-Antoine de Baïf, Etrénes, p. 3, 4, 5, 6 (ma numérotation des pages de l’introduction).) ? Certainement pas comme le fait Fouché qui, confondant les caractères ô et ù, veut faire de ces ô des [u], et donc des ouïsmes (Footnote: Fouché, Phonétique historique, p. 212.), mais plutôt comme le souci de signifier, deux précautions valant mieux qu’une, doublement la longueur métrique. Et aussi probablement comme la confirmation que ô peut fort bien, chez Baïf, marquer des o dont même Meigret ne conteste pas le caractère ouvert.

Au nombre des dix voyelles de Mersenne, on trouve o, ô et au et ou. Il précise de la manière suivante :

La 4. voyelle est o, qui se peut escrire auec le mesme accent [l’accent circonflexe], quand il est long : il peut aussi servir pour tous les endroits où la syllabe ou diphtongue au se prononce comme l’ô long ; par exemple ces 5. mots, causes, faux, maux, pastureaux, & hauts : se peuuent ainsi escrire côses, fôx, môs, pastureôs, & hôs  quoy que l’on puisse rapporter cet au à la voyelle a, puis qu’elle se prononce entre a & o. (Footnote: Mersenne, Embellissement des chants, p. 378, in Harmonie universelle, vol. 2 du fac-similé.)

Contrairement aux grammairiens, il ne se sert pas des qualificatifs ouvert et fermé, mais son explication n’en est que plus claire : pour lui, au, et par conséquent o long, sont bel et bien plus ouverts que o bref. Ne serait-ce pas une raison de plus pour prendre à la lettre les témoignages des grammairiens qui décrivent o bref comme « fermé » et o long comme « ouvert » ?

Alors que Bacilly ne se satisfait pas des trois timbres usuels de l’e et qu’il éprouve le besoin de nuancer davantage, ce grand théoricien du chant ne s’embarrasse pas de détails lorsqu’il s’agit de traiter de l’o :

De toutes les Voyelles, celle qui se prononce auec plus de defectuosité par ces sortes d’Esprits amateurs du fard, & qui confondent le fade auec le delicat, c’est l’o, qui est vne Voyelle tout à fait gutturale, c’est à dire qui se prononce entierement du gosier : car en pensant flatter cette voyelle, ils luy ostent toute sa force, & bien que l’on entende assez que c’est vn o, à cause du peu de rapport qu’il a auec les autres Voyelles, ce n’est pas assez, comme i’ay déja dit plusieurs fois, & que ie ne puis trop repeter, de faire entendre toutes les syllabes  mais encore il leur faut donner le poids necessaire, afin que par cette expression l’Auditeur soit dauantage excité à l’attention du sens des Paroles, & que la Voix mesme de celuy qui chante en paroisse dauantage. (Footnote: Bacilly, Remarques, p. 273-274.)

Pas question donc de flatter l’oreille : que la voyelle soit intelligible n’est pas même suffisant, elle doit aussi conserver sa « force », qui est celle de la déclamation parlée. Ainsi, cette voyelle « gutturale », pour laquelle « il faut fort ouurir le gosier », s’oppose-t-elle à des voyelles plus antérieures, et par conséquent plus délicates. C’est ce pouvoir d’opposition qui fait la valeur de l’o, et non une éventuelle discrimination fine de plusieurs timbres : on cherche en vain chez Bacilly la mention d’o plus ou moins ouverts. Quant à la « Dyphtongue » au, elle n’a point d’autre prononciation que celle de l’o, avec la particularité d’être toujours longue (Footnote: Bacilly, Remarques, p. 279, 371.). Notre auteur distingue en revanche très nettement ou de o :

Quant à l’ou, c’est encore vne dyphtongue qui donne bien de la force d’expression au Chant, & qui se doit prononcer du palais, & non pas du deuant de la bouche, comme l’eu : mais comme c’est aussi vne figure qui semble desagreable aux personnes qui craignent que l’agrément de la bouche en soit endommagé, elles ne prononcent qu’à demy l’ou de ces mots pourquoy, courroux, &c. & ostent ainsi tout le poids que doit auoir cette dyphtongue, qui est de fort grande consequence pour faire valoir le Chant, & en exprimer la force. (Footnote: Bacilly, Remarques, p. 282-283.)

Nous avons donc une fois de plus une fausse diphtongue, plus fermée et un peu moins postérieure que l’o, mais qui en conserve néanmoins une grande partie de la « force ».

Brossard (Footnote: Brossard, Traité, p. 344.), qui relève la proximité de l’o et de l’u italiens, ne semble connaître qu’un o, tout comme Bérard (Footnote: Bérard, Art du Chant, p. 60.). Ces deux auteurs insistent avant tout sur l’« allongement » et l’« arrondissement » des lèvres. Raparlier, qui distingue pourtant quatre e, ne dit pas un mot du timbre de l’o et signale seulement, en passant, que les interjections oh ! et ô sont toujours longues (Footnote: Raparlier, Principes, p. 43.). Lécuyer, qui publie en 1769, est avec Mersenne le seul théoricien du chant à établir une distinction de timbre :

La Voyelle O, en a deux. L’O ouvert comme Thrône. L’O fermé : moment. Le seul pronom possessif, Notre, Votre, a les deux, suivant la maniere de la placer, car lorsqu’il précede un substantif, l’O est fermé. Exemple : Notre destin. Et au contraire s’il est précédé d’un substantif l’O est ouvert. Exemple : De ton destin dépend le nôtre. (Footnote: Lécuyer, Principes, p. 9.)

Le premier de ces deux exemples fait intervenir o suivi de consonnes nasales, qui n’était alors à coup sûr plus nasalisé. Le message, s’il n’était pas clair, serait confirmé par le second exemple : c’est l’o « circonflexe » qui porte le qualificatif d’ouvert et il n’y a, pour cette époque tardive, aucune raison de penser que les termes « ouvert » et « fermé » prennent une signification contraire à celle qu’ils ont aujourd’hui. À plus d’un siècle d’intervalle, Mersenne et Lécuyer sont donc en accord l’un avec l’autre.

En pratique

Le problème de la discrimination précise du timbre des o est l’un des plus redoutables qu’offre la phonétique historique des xvie et xviie siècles : tant les indices graphiques que les témoignages de théoriciens sont ténus et parfois obscurs. Ce problème est si épineux que les traités actuels le négligent et admettent, sans démonstration et faute de mieux, que la distribution des o qui a prévalu en français standard était déjà, dans ses grandes lignes, en place au xviie siècle ou même à la Renaissance. Un raccourci aussi abrupt, qui ne fait aucun cas de témoignages des plus importants parmi les grammairiens, est à la rigueur acceptable pour qui se sert de la phonétique historique dans le but d’expliquer, voire de justifier, le bon usage actuel. Il ne l’est plus du tout dès lors qu’on s’emploie à renouer, dans un but à la fois historique et esthétique, avec les sons du passé.

Certes, d’un point de vue esthétique, la question du timbre n’a, pour l’o, pas l’importance qu’elle revêt pour l’e et il est manifeste qu’on n’a jamais attendu d’un chanteur ou d’un acteur qu’il calibre ses o avec une précision maximale. En d’autres termes, l’oreille a de tout temps été beaucoup moins exigeante pour les voyelles postérieures que pour les antérieures. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas simplement chanter les o « comme ils viennent », ou comme en français standard ? Parce que, en dépit du flou et de l’imprécision qui ont pu régner par le passé, il est sûrement possible de faire un peu mieux. Les o ouvert et fermé du français standard, issus probablement de la Révolution et du xixe siècle, représentent une approximation trop grossière d’une réalité plus ancienne : mis bout à bout, les indices rassemblés au long de ce chapitre montrent que, concernant l’o, le bon ou le bel usage du xviie siècle ne peut être identique à la prononciation qui a finalement prévalu.

Seulement, la réalité est trop complexe pour qu’il soit possible d’en rendre compte en se limitant à décrire le timbre, ouvert ou fermé, des o. Pour parvenir à un modèle qui permette de ne pas sauter à pieds joints par-dessus les témoignages des grammairiens, il est indispensable d’avoir égard à la quantité : c’est en effet elle qui garantit la cohérence de certains groupes d’o, alors que, dans d’autres contextes, c’est le timbre qui semble, de tout temps, avoir été déterminant.

En syllabe accentuée, je distinguerais quatre groupes d’o, dont on peut dire qu’ils gardent, au cours du temps, une remarquable cohérence :

Ces deux premiers o, qui s’opposent un peu à la manière des deux e, ouvert et fermé, du français, constituent les bornes de l’axe postérieur du système vocalique. C’est avant tout de leur aperture, et donc de leur timbre, qu’ils tirent leur individualité. Les questions de quantité, même si chacun d’entre eux est susceptible d’être décrit sous une forme longue et sous une forme brève, passent ici au second plan. Ce n’est pas le cas des deux autres o dont le timbre est moins précisément déterminé et qui, eux, s’opposent avant tout par la quantité :

Des indices, relativement peu nombreux mais convergents, donnent donc à penser que, contrairement à l’usage actuel, o bref était plutôt fermé et o long plutôt ouvert en déclamation, et ce jusqu’à, mettons, la Révolution. Malgré tout, le timbre de ces deux derniers o n’était probablement pas fixé de manière universelle, et il n’est pas interdit de penser que l’usage actuel pouvait se rencontrer au xviiie siècle, que ce soit dans une zone géographique particulière ou dans un parler parisien, mais populaire, qui a pu, peu à peu, infléchir le bon usage. Quels qu’aient pu être alors les hésitations et les glissements de timbre, l’intégrité et la cohérence de ces deux groupes d’o étaient garanties par l’opposition de quantité que je note par [O]-[Oː]. Le plaisant aphorisme de Billy (Footnote: Billy, Il faut qu’un o.) : « Il faut qu’un o soit ouvert ou fermé », forcément simpliste, devrait donc être complété comme suit : « … Mais s’il n’est ni ouvert ni fermé, il faut alors qu’il soit long ou bref ».

En syllabe inaccentuée, il faut se contenter de distinctions moins fines. Comme on l’a vu, la plus grande partie de ces o se ferment en [u] au plus tard au xiie siècle. Cette situation, stable jusqu’à la fin du Moyen Âge, fait qu’il est légitime de prononcer [u] la plupart de ces o (co(u)rone, co(u)leur, do(u)leur, po(u)r, po(u)rtrait, po(u)rpoint, po(u)rquoi, mais aussi so(u)leil, co(u)lombe, ro(u)see). D’autres o, plus rares, restent plus ou moins ouverts par analogie avec des o ouverts (mortel, porter) ou des o longs (ostel, costé) accentués. On pourra donc les noter par [ɔ] ou, plus prudemment, par [O].

À partir du xvie siècle, sous l’impulsion de l’humanisme, l’usage moderne se met peu à peu en place. Il est alors raisonnable de prononcer [O] la graphie o et [u] la graphie ou, même si cette règle peut être appliquée avec une certaine souplesse. En cas d’hésitation, on se souviendra qu’un [u] tend à sonner plus « médiéval » ou plus « scolastique » qu’un [O], qui paraîtra toujours plus « humaniste ».

Si, en guise de conclusion, je me risque à proposer un tableau chronologique, c’est davantage pour permettre au lecteur pressé de s’orienter, grâce à l’hypertexte, dans ce long chapitre que pour mettre en évidence des changements phonétiques d’envergure. A condition en effet qu’on s’en tienne aux quatre o, clos, ouvert, long et bref, décrits ci-dessus, on ne pourra qu’être frappé par la stabilité générale du système : un o, mettons, ouvert à l’origine aura toutes les chances de le rester et, quelle qu’ait pu être la variabilité de leurs timbres respectifs, l’o long et l’o bref constituent deux groupes d’une grande cohérence.

Pour chaque groupe d’o, j’indique en premier lieu la prononciation la plus vaisemblable. Lorsqu’une barre oblique sépare deux indications, la seconde est soit moins vraisemblable, soit minoritaire et ne devrait pas être employée sans une raison particulière. Lorsqu’une classe de mots n’existe pas encore à une période donnée, je le signale par un tiret. Afin de ne pas surcharger, j’ai renoncé à noter deux quasi-constantes des o français : les ouïsmes d’une part, c’est-à-dire le fait que, au Moyen Âge déjà mais surtout au xviesiècle, tout o français ou presque peut, par licence, se transformer en ou, ainsi que, d’autre part, le fait qu’un o bref peut, par licence également, rimer avec un o long auquel il doit alors adapter sa quantité et, vraisemblablement aussi, son timbre.


Siècle (moitié) 11-12 13 14 15 16 17(1) 17(2) 18(1)
o accentués dans les mots à terminaison masculine
-o/-au
Cupido, Dido, dodo [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O]
clo(u) [O]>[u] [au̯] [u] [u] [u] [u] [u] [u]
troupeau, joyau [au̯] [u] [au̯] [au̯]/[] []/[au̯] []/[O] [O]/[] [O]
-ol(+/- consonnes)
dols, colp, pols (> doux, coup, pouls) [Ou̯]>[u] [u] [u] [u] [u] [u] [u] [u]
fol, mol, vol (dev. voyelle ou pause) [O] [O]/[ɔ] [O]/[ɔ] [O]/[ɔ] [ɔ] [ɔ] [ɔ] [ɔ]
fol, mol, vol (dev. consonne) [O]/[Ou̯] [u]/[ɔ] [O]/[u] [O]/[u] [ɔ] [ɔ] [ɔ] [ɔ]
fols, mols, vols [Ou̯]/[O] [O]/[u] [u]/[ɔ] [u]/[ɔ] [ɔ]/[u] [ɔ] [ɔ] [ɔ]
-or(s), or + consonne (+ s)
dolo(u)r,  amo(u)r (o fermé libre) [Ou̯]/[eu] [u]/[ø] [u]/[ø] [u]  [u] [u] [u] [u]
jo(u)r, co(u)rt (o fermé entravé) [o]>[u] [u] [u] [u] [u] [u] [u] [u]
or, corps, mort (o ouvert roman) [ɔ] [ɔ] [ɔ] [ɔ] [ɔ] [ɔ] [ɔ] [ɔ]
-o + occlusive
to(u)t, lo(u)p  [o]>[u] [u] [u] [u] [u] [u] [u] [u]
trop, Jacop, croc [O] [O]/[ɔ] [O]/[ɔ] [O]/[ɔ] [O]/[ɔ] [O]/[ɔ] [O]/[ɔ] [O][ɔ]
mot, Marot [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O]
-o (+ occlusive) + s/-aux
to(u)s, no(u)s pronom [o]>[u] [u] [u] [u] [u] [u] [u] [u]
dos, los, gros [O]>[] [] [] [] [] [] [] []
mots, crocs [O]>[] [] [] [] [] [] [] []
maux, travaux [au̯] [au̯] [au̯] [au̯]/[] []/[au̯] [] [] []
-ost
go(u)st, mo(u)st [o]>[u] [u] [u] [u] [u] [u] [u] [u]
tost, rost [O]>[] [] [] [] [] [] [] []
Siècle (moitié) 11-12 13 14 15 16 17(1) 17(2) 18(1)
o accentués dans les mots à terminaison féminine
-oe
lo(u)e, jo(u)e [O]>[u] [u] [u] [u] [u] [u] [u] [u]
-obe/-aube
ado(u)be [o]>[u] [u] [u] [u] [u] [u] [u] [u]
robe, gobe  (mots vulgaires) [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O]
lobe, globe (mots savants) [] [] [] [] [] []
aube [au̯] [au̯] [au̯] [au̯]/[] []/[au̯] [] [] []
-oce/-osse/-auce
coro(u)ce, ro(u)sse [o]>[u] [u] [u] [u] [u] [u] [u] [u]
atroce, feroce, noce [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O]
bosse, cosse, brosse [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O]
grosse, fosse, endosse [O] [O] [O] [O] [] [] [] []
sauce, chausse [au̯] [au̯] [au̯] [au̯]/[] []/[au̯] [] [] []
-oche/-auche
bo(u)che, mo(u)che [o]>[u] [u] [u] [u] [u] [u] [u] [u]
roche, cloche, reproche [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O]
debauche, fauche [au̯] [au̯] [au̯] [au̯]/[] []/[au̯] [] [] []
-ode/-ode
co(u)de [o]>[u] [u] [u] [u] [u] [u] [u] [u]
mode, periode, methode, brode [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O]
fraude, emeraude [au̯] [au̯] [au̯] [au̯]/[] []/[au̯] [] [] []
-of(f)e/-auf(f)e
estofe, philosophe [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O]
chauffe [au̯] [au̯] [au̯] [au̯]/[] []/[au̯] [] [] []
-oge/-auge
ro(u)ge [o>u] [u] [u] [u] [u] [u] [u] [u]
loge, oreloge [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O]
auge, sauge [au̯] [au̯] [au̯] [au̯]/[] []/[au̯] [] [] []
-ol(l)e/-aul(l)e
cro(u)le, mo(u)le [o]>[u] [u] [u] [u] [u] [u] [u] [u]
parole, fole [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O]
geole, mole, pole [O] [O] [O]/[] [O]/[] [] []/[O] [] []
rosle, enrosle [O]>[] [] [] [] [] [] [] []
espaule, saule [au̯] [au̯] [au̯] [au̯]/[] []/[au̯] [] [] []
Siècle (moitié) 11-12 13 14 15 16 17(1) 17(2) 18(1)
-ol + consonne + e
volte, molte, colpe [Ou̯]>[u] [u] [u] [u] [u] [u] [u] [u]
-ope/aupe
so(u)pe, co(u)pe [o]>[u] [u] [u] [u] [u] [u] [u] [u]
galope, chope, syncope [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O]
taupe, gaupe [au̯] [au̯] [au̯]/[] []/[au̯] [] [] []
-oque
coque, moque [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O]
-ore/-aure
co(u)rre, bo(u)rre, colo(u)re [o]>[u] [u] [u] [u] [u]> [u] [u] [u]
restore, more, sore, encore [ɔ] [ɔ] [ɔ] [ɔ] [ɔ] [ɔ] [ɔ] [ɔ]
restaure, maure [ɔ] [ɔ] [ɔ] [ɔ]
-or + consonne + e
to(u)rne, lo(u)rde  [o]>[u] [u] [u] [u] [u] [u] [u] [u]
force, morte, corne [ɔ] [ɔ] [ɔ] [ɔ] [ɔ] [ɔ] [ɔ] [ɔ]
-ose/-ause
espo(u)se, jalo(u)se, to(u)se  [o]>[u] [u] [u] [u] [u] [u] [u] [u]
chose, rose, ose [O]>[] [] [] [] [] [] [] []
cause []/[au̯] []/[au̯] []/[au̯] []/[au̯] []/[au̯] [] [] []
-o(s)te/-aute
ro(u)te, co(u)ste  [o]>[u] [u] [u] [u] [u] [u] [u] [u]
cote, ho(t)te  [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O]
co(s)te, ho(s)te  [O]>[] [] [] [] [] [] [] []
faute, haute  [au̯] [au̯] [au̯] [au̯]/[] []/[au̯] [] [] []
-o/au + consonne(s) + l/r + e
co(u)ple, so(u)fre  [o]>[u] [u] [u] [u] [u] [u] [u] [u]
noble, sobre, nostre (adj.)  [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O]
le nostre, apostle/apostre  [O]>[] [] [] [] [] [] [] []
autre, gauffre  [au̯] [au̯] [au̯] [au̯]/[] []/[au̯] [] [] []
Siècle (moitié) 11-12 13 14 15 16 17(1) 17(2) 18(1)
o inaccentués
cas général
co(u)ronne, po(u)rceau, co(u)ver  [o]>[u] [u] [u] [u] [u]/[O]      selon [u] [u]
soleil, portrait, rosee  [o]>[u] [u] [u] [u] [O]/[u]      graphie [O] [O]
o ouvert analogique
mortel, porter [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O] [O]
o long
ostel, costé [O]>[] [] [] [] []/[O] [O]/[] [O] [O]
Siècle (moitié) 11-12 13 14 15 16 17(1) 17(2) 18(1)


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virga
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Footnotes: