La majeure partie des oeuvres en vers mesurés de Baïf sont regroupées, d'une part, dans les Étrénes de poézie fransoèze an vèrs mezurés imprimées en 1574, d'autre part et surtout, dans le ms. fr. 19140 de la Bibliothèque Nationale de Paris, soit un psautier incomplet (A - 1569), un psautier complet (B - 1573) et un recueil de chansonnettes.
Le manuscrit des Étrénes est malheureusement perdu. En confrontant l'impression de 1574 avec les vers mesurés qui sont conservés en version autographe, on se rend toutefois bien compte de la perte d'information que représentait, s'agissant d'une graphie aussi précise qu'inhabituelle, le passage du manuscrit à un un imprimé qui, techniquement parlant, n'était pas à même de se plier aux ultimes exigences du poète. Alors que les caractères eux-mêmes semblent s'être assez correctement transmis, il n'en va manifestement pas de même pour toutes les marques adventices auxquelles recourt Baïf. C'est peut-être ce qui explique le peu de tentatives faites à ce jour pour fournir une édition de ces pièces : jusqu'il y a peu, il eût été extrêmement difficile et onéreux de reporter dans un imprimé toute l'information pertinente recelée par le manuscrit.
Même si, aujourd'hui, l'informatique rend possible voire aisé ce qui, à l'âge du plomb, était une gageure, il faut rester, s'agissant d'une édition moderne, extrêmement modeste : le manuscrit de Baïf, revu et poli par l'auteur à de multiples reprises, frôle la perfection. Toute édition ne peut donc être que moins bonne que lui...
C'est en cela qu'une édition électronique trouve son sens : à l'instar du manuscrit, elle autorise les passages, réexamens et corrections successifs et n'a pas besoin, comme une édition imprimée, d'être parfaite ou définitive tout de suite. Avec le temps, elle ne peut que se bonifier. De plus, placée sous un contrat libre, elle peut, à volonté, servir de base à d'autres éditions, plus ambitieuses, ou différemment orientées. Enfin, le but principal de cette édition est d'encoder non seulement le texte, mais aussi la métrique des poèmes : l'ordinateur, en plus d'afficher une suite de caractères, doit connaître la délimitation en syllabes, la quantité de ces syllabes, les schémas métriques qui régissent les poèmes, et il peut aider à rendre cela visible.
On s'est souvent interrogé sur la place des vers mesurés de Baïf dans l'histoire culturelle : témoignage précieux sur la langue du XVIe siècle ou graphie délirante ? fondement de la scansion musicale du français ou non-sens rythmique ? fruit d'une démarche esthétique sans concession ou vaine tentative d'imiter les anciens ? tâtonnements laborieux ou poésie inspirée ? Plutôt que de répondre dans le vide, sur la base de préjugés et de on-dit, les critiques et autres faiseurs de gloire littéraire auraient mieux fait de réclamer avec vigueur une édition qui permette à chacun de juger sur pièce. Qu'attendait-on pour s'y lancer ?
Ce recueil n'était jusqu'ici disponible que dans une reproduction « au trait » du manuscrit, juste suffisante pour se faire une idée générale du texte mais très difficile à déchiffrer de manière fine. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il n'existait de ce psautier, quatre cent trente-trois ans après l'achèvement du manuscrit, encore aucune édition publiée. C'est peu dire que celle-ci vient combler une lacune.
La mention de deux psautiers en vers mesurés, un psautier A, incomplet, datant de 1567-1569 et le psautier complet de 1573 ne doit pas induire en erreur : Baïf n'a probablement jamais eu l'ambition de présenter deux psautiers complets en vers mesurés (il qualifie d'ailleurs lui-même, sur la page de garde du psautier A, son travail d'« achevé »). Plus vraisemblablement, le psautier A constitue une ébauche du psautier B. Le fait que, psaume par psaume, les schémas métriques soient, du psautier A au psautier B, identiques, est, à cet égard, plus que révélateur : on peut imaginer que, si Baïf avait ambitionné de réaliser deux psautiers, il se serait au contraire efforcé de varier au maximum les mètres de l'un à l'autre. En fait, Baïf s'est « fait les griffes » sur le psautier A. Parvenu à mi-chemin, il a fait le bilan, perfectionné son système graphique et, surtout, révisé sa prosodie, puis il a tout recommencé sur ces nouvelles bases, mais sur la même métrique. L'ampleur de cette remise en question, l'impressionnante ténacité du poète, la rigueur avec laquelle il parachève son entreprise, la quasi-perfection du manuscrit, ainsi que l'envergure du recueil et le souffle poétique qui parcourt ces psaumes, tout cela donne à penser qu'on est bel et bien en présence de l'Opus majus de Baïf. Pourquoi alors ne l'a-t-il pas livré au public ? La légende ambiante veut que, déçu du peu de succès rencontré par ses Étrénes de 1574, Baïf se soit découragé. Une autre explication, non moins vraisemblable, pourrait être que, déçu de la qualité de l'impression des Étrénes, il ait préféré garder son chef-d'oeuvre sous forme manuscrite plutôt que de le laisser altérer par un imprimeur...
Le seul recueil à avoir fait l'objet d'une impression du vivant de Baïf, dont il constitue, en matière de diffusion de ses vers mesurés, le ballon d'essai. Après une série de dédicaces dans lesquelles Baïf livre des éléments de son programme, il comprend, comme élément central, une traduction des Travaux et les Jours d'Hésiode, suivie pour terminer de quelques fragments tirés des lyriques grecs. Un facsimilé de l'édition originale est aujourd'hui disponible, mais, si l'on excepte la translittération approximative de Marty-Laveaux (vers 1890), il n'en existe aucune édition imprimée.
Elles occupent la dernière partie du ms. fr. 19140, regroupée en trois livres. Les premières pages sont perdues et le recueil commence donc au milieu de la chanson I-26. Le manuscrit ne donne aucune musique et, de fait, il n'y a que fort peu de ces pièces pour lequels nous en possédions une : la plupart de celles mises en musique par Le Jeune ou Mauduit ne figurent pas dans ce recueil. Il n'est d'ailleurs pas certain que toutes ces chansonnettes aient été écrites dans la seule perspective d'une mise en musique : depuis Clément Marot au moins, la chanson a acquis le statut de genre littéraire. Les chansonnettes du premier livre, avec leur « rechant » et leurs strophes sont, incontestablement, les plus « musicales ». Elles semblent attendre le compositeur qui voudra bien leur donner une mélodie. Celles des deuxième et troisième livres se rapprochent davantage d'une poésie lyrique « littéraire », qui se prêtera alors aussi bien à la déclamation parlée qu'au chant. Il existe deux éditions modernes des chansonnettes, réalisées en parallèle, au cours des années 1960, dans des universités nord-américaines et, bien sûr, toutes deux définitivement épuisées. Elles ont l'une comme l'autre renoncé à la graphie originale et se contentent de livrer une translittération dactylographiée, en orthographe standard (Bird) ou dans une graphie qui s'inspire des usages du XVIe siècle (Terry). La première des deux inclut en outre une assez bonne reproduction photographique du manuscrit.
C'est le plus ancien recueil du manuscrit, témoin d'une époque où les conceptions prosodiques de Baïf n'étaient pas stabilisées : on y trouve en particulier encore de nombreuses syllabes féminines dans des positions métriques longues, pratique à laquelle il renoncera totalement dans les recueils suivants. D'autre part, des syllabes féminines se trouvent aussi ici ou là en fin de vers, dans des positions qui sont en principe indifférentes. Elles sont alors souvent suivies d'une sorte de silence compensatoire, sous la forme d'un micron isolé. C'est probablement lorsqu'il décidera de s'imposer plus de contraintes que Baïf interrompra son travail et commencera, sur les mêmes schémas métriques, un nouveau psautier (B) qui respectera strictement ses nouveaux principes. En 1888 est parue en Allemagne une édition du psautier A, due à Ernst Groth qui a eu le grand mérite de s'efforcer, avec les moyens que lui offrait la typographie du XIXe siècle, de respecter la graphie originale.
Le corpus des vers mesurés de Baïf occupe une place unique dans la littérature européenne de la Renaissance : contrairement aux autres entreprises de versification dites « mesurées à l'antique », celle de Baïf est la seule à reposer, comme ses modèles gréco-latins, sur une prosodie formellement constituée et, qui plus est, essentiellement et authentiquement quantitative. Il n'en demeure pas moins que la métrique de ces vers nous resterait irrémédiablement opaque si elle n'était sans cesse balisée par la graphie propre de Baïf. C'est la raison pour laquelle une édition qui s'appliquerait à translittérer dans une graphie plus proche de l'usage (mais de quel usage ?) serait complètement dénuée de sens : toute la dimension – au sens le plus large – musicale de cette poésie passerait à la trappe.
Pour être un tant soit peu utile, une édition moderne doit donc s'appliquer à conserver, dans son organisation, la graphie de Baïf. Mais une édition radicalement diplomatique, qui chercherait à imiter le manuscrit dans ses moindres détails, n'aurait guère de sens non plus. Outre le fait qu'elle resterait le succédané peu satisfaisant d'une bonne reproduction photographique, elle passerait certainement à côté du système de Baïf. Ne pas translittérer, ce n'est pas seulement être fidèle, c'est aussi reconnaître que cette poésie se trouve adéquatement encodée par un nombre bien déterminé de signes : Il y a par exemple deux O dans le système de Baïf, mais il n'y en a pas trois : le fait que, dans le manuscrit, l'O « méga » soit figuré par une espèce de 8 couché alors que, dans l'édition des Étrénes, il ressemble à une ligature <au> ne reflète qu'une différence superficielle dans le rendu graphique. Ces deux figures de l'O « méga » sont équivalentes et correspondent, fondamentalement, au même signe. De même, le fait que les S n'aient pas tous la même forme ne doit pas masquer le fait que, dans le système de Baïf, il n'y a, selon toute vraisemblance, qu'un seul S. L'édition peut (doit) donc les encoder tous comme un seul et même signe. L'un des buts de cette édition est donc d'établir un texte qui, au niveau le plus abstrait, reproduise fidèlement le système d'équivalences et d'oppositions créé par Baïf, ce qui n'exclut pas, superficiellement, quelques fioritures graphiques. Par exemple, il n'y a pas dans ce système de différence entre capitales et minuscules. A condition que l'ordinateur « connaisse » cette équivalence, l'édition peut fort bien reproduire fidèlement les capitales du manuscrit : même si cela n'est pas fondamental, c'est agréable pour l'oeil et, peut-être, vecteur d'informations d'une autre nature, par exemple rhétorique. Il en va de même pour les ligatures <oe> qui, quoiqu'elles ne signifient rien de de différent qu'un signe O suivi, dans la même syllabe, d'un signe E, agrémentent la lecture. Il est justifiable de les afficher au moyen d'un caractère condensé à la condition que l'ordinateur sache qu'il s'agit, fondamentalement, de deux signes juxtaposés.
Le manuscrit de Baïf pose peu de problèmes de lecture : quelques taches ou ratures sont ici ou là sujettes à interprétation, de rares fins de vers doivent être devinées car, trop proches de la reliure, elles disparaissent de la reproduction fournie par la Bibliothèque Nationale : un examen direct du manuscrit (qui reste à effectuer) devrait permettre de lever la plupart des doutes. Il existe aussi un petit nombre de corrections sur le texte, faites de la main de Baïf, portant parfois sur un seul ou quelques mots, parfois sur un vers entier. Lorsque le texte biffé est encore lisible, il est mentionné comme variante. La difficulté la plus importante provient des marques adventices (accents, points, etc.) dont se sert Baïf. Comme leur fonction et leur logique ne sont pas absolument claires, il est même difficile de déterminer exactement combien ils sont : comment interpréter un accent presque vertical ? Comme un accent grave, comme un accent aigu, ou alors comme un accent « vertical » qui aurait une identité propre et une fonction spécifique, mais inconnue ? Et si l'on admet l'accent « vertical », où placer ensuite la limite entre un accent vertical parce que « presque vertical » et un accent carrément aigu ou grave ? Quelle que soit l'attitude adoptée, elle reposera sur des hypothèses et des choix non vérifiables... On ne sait pas non plus toujours comment rendre, par exemple, une lettre aux trois-quarts grattée, surmontée d'un accent ou d'un point qui, lui, n'a pas été gratté, ainsi que toute autre trace des passages successifs de Baïf sur son manuscrit. Ici aussi, il faudra parfois se résoudre à faire des choix ad hoc.
Le facsimilé que Slatkine a livré des Étrénes est fort lisible et peut servir de base à une édition. En le confrontant à une reproduction non nettoyée (faite apparemment sur le même exemplaire), on constate toutefois un petit nombre de menues divergences, portant, ici aussi, sur des marques adventices, et qui pourraient traduire aussi bien un excès d'enthousiasme du nettoyeur que des souillures mal (ou trop bien) placées. L'examen direct d'un exemplaire original permettra de lever ces quelques doutes.
En dépit de ces incertitudes, la présente édition aspire à présenter un jour un texte « propre », c'est-à-dire dépourvu d'erreurs de copie manifestes. Mais c'est une mission impossible, ou presque : privés des repères que leur procure l'orthographe usuelle, l'oeil et le cerveau se retrouvent tellement vulnérables et complaisants qu'ils laissent à tout coup passer des erreurs. On a beau lire et relire, on en trouve encore et encore...
On prend comme référence le système graphique en vigueur dans le psautier B (1573), qui correspond à la période de « maturité » du système de Baïf, et qui, par souci de cohérence, est utilisé pour l'entier de la présente édition. Les légères variantes qui caractérisent tel ou tel recueil sont signalées ensuite.
Voyelles | ||
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Baïf | Equivalents dans la graphie usuelle | API (?) |
a A | a. Voyelle commune. | [a] |
é É | e commun, é et autres graphies figurant le plus souvent e fermé. | [e] ([ɛ]) |
è È | e long, ê et autres graphies figurant le plus souvent e ouvert. | [ɛ] ([e]) |
e E | e bref. C'est l'e féminin (muet, caduc, instable etc. ) des grammairiens. | [ə] |
i I | i, y. Voyelle commune. | [i] ([j]) |
o O | o bref (omicron), au (parfois). | [o] [ɔ] ([w] dans les « diphtongues » û et ø) |
ô Ô | o long (oméga), au (le plus souvent). | [o] [ɔ] |
u U | u. Voyelle commune correspondant au u français. | [y] ([ɥ]) |
ù Ù | -ou-. Voyelle commune. | [u] |
ö Ö | -eu-. Voyelle longue. | [ø] |
Le système graphique de Baïf compte dix voyelles, dont trois qui sont dites longues et deux qui sont dites brèves. Les cinq restantes sont dites communes, ce qui signifie qu'elles ne donnent pas, à elles seules, d'information sur la quantité prosodique des syllabes dans lesquelles elles figurent, ni sur la quantité métrique de la position correspondante.
Consonnes | ||
---|---|---|
Baïf | Equivalents dans la graphie usuelle | API (?) |
b B | b | [b] |
ç Ç | ch | [ʃ] |
d D | d | [d] |
f F | f | [f] |
g G | g (devant a, o, u). | [g] |
h H | h (aspiration). | [h] |
j J | i consonne : j, g (devant e, i). | [ʒ] |
k K | c (devant a, o, u), qu, k. | [k] |
l L | l | [l] |
£ $ | -ill- : l palatal ou mouillé. | [ʎ] |
m M | m (y compris dans certaines voyelles nasales). | [m] |
n N | n (y compris dans la plupart des voyelles nasales). | [n] |
ñ Ñ | -gn- : n palatal ou mouillé. | [ŋ] |
p P | p | [p] |
r R | r | [r] |
s S | s non voisé, c (devant e, i), ç, -ss-, etc. | [s] |
t T | t, parfois d final. | [t] |
v V | u consonne : v. | [v] |
z Z | z, s intervocalique, souvent s final devant voyelle. | [z] |
Alors que la phonétique des voyelles de Baïf, du fait principalement des intrications possibles entre timbre et quantité, pose quelques problèmes d'interprétation, son système consonantique est limpide puisqu'il semble bien que chacune des consonnes de Baïf ait une correspondance et une seule avec l'API.
En sus des caractères proprement dits, Baïf parsème son manuscrit de marques adventices qu'on tentera de classifier de la manière suivante.
Marques métriques : le macron (ˉ) et le micron (˘) sont notés au-dessus de syllabes bien choisies (en général en regard de leur élément vocalique). Ils balisent la réalisation, dans un vers donné, du schéma métrique préétabli. Ils ne relèvent pas du champ de la prosodie dans la mesure où ils ne qualifient pas, de manière immédiate et hors d'un contexte métrique donné, les syllabes de l'énoncé : ils n'auraient pas de sens dans un texte en prose. Le macron indique que la position métrique correspondante est longue, le micron qu'elle est brève, ce indépendamment de toute question prosodique touchant aux syllabes qui les occupent.
D'autres marques ont peut-être une valeur partiellement métrique : le tiret long (_) que Baïf ajoute le plus souvent en lieu et place d'une consonne finale (muette devant consonne initiale) qu'il a grattée, et dont la fonction pourrait être de rappeler la longueur par position que conférait à la syllabe la consonne grattée. A l'inverse, le point suscrit (˙) qui chapeaute, quoique de manière très inconstante, certaines consonnes finales après e féminin et avant consonne initiale, pourrait avoir pour fonction de rappeler que, après e féminin, les consonnes ne font pas position (autrement dit, qu'aucune syllabe féminine ne peut être longue par position). Ces hypothèses sont d'autant plus difficiles à mettre à l'épreuve que Baïf lui-même semble bien avoir modifié sa doctrine : dans un premier temps il avait, dans certaines portions du psautier B, exponctué des consonnes finales qu'il gratte ensuite pour les remplacer par un tiret long. Dans cette édition, les points suscrits subsistant au-dessus de tirets longs n'ont pas été reportés.
Marques prosodiques : susceptibles d'apparaître aussi bien dans les passages en prose que dans les vers, elles qualifient donc immédiatement les syllabes qu'elles coiffent. Seulement, comme Baïf ne les explicite pas, il n'est pas possible de savoir avec certitude ce qu'elles dénotent, ni même combien elles sont. Pour cette édition, on part de l'hypothèse qu'il y en a trois : un accent grave (`), un accent circonflexe (^) et un accent aigu (´). Ces accents ne semblent pas influencer le timbre des voyelles, ils n'ont pas (en tout cas pas de manière immédiate) la fonction diacritique qu'a, par exemple, en français, l'accent grave sur à ou où, et ils ne correspondent pas non plus à ce qu'on reconnaît aujourd'hui comme des accents toniques. Plus vraisemblablement, ils pourraient correspondre à la représentation « à l'antique » que Baïf se faisait des accents, à savoir des marques intonatives notant des inflexions mélodiques de la voix.
L'accent circonflexe est celui qui, lorsqu'il n'a pas été partiellement effacé, pose le moins de problèmes. D'une part, sa graphie ne prête pas à confusion, d'autre part il coiffe des syllabes qui, en plus d'occuper des positions métriques longues, sont assez généralement longues d'un point de vue prosodique : hors de tout contexte poétique et « mesuré », Baïf et un certain nombre de ses contemporains les auraient déclarées longues. Baïf attendait probablement que, face à un accent circonflexe, on élève la voix (on parle bien de hauteur mélodique) tout en allongeant la voyelle (et donc la syllabe) correspondante, avec éventuellement un abaissement final de la voix. Rarement, et presque exclusivement dans les chansonnettes, il coiffe d'un accent circonflexe non pas une voyelle mais l'n « implosif » (ou le tiret mis pour une consonne muette) qui suit, probablement pour marquer des syllabes dont la longueur prosodique est, dans son esprit, imputable à la consonne (qu'elle soit réelle ou virtuelle) plutôt qu'à la voyelle.
L'accent grave frappe avant tout des monosyllabes ou des dernières syllabes de polysyllabes. Incliné, en descendant, de gauche à droite, il est parfois proche de la verticale, voire légèrement incliné de droite à gauche mais, comme l'écriture de Baïf est elle-même nettement inclinée de droite à gauche, il n'est en général pas plus incliné qu'elle. Plus souvent que la dernière voyelle, il semble coiffer la consonne finale, voire l'espace qui suit la voyelle finale. Comme cette variabilité dans le positionnement horizontal ne semble obéir à aucune logique, on a pris le parti, pour cette édition, de le reporter systématiquement sur la dernière lettre (consonne ou voyelle) du mot. Il est sans lien avec la quantité métrique des positions correspondantes et pourrait noter une inflexion de la voix vers le grave.
L'accent aigu pourrait bien être un ajout tardif au système. En effet, il est présent de manière très inhomogène dans le manuscrit : sans raison apparente, on en trouve ici ou là plusieurs l'espace de quelques vers, puis il peut disparaître au long de nombreuses pages. D'autre part, son trait n'est pas identique à celui des autres accents : il paraît plus léger et plus vif, et il est souvent plus long que l'accent grave, et il est très nettement incliné, en descendant, de droite à gauche. Outre qu'il distingue assez souvent l'interjection oh ! (ôÊ) et qu'on le trouve plusieurs fois, dans un contexte exclamatif ou interrogatif, (par exemple sur le pronom ki ?), il coiffe assez régulièrement la pénultième ou l'antépénultième de certains mots. Il indique vraisemblablement une élévation mélodique de la voix, mais sans l'allongement prosodique propre à l'accent circonflexe (on ne peut donc rien en déduire de la quantité métrique de la position correspondante).
Pour un certain nombre de cas limites (accents « presque verticaux »), cette édition tente de trancher entre accent grave et accent aigu en s'appuyant non seulement sur des critères strictement graphiques mais aussi sur la pratique habituelle de Baïf dans les cas qui ne prêtent pas à hésitation, dont il est tout de même possible de tirer quelques principes (cf. chanson II-47, pour un cas limite particulièrement intéressant).
Marques syllabiques : le tréma (¨), de manière très claire, indique un hiatus alors que l'apostrophe (') signale l'élision (ou synalèphe) d'un e féminin devant voyelle initiale. Très exceptionnellement, le signe égale (=) indique, en fin de vers, un mot qui enjambe sur le vers suivant.
Marques de ponctuation : pour l'essentiel, elles se résument au point (.), qui n'est pas toujours suivi par une majuscule et dont on peut se demander s'il n'est parfois médian, à la virgule (,), aux deux-points (:), au point-virgule (;), au point d'exclamation (!), au point d'interrogation (?), au trait d'union (-), distinct du tiret long qui est décrit avec les marques métriques, et aux parenthèses (()). Dans cette édition, on s'efforce de respecter la ponctuation originale.
Par rapport au psautier B, la graphie des Étrénes présente quelques différences superficielles, sans conséquences ni phonétiques ni métriques :
D'autres différences sont moins anodines, car elles peuvent êtres révélatrices de l'évolution de la doctrine de Baïf :
On en conclut que le manuscrit des Étrénes, tel que Baïf l'a livré a l'imprimeur, présentait un degré de maturité légèrement moindre que celui du psautier B. Autrement dit, Baïf, quoiqu'il date le psautier B (ou en tout cas le gros de sa rédaction) de 1573, a très vraisemblablement continué a travailler sur celui-ci après s'être séparé de celui des Étrénes.
Enfin, la différence la plus révélatrice concerne l'apostrophe. Dans le psautier B, Baïf, de manière systématique et exclusive, note par une apostrophe les e féminin finaux élidés devant voyelle initiale, conformément au principe de la « synalèphe » qui prévaut en versification française traditionnelle. Dans les Étrénes, en plus de cet usage bien admis, il remplace aussi par une apostrophe des e féminins potentiellement en hiatus après voyelle et devant s du pluriel ou consonne initiale, afin de suggérer qu'ils ne forment pas une syllabe mais au contraire se contractent avec la voyelle précédente, pratique beaucoup plus controversée parmi les versificateurs du XVIe siècle. Dans le Psautier B, cette même pratique est signalée par un accent circonflexe sur la voyelle précédente (celle-même susceptible de faire hiatus avec l'e féminin subséquent). Baïf aurait-il modifié sa graphie sur ce point ? C'est peu probable. L'usage des Étrénes, plus vraisemblablement, est un pis-aller typographique : beaucoup de ces e féminins en hiatus suivent un é (par exemple dans les participes féminins en -ée(s)), et il est manifeste que le typographe n'est pas capable d'imprimer un accent circonflexe (ni, d'ailleurs, quelque marque adventice que ce soit) au-dessus d'une des voyelles spécifiques à l'alphabet de Baïf (é, è, ô, ù, ö).
Par rapport au psautier B, le manuscrit semble avoir été tracé d'une main plus sûre et plus rapide. On imagine que Baïf a pu réaliser, d'une traite, une copie propre d'un précédent manuscrit qui serait alors perdu. De ce fait, les chansonnettes gardent beaucoup moins que le psautier B la trace des passages et repassages de Baïf sur son oeuvre.
La graphie est très proche de celle du psautier B dont elle ne se distingue que par quelques nuances superficielles :
D'autre part, on relève que :
On en conclut que le manuscrit des Chansonnettes est très légèrement plus évolué que celui du Psautier B, et que celui-ci aurait pu atteindre le même stade si Baïf s'était décidé à le recopier d'une traite en faisant disparaître les traces de ses passages multiples.
Par rapport au psautier B, on relève les particularités graphiques suivantes :
On relève aussi que :
Les notions de prosodie et de métrique ne sont qu'effleurées dans cette introduction et dans le glossaire qui est déjà disponible. Elles sont abordées de manière beaucoup plus approfondie dans Le Songe de Scazon, essai à paraître ici-même.
Pour chaque pièce, un bref commentaire tente d'expliciter la métrique, sur la base des indications données par Baïf dans le psautier A et les Étrénes, selon une logique et dans des termes proches de ceux de Baïf. Ces termes sont repris dans le glossaire métrique. Le support électronique permet à cette édition de proposer en plus un outil de mise en évidence de la métrique. L'ordinateur calcule la quantité des syllabes sur deux bases distinctes :
Pour l'immense majorité des syllabes, la quantité déduite de la graphie est compatible avec celle imposée par le schéma. On a donc les cas suivants :
Dans de très rares cas, il peut y avoir contradiction entre la quantité déduite de la graphie et celle imposée par le schéma. La mise en évidence graphique fera ressortir ces syllabes « anormales » :
Les règles « mécaniques » utilisées par l'ordinateur pour déterminer la quantité métrique à partir de la graphie sont directement adaptées de règles en vigueur en métrique antique :
En dépit de leur efficacité, ces quelques règles laissent dans l'ombre une partie de la prosodie de Baïf. En effet, la quantité métrique (qui est celle qui se déduit de la graphie et, en première aproximation tout au moins, dicte la scansion) tend à recouvrir la prosodie de Baïf et à en masquer les aspects les plus subtils. D'autre part, parmi les syllabes dont le texte reste en noir, et qui sont donc, graphiquement parlant, indéterminées, il s'en trouve un certain nombre pour lesquelles une observation fine de la pratique poétique de Baïf, à la lumière de la connaissance qu'on peut avoir de la langue française à la Renaissance, permet de faire des prédictions quant à leur quantité prosodique et, conséquemment, métrique. Lorsqu'il est sûr à au moins 95 % que Baïf aurait considéré l'une de ces syllabes comme longue ou brève, l'ordinateur fait une suggestion, sous la forme d'un soulignement pointillé, rouge (vu) ou vert (ma)
Je tiens à exprimer ici ma profonde gratitude à Yves-Charles Morin qui, dès publication officieuse, m'a généreusement
fourni sa propre transcription du psautier B. Le croisement informatique de nos fichiers respectifs, en faisant apparaître
une multitude de petites inconséquences, erreurs d'appréciation et de copie, permet d'atteindre une qualité qui ne serait pas à
la portée d'un homme seul : la présente édition a donc bénéficié du coup d'oeil virtuel du plus impitoyable et du plus autorisé
des relecteurs.
Olivier Bettens